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mardi 17 juin 2025

Philosophie et sagesse



Étymologiquement, le mot « philosophie » vient des deux mots grecs « philia » (amour) et « sophia » (sagesse). La philosophie est donc l'amour de la sagesse. Pythagore et Platon explique que la philosophie est différente de l'exposition d'une « sagesse », c'est-à-dire une méthode toute faite pour trouver l'harmonie dans l'existence ou la réussite dans toutes les dimensions de l'existence. Platon notamment entendait critiquer les sophistes, les détenteurs d'une sophia, que l'on traduirait mieux dans ce contexte par « habileté » ou « compétence » que par sagesse : ces sophistes enseignaient à qui voulaient bien payer pour recevoir cet enseignement une habileté dans le langage, les beaux discours et l'art de la politique afin de réussir dans la vie.



Je laisse ici cette querelle philosophique entre Platon et ses meilleurs ennemis, les sophistes, pour me concentrer sur l'idée importante d'un point de vue spirituel, l'amour de la sagesse : en tant que philosophe, vous aimez et désirez de tout votre cœur quelque chose que vous n'avez pas, qui vous manque, la sagesse. La philosophie est d'abord la reconnaissance de votre manque de sagesse, de vos fragilités, de vos incohérences, de vos défauts, de votre confusion. « Je sais que je ne sais pas » disait Socrate, et il faut commencer par constater votre ignorance avant de cheminer vers le savoir et la sagesse. On a souvent tendance à se surestimer, se croire dans le vrai du fait de notre génie naturel, puis on déchante, on réalise la facticité de ce sentiment d'être le vrai, et on commence véritablement à chercher la vérité.



Il y a donc quelque chose de profond dans la fait de se voir et de se définir comme vide de la sagesse et aspirant à la sagesse. Je me souviens d'une longue discussion avec une hollandaise assez mystique dans un car qui nous ramenait de Rome vers la Belgique pour moi et vers les Pays-Bas pour ma compagne de route. Elle ne jurait que par une mystique de la non-dualité, et je me souviens de son grand enthousiasme quand je lui ai expliqué que l'essentiel des atomes de notre corps, carbone, oxygène, fer, phosphore, etc... ont été forgés dans le cœur des étoiles, et que, donc, nous sommes faits de poussière d'étoiles. Elle avait par contre été beaucoup moins enthousiaste quand je lui ai expliqué la différence que Platon opère entre le sage et le philosophe, amoureux de la sagesse. Pour elle, c'était beaucoup trop dualiste, le philosophe d'un côté et le sage de l'autre, avec un gouffre existentiel entre les deux.



Je pense pourtant que reconnaître cette dualité est essentiel, non pas pour arriver à la conclusion qu'il y a une dualité indépassable entre l'homme et la sagesse, mais bien pour reconnaître un état initial de manque et de faiblesse. Notre point de départ est une insatisfaction fondamentale, sinon il n'y aurait pas de questionnement et de cheminement spirituel. Il n'y a probablement pas de dualité entre nous et la sagesse, cette sagesse doit être déjà en nous, au moins à l'état de graine, mais il y a encore à chercher cette sagesse qui se dérobe à nous et qu'on ne trouve pas la plupart du temps. On essaye alors au moins de l'approcher.




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Voilà pour cette distinction entre sagesse et amour de la sagesse. On pourrait voir cette distinction d'un point de vue spirituel ou existentiel, mais malheureusement, cette distinction a servi pour écarter du champ de la philosophie toutes sortes de courant philosophiques, à commencer par les philosophies orientales comme le bouddhisme, le taoïsme ou le confucianisme. L'idée est que ces courants ne proposent pas une réflexion rationnelle et une forme de questionnement critique par rapport au sens ou aux évidences, mais expose un chemin tout tracé vers la sagesse avec des recettes à suivre scrupuleusement pour trouver la paix de l'esprit et le bonheur.



Bouddhisme, taoïsme et confucianisme seraient des « sagesses », et pas des philosophies à proprement parler. Bouddhisme, taoïsme et confucianisme enseigneraient des « recettes » pour atteindre la sagesse ou l’Éveil, mais ne susciterait pas une réflexion proprement philosophique. Il faut avoir une grande ignorance de ces courants philosophiques pour affirmer de telles choses, et aussi un grand mépris culturel pour croire que seul l'Occident a été capable d'engendrer une réflexion philosophique. Quand je faisais des études en philosophie, il m'arrivait souvent de penser que la faculté de philosophie était le dernier bastion inexpugnable du fascisme et du colonialisme pour avoir une telle condescendance envers les pensées extérieures à la sphère culturelle occidentale.



Si on prend le bouddhisme par exemple, l'enseignement du Bouddha ne se résume pas à des « recettes » et des « conseils de sagesse ». Il y a toute une réflexion et une analyse de l'existence et des phénomènes pour justifier la conduite éthique, la méditation et l'accès à la sagesse. Il y a bien sûr une exposition de ce qui est à faire et à ne pas faire pour aller vers plus de bonheur, plus de sagesse et plus d’Éveil. C'est ce qu'on appelle le Noble Octuple Sentier : la vision juste, la pensée juste, l'action juste, la parole juste, les moyens d'existence juste, l'effort juste, l'attention juste et la concentration juste. Mais ce Noble Octuple Sentier est trop vaste pour être résumer avec mépris comme consistant en des « recettes » qu'il faudrait appliquer machinalement pour avoir le résultat escompté. Chaque branche de ce Noble Octuple Sentier mérite des heures et des heures de développement pour être bien comprise, et une vie n'est pas assez pour en voir toute la profondeur.



Par ailleurs, le Bouddha demande lui-même qu'on l'on examine minutieusement sa doctrine. Il ne s'agit pas de croire sur parole tout ce qu'il dit, mais de vérifier chacun de ses arguments pour voir si on est en accord avec eux. Il y a donc bien là une démarche motivée par l'esprit critique encouragée par le Bouddha, et non pas des dogmes à suivre aveuglément. Par ailleurs, chacun des points soulevés par le Bouddha mérite une réflexion philosophique pour qu'on puisse se l'approprier dans l'époque et le contexte culturel qui est le nôtre. Toutes sortes de question se manifeste, et c'est le travail d'une philosophie bouddhique que de tenter d'y répondre.



En vrac : le Bouddha dit que le premier précepte moral est de ne pas tuer, mais du coup un bouddhiste se doit-il d'être végétarien ? Les légendes bouddhiques évoquent des phénomènes miraculeux comme de léviter dans les airs. La méditation nous permet-elle de voler dans les airs comme les moines de « Tintin au Tibet » ? Sur la question de la méditation, quelle méthode pratiquer sachant qu'on retrouve des enseignements très variés dans les soûtras anciens, les soûtras du Grand Véhicule, dans la tradition Zen ou dans le tantrisme tibétain ? Est-il essentiel de croire aux renaissances d'une vie à l'autre pour pratiquer le bouddhisme ? Qu'est-ce que la sagesse exactement ? Qu'est-ce que la sagesse nous permet de faire, de savoir ou de comprendre ? Qu'est-ce qu'on peut retirer de la cosmologie bouddhique sachant qu'elle a été invalidée par la science moderne ? Etc, etc....



Dans la conception bouddhique, le Bouddha est un Sage. En fait, c'est même LE Sage, le Sage par excellence. En ce sens, on pourrait dire que le Bouddha n'est pas un philosophe : il n'a pas aimé la sagesse comme quelque chose lui manquant, puisqu'un Bouddha réside de plein pied dans la sagesse ultime du Plein Éveil. Certes, mais il a enseigné une philosophie à destination de nous qui ne sommes pas des sages, mais des êtres confrontés aux difficultés et à la confusion. Et avant d'être ce Bouddha pleinement accompli, il a été ce bodhisattva insatiablement en quête de sagesse. Pour nous, êtres dans l'ignorance et l'illusion, la Voie du Bouddha est un amour de la sagesse, et le chemin sera long, très long avant qu'on atteigne cette sagesse. On peut surtout espérer s'en approcher un petit peu pour éclairer et apaiser notre vie. On peut espérer connaître quelques étincelles de sagesse qui éclaireront nos troubles existentiels sans que l'on soit nécessairement un Sage à 100%.



Récemment, une personne apprenant que je suis philosophe m'a demandé quel était mon philosophe préféré. J'ai répondu : « Le Bouddha ». Un collègue philosophe m'a rétorqué : « Sauf que ce n'est pas un philosophe ». Je lui ai répondu : « C'est certes un Sage plus qu'un philosophe, mais ce qu'il a enseigné est bien une philosophie ». Le collègue m'a alors dit : « Oui, mais il n'y a pas de métaphysique chez le Bouddha. Ce n'est donc pas un philosophe ». Je lui ai répondu : « Tout d'abord, si le Bouddha ne parle pas de métaphysique, c'est motivé par des raisons philosophiques : essayer de savoir si Dieu existe ou non, si il y a quelque chose après la mort, si l'univers est fini ou infini, éternel ou pas, tout cela n'est pas utile pour résoudre le véritable problème qui vaut la peine d'être résolu : la souffrance.


S'acharner sur les questions métaphysiques, c'est un désert d'opinions, une jungle d'opinions, un fourré épineux de solutions pour reprendre les mots mêmes du Bouddha. C'est comme être frappé par une flèche, et refuser de voir la flèche retirée avant de savoir qui a tiré la flèche et de quel bois est fait cette flèche. L'indianiste Guy Bugault avait à ce propos une belle formule en parlant du "refus métaphysique de la métaphysique" chez le Bouddha. Par ailleurs, je doute vraiment qu'une philosophie ait absolument besoin d'une métaphysique pour être consistante. Elle a surtout besoin d'alimentet cette quête de sagesse, cet amour de la sagesse, pour être ce qu'elle est.












Mark Lehmkuhler, Bouddha marchant de Sukhothai (Thaïlande) 








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- Discours et pratique


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- Savourer la vie avec sagesse


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- La constance des sages


- Peu doué pour la sagesse


Blaise Pascal, Epictète, Montaigne et la question du stoïcisme au XVIIe siècle
























Tenzing Rigdol







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