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mardi 17 juin 2025

Soûtra du Non-Instruit

 


Soûtra du Non-Instruit

Assutavā Sutta



Ainsi ai-je entendu. Une fois, le Bienheureux séjournait dans le parc d'Anāthapindika situé au bois de Jeta, près de la ville de Sāvatthi.


En ce temps-là, un jour, le Bienheureux s'adressa aux moines et dit : « Ô moines, même, un individu non-instruit pourrait avoir du dégoût envers son corps matériel, composé des quatre éléments principaux. Pourquoi ? Parce qu'il peut voir le changement, la détérioration et la destruction arrivant à ce corps matériel composé des quatre éléments principaux. Ainsi, il pourrait avoir du dégoût à propos de son corps, il pourrait arrêter son attachement au corps, il pourrait se libérer de son corps.


Cependant, ô moines, un individu non-instruit est incapable d'avoir du dégoût à propos de ce qui est appelée « pensée », « mental » ou « conscience ». Pourquoi ? Parce que, depuis longtemps, l'individu non-instruit a pris l'habitude de chérir, d'admirer cette idée et de s'y attacher : « Ceci est à moi, je suis ceci, ceci est mon Soi ».


Pourtant, ô moines, il vaut mieux que cet individu non-instruit concède comme son soi ce corps matériel, composé des quatre éléments principaux au lieu de considérer ce qu'on appelle « pensée », « mental » ou « conscience » comme son Soi. Pourquoi ? Parce que ce corps matériel, composé des quatre éléments principaux persiste un an, deux ans, trois ans, quatre ans, vingt ans, trente ans, quarante ans, cinquante ans, et même il persiste cent ans ou encore plus. Cependant, ce qu'on appelle « pensée », « mental » ou « conscience » change sans cesse, jour et nuit, se produit comme une chose et se disperse comme une autre chose.


Tout comme, ô moines, un singe dans une forêt ou un bois, en se jetant d'arbre en arbre, saisit une branche, puis la laisse et en saisit une autre, de même ce qu'on appelle « pensée », « mental » ou « conscience » change sans cesse, jour et nuit, se produit comme une chose et se disperse comme une autre chose.


À ce propos, ô moines, le noble disciple bien instruit considère soigneusement et uniquement la production interdépendante en se rappelant :

« Ceci est parce que cela est.

Ceci apparaît parce que cela apparaît.

Ceci n'est pas parce que cela n'est pas.

Ceci disparaît parce que cela disparaît. »


C'est-à-dire :

Par l'ignorance est conditionnée la formation mentale.

Par la formation mentale est conditionnée la conscience.

Par la conscience sont conditionnées le nom et la forme.

Par le nom et la forme sont conditionnées les six sphères sensorielles.

Par les six sphères sensorielles est conditionné le contact.

Par le contact est conditionnée la sensation.

Par la sensation est conditionnée la soif.

Par la soif est conditionnée la saisie.

Par la saisie est conditionnée le devenir.

Par le devenir est conditionnée la naissance.

Par la naissance sont conditionnée la vieillesse, la mort, les lamentations, les peines, le chagrin, l'affliction, et les malaises.

Telle est l'apparition de toute cette masse de souffrances.


En revanche, par l'arrêt total et la cessation sans résidu de la même ignorance, cesse la formation mentale.

Par la cessation de la formation mentale, cesse la conscience.

Par la cessation de la conscience, cessent le nom et la forme.

Par la cessation du nom et de la forme, cessent les six sphères sensorielles.

Par la cessation des six sphères sensorielles, cesse le contact.

Par la cessation du contact, cesse la sensation.

Par la cessation de la sensation, cesse la soif.

Par la cessation de la soif, cesse la saisie.

Par la cessation de la saisie, cesse le devenir.

Par la cessation du devenir, cesse la naissance.

Et par la cessation de la naissance, cessent la vieillesse, la mort, les lamentations, les peines, le chagrin, l'affliction, et les malaises.

Telle est la cessation de toute cette masse de souffrances.


Ô moines, lorsque le noble disciple voit ainsi, il n'éprouve aucun plaisir particulier dans la forme, ni dans la sensation, ni dans la perception, ni dans la formation mentale, ni dans la conscience. Puisqu'il n'y a pas de plaisir, il ne s'y attache plus. Puisqu'il ne s'y attache plus, il s'en libère. Quand il est libre, vient la connaissance : « Ceci est la libération », et il sait désormais que la naissance est détruite, la conduite pure est vécue, ce qui devait être achevé est achevé. Plus rien ne demeure à accomplir. »


Ainsi parla le Bienheureux. Les moines, heureux, se réjouirent des paroles du Bienheureux.



Samyutta Nikāya (II, 94-95)









Ohara Koson (1877 - 1945), Singe pendu à une branche de bambou.







Autres soûtras ou extraits de soûtra du Bouddha



Soutras : - Soûtra de Jivâka sur la consommation de la viande (Jivâka Sutta)


              - Soûtra de Kaccânayagotta (Kaccânayagotta Sutta)


               - Soûtra des Bénédictions (Mangala Sutta)


               - Soûtra de Jîvaka sur les disciples laïcs (Jîvaka Sutta)


               - Soûtra de Samiddhi (soutra traduit du canon chinois)


               - Soûtra de Bâhiya (Bâhiya Sutta)


               - Soûtra de l’Écume (Phena Sutta)


               - Soûtra du Fardeau (Bhāra sutta)


               - Soûtra du de l'Attention au Va-et-vient de la Respiration (Ānāpānasati Sutta)

               - Soûtra des Kālāmas (Kālāma Sutta)


               - Court Soûtra de la Vacuité (Cūḷa Suññatā Sutta)


               - Soûtra de la Délivrance (Nibbāna Sutta)


               - Soûtra de la Parabole de la Montagne (Pabbatupama Sutta)


               - Soûtra du Laïc Citta (Citta Sutta)


               























Philosophie et sagesse



Étymologiquement, le mot « philosophie » vient des deux mots grecs « philia » (amour) et « sophia » (sagesse). La philosophie est donc l'amour de la sagesse. Pythagore et Platon explique que la philosophie est différente de l'exposition d'une « sagesse », c'est-à-dire une méthode toute faite pour trouver l'harmonie dans l'existence ou la réussite dans toutes les dimensions de l'existence. Platon notamment entendait critiquer les sophistes, les détenteurs d'une sophia, que l'on traduirait mieux dans ce contexte par « habileté » ou « compétence » que par sagesse : ces sophistes enseignaient à qui voulaient bien payer pour recevoir cet enseignement une habileté dans le langage, les beaux discours et l'art de la politique afin de réussir dans la vie.



Je laisse ici cette querelle philosophique entre Platon et ses meilleurs ennemis, les sophistes, pour me concentrer sur l'idée importante d'un point de vue spirituel, l'amour de la sagesse : en tant que philosophe, vous aimez et désirez de tout votre cœur quelque chose que vous n'avez pas, qui vous manque, la sagesse. La philosophie est d'abord la reconnaissance de votre manque de sagesse, de vos fragilités, de vos incohérences, de vos défauts, de votre confusion. « Je sais que je ne sais pas » disait Socrate, et il faut commencer par constater votre ignorance avant de cheminer vers le savoir et la sagesse. On a souvent tendance à se surestimer, se croire dans le vrai du fait de notre génie naturel, puis on déchante, on réalise la facticité de ce sentiment d'être le vrai, et on commence véritablement à chercher la vérité.



Il y a donc quelque chose de profond dans la fait de se voir et de se définir comme vide de la sagesse et aspirant à la sagesse. Je me souviens d'une longue discussion avec une hollandaise assez mystique dans un car qui nous ramenait de Rome vers la Belgique pour moi et vers les Pays-Bas pour ma compagne de route. Elle ne jurait que par une mystique de la non-dualité, et je me souviens de son grand enthousiasme quand je lui ai expliqué que l'essentiel des atomes de notre corps, carbone, oxygène, fer, phosphore, etc... ont été forgés dans le cœur des étoiles, et que, donc, nous sommes faits de poussière d'étoiles. Elle avait par contre été beaucoup moins enthousiaste quand je lui ai expliqué la différence que Platon opère entre le sage et le philosophe, amoureux de la sagesse. Pour elle, c'était beaucoup trop dualiste, le philosophe d'un côté et le sage de l'autre, avec un gouffre existentiel entre les deux.



Je pense pourtant que reconnaître cette dualité est essentiel, non pas pour arriver à la conclusion qu'il y a une dualité indépassable entre l'homme et la sagesse, mais bien pour reconnaître un état initial de manque et de faiblesse. Notre point de départ est une insatisfaction fondamentale, sinon il n'y aurait pas de questionnement et de cheminement spirituel. Il n'y a probablement pas de dualité entre nous et la sagesse, cette sagesse doit être déjà en nous, au moins à l'état de graine, mais il y a encore à chercher cette sagesse qui se dérobe à nous et qu'on ne trouve pas la plupart du temps. On essaye alors au moins de l'approcher.




*****



Voilà pour cette distinction entre sagesse et amour de la sagesse. On pourrait voir cette distinction d'un point de vue spirituel ou existentiel, mais malheureusement, cette distinction a servi pour écarter du champ de la philosophie toutes sortes de courant philosophiques, à commencer par les philosophies orientales comme le bouddhisme, le taoïsme ou le confucianisme. L'idée est que ces courants ne proposent pas une réflexion rationnelle et une forme de questionnement critique par rapport au sens ou aux évidences, mais expose un chemin tout tracé vers la sagesse avec des recettes à suivre scrupuleusement pour trouver la paix de l'esprit et le bonheur.



Bouddhisme, taoïsme et confucianisme seraient des « sagesses », et pas des philosophies à proprement parler. Bouddhisme, taoïsme et confucianisme enseigneraient des « recettes » pour atteindre la sagesse ou l’Éveil, mais ne susciterait pas une réflexion proprement philosophique. Il faut avoir une grande ignorance de ces courants philosophiques pour affirmer de telles choses, et aussi un grand mépris culturel pour croire que seul l'Occident a été capable d'engendrer une réflexion philosophique. Quand je faisais des études en philosophie, il m'arrivait souvent de penser que la faculté de philosophie était le dernier bastion inexpugnable du fascisme et du colonialisme pour avoir une telle condescendance envers les pensées extérieures à la sphère culturelle occidentale.



Si on prend le bouddhisme par exemple, l'enseignement du Bouddha ne se résume pas à des « recettes » et des « conseils de sagesse ». Il y a toute une réflexion et une analyse de l'existence et des phénomènes pour justifier la conduite éthique, la méditation et l'accès à la sagesse. Il y a bien sûr une exposition de ce qui est à faire et à ne pas faire pour aller vers plus de bonheur, plus de sagesse et plus d’Éveil. C'est ce qu'on appelle le Noble Octuple Sentier : la vision juste, la pensée juste, l'action juste, la parole juste, les moyens d'existence juste, l'effort juste, l'attention juste et la concentration juste. Mais ce Noble Octuple Sentier est trop vaste pour être résumer avec mépris comme consistant en des « recettes » qu'il faudrait appliquer machinalement pour avoir le résultat escompté. Chaque branche de ce Noble Octuple Sentier mérite des heures et des heures de développement pour être bien comprise, et une vie n'est pas assez pour en voir toute la profondeur.



Par ailleurs, le Bouddha demande lui-même qu'on l'on examine minutieusement sa doctrine. Il ne s'agit pas de croire sur parole tout ce qu'il dit, mais de vérifier chacun de ses arguments pour voir si on est en accord avec eux. Il y a donc bien là une démarche motivée par l'esprit critique encouragée par le Bouddha, et non pas des dogmes à suivre aveuglément. Par ailleurs, chacun des points soulevés par le Bouddha mérite une réflexion philosophique pour qu'on puisse se l'approprier dans l'époque et le contexte culturel qui est le nôtre. Toutes sortes de question se manifeste, et c'est le travail d'une philosophie bouddhique que de tenter d'y répondre.



En vrac : le Bouddha dit que le premier précepte moral est de ne pas tuer, mais du coup un bouddhiste se doit-il d'être végétarien ? Les légendes bouddhiques évoquent des phénomènes miraculeux comme de léviter dans les airs. La méditation nous permet-elle de voler dans les airs comme les moines de « Tintin au Tibet » ? Sur la question de la méditation, quelle méthode pratiquer sachant qu'on retrouve des enseignements très variés dans les soûtras anciens, les soûtras du Grand Véhicule, dans la tradition Zen ou dans le tantrisme tibétain ? Est-il essentiel de croire aux renaissances d'une vie à l'autre pour pratiquer le bouddhisme ? Qu'est-ce que la sagesse exactement ? Qu'est-ce que la sagesse nous permet de faire, de savoir ou de comprendre ? Qu'est-ce qu'on peut retirer de la cosmologie bouddhique sachant qu'elle a été invalidée par la science moderne ? Etc, etc....



Dans la conception bouddhique, le Bouddha est un Sage. En fait, c'est même LE Sage, le Sage par excellence. En ce sens, on pourrait dire que le Bouddha n'est pas un philosophe : il n'a pas aimé la sagesse comme quelque chose lui manquant, puisqu'un Bouddha réside de plein pied dans la sagesse ultime du Plein Éveil. Certes, mais il a enseigné une philosophie à destination de nous qui ne sommes pas des sages, mais des êtres confrontés aux difficultés et à la confusion. Et avant d'être ce Bouddha pleinement accompli, il a été ce bodhisattva insatiablement en quête de sagesse. Pour nous, êtres dans l'ignorance et l'illusion, la Voie du Bouddha est un amour de la sagesse, et le chemin sera long, très long avant qu'on atteigne cette sagesse. On peut surtout espérer s'en approcher un petit peu pour éclairer et apaiser notre vie. On peut espérer connaître quelques étincelles de sagesse qui éclaireront nos troubles existentiels sans que l'on soit nécessairement un Sage à 100%.



Récemment, une personne apprenant que je suis philosophe m'a demandé quel était mon philosophe préféré. J'ai répondu : « Le Bouddha ». Un collègue philosophe m'a rétorqué : « Sauf que ce n'est pas un philosophe ». Je lui ai répondu : « C'est certes un Sage plus qu'un philosophe, mais ce qu'il a enseigné est bien une philosophie ». Le collègue m'a alors dit : « Oui, mais il n'y a pas de métaphysique chez le Bouddha. Ce n'est donc pas un philosophe ». Je lui ai répondu : « Tout d'abord, si le Bouddha ne parle pas de métaphysique, c'est motivé par des raisons philosophiques : essayer de savoir si Dieu existe ou non, si il y a quelque chose après la mort, si l'univers est fini ou infini, éternel ou pas, tout cela n'est pas utile pour résoudre le véritable problème qui vaut la peine d'être résolu : la souffrance.


S'acharner sur les questions métaphysiques, c'est un désert d'opinions, une jungle d'opinions, un fourré épineux de solutions pour reprendre les mots mêmes du Bouddha. C'est comme être frappé par une flèche, et refuser de voir la flèche retirée avant de savoir qui a tiré la flèche et de quel bois est fait cette flèche. L'indianiste Guy Bugault avait à ce propos une belle formule en parlant du "refus métaphysique de la métaphysique" chez le Bouddha. Par ailleurs, je doute vraiment qu'une philosophie ait absolument besoin d'une métaphysique pour être consistante. Elle a surtout besoin d'alimentet cette quête de sagesse, cet amour de la sagesse, pour être ce qu'elle est.












Mark Lehmkuhler, Bouddha marchant de Sukhothai (Thaïlande) 








Lire également : 


La parabole de la flèche


- Soûtra du Fardeau (Bhāra sutta)


- Soûtra des Kālāmas (Kālāma Sutta)


- Discours et pratique


- Le professeur et le sage


- La meilleure version de soi-même


- Savourer la vie avec sagesse


- Savoir ce qu'est la mort


- La constance des sages


- Peu doué pour la sagesse


Blaise Pascal, Epictète, Montaigne et la question du stoïcisme au XVIIe siècle
























Tenzing Rigdol







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lundi 9 juin 2025

La meilleure version de soi-même



Cela fait quelques années qu'on entend un peu partout cette expression : « la meilleure version de soi-même ». Avec en général une injonction à la clef : « Sois la meilleure version de toi-même » ou « Deviens la meilleure version de toi-même ». Je ne sais pas exactement d'où vient cette expression. Est-elle juste un leitmotiv sorti des discours inspirants d'un coach en développement personnel ou de psychologie positive ? Ou a-t-elle une origine plus ancienne ? Je ne sais pas. Il ne me semble pas l'avoir rencontré dans les textes de la philosophie antique, que ce soit chez les Grecs ou les Romains ou en Inde, en Chine ou ailleurs. Je me suis dit que la formule provenait peut-être de l'alchimie : de la même façon que le Grand Œuvre consiste à transformer un métal, le plomb en un autre métal, l'or, la meilleure version de soi-même serait à la base ce « soi » de plomb plein de défauts et de lourdeurs qu'un processus de transmutation alchimique espère transformer en un « Soi » doré, scintillant et resplendissant. Mais ce n'est là que pure conjecture de ma part.


Toujours est-il que cette expression derrière son apparente évidence m'a toujours semblé branlante. D'abord par sa présupposition qu'il y a un « soi-même ». Puis qu'il y a une version prédéfinie de soi-même et fixée a priori qui serait la « meilleure » : un soi-même plus fonctionnel, plus performant, et sans kilos en trop. Un soi-même moins sujet aux vices et aux sorties de route, un soi-même sans hésitation et sans tergiversation, un soi-même idéalisé et parfait par rapport à ce qu'on attend de lui.


Et il me semble que cette formule « la meilleure version de soi-même » nous enferme dans l'idéalisation de cette chose ambiguë qu'est le « soi ». Influencé par les exigences de la société, on projette un soi débarrassé de nos faiblesses et nos dysfonctionnements. Et on se rend pas compte que, si on n'avait pas ces faiblesses et ces dysfonctionnements, on ne serait pas nous-mêmes. On serait quelqu'un d'autre. Et un autre peut-être pas d'ailleurs foncièrement meilleur que cette version imparfaite de nous-mêmes en cet instant présent !


C'est là la contradiction : on veut expurger de nous-mêmes certaines parts de nous-mêmes en pensant que cela va nous rapprocher de nous-mêmes. Il a là quelque chose de paradoxal! Et de plus, le développement personnel n'insiste même pas sur ce que la morale ou l'éthique le plus commune tend à juger comme des choses réprouvées ou condamnées : la malveillance, l'égoïsme, l'orgueil. Mais en général, le développement personnel se focalise sur la transformation des traits et des faiblesses qui nous rendent moins performants dans cette société de la réussite et du paraître. Si j'ai le vertige, je voudrais un « moi » dépourvu de tout vertige, un moi fonctionnel qui transcende ses peurs et qui va de l'avant (ou vers le haut en ce qui concerne le vertige). Je ne veux pas d'un moi qui susciterait les moqueries ou les rigolades en haut d'une échelle ou d'une via ferrata. Je veux un moi qui incarne la réussite et la performance. Mais n'est-ce pas ce moi qui veut un moi plus performant qui est un problème, un frein à la véritable transformation ?


Car oui si je critique cette expression de « meilleure version de soi-même », ce n'est pas tellement pour fustiger le développement personnel ou les spiritualités contemporaines. Je me souviens de l'humoriste Blanche Gardin qui avait réalisé la série justement appelée « La meilleure version de soi-même » pour fustiger cette tendance à vouloir changer et se transformer soi-même. Pour ma part, je n'avais pas trouvé cette série de Blanche Gardin particulièrement drôle, et j'ai très vite arrêté de la regarder. Il m'a semblé que l'ironie qui sert de fil conducteur à cette série était déplacée et peu convaincante dans la caricature qu'elle présente de son sujet. Personnellement, j'adhère fortement à cette idée que l'on peut se transformer et s'améliorer soi-même. Et il m'arrive d'être excédé par les personnes qui se complaisent dans leurs défauts et leur noirceur. Je suis tout à fait conscient que de très nombreuses personnes qui parlent de devenir la meilleure version de soi-même sont parfaitement sincères, et je ne cherche pas du tout à les disqualifier ou les caricaturer.


Pour autant, il me semble important d'être critique et de pointer du doigt certaines dérives possibles. Notamment le fait de ne pas se laisser enfermer dans une vision préconçue de la « meilleure version de soi-même ». Je suis bouddhiste, et à ce titre on pourrait dire que le bouddha que la philosophie bouddhiste appelle à devenir est un peu comparable à la « meilleure version de moi-même ». Mais justement je dis un peu comparable, mais pas trop non plus : car le « moi-même » selon le Bouddha est une illusion, quelque chose sans consistance et sans permanence. Dès lors, le bouddha que vous pourriez devenir ne sera pas complètement vous-mêmes, ni complètement un autre non plus que ce que vous êtes ici et maintenant. Par contre, votre potentielle bouddhéité ne se définira pas rapport à votre ego, le « je » qui vous incarnez dans cette vie-ci. L'état de bouddha n'est pas un « je » plus ceci ou moins cela. Il est la libération du « je ».


Il en ressort que les idées que je pourrais aujourd'hui entretenir sur ce qu'est un « bouddha » sont peut-être des idées fausses. Il est important de se le rappeler régulièrement. Je pourrais par exemple penser qu'un Bouddha ne connaît pas le vertige. Et m'entraîner à vouloir supprimer ce vertige en méditant sur une corniche d'une haute falaise. Mais quelle certitude avons-nous sur le fait qu'un bouddha est dépourvu de vertige ? Une idée préconçue du bouddha peut me faire perdre de vue les choses véritablement essentielles: la compassion envers tous les êtres, la sagesse, le détachement, l'envie d'aider autrui, etc...


Je cherche à devenir un bouddha, c'est-à-dire un être pleinement éveillé. Mais n'étant pas éveillé, je ne sais pas exactement ce qu'est l’Éveil d'un bouddha. C'est pourquoi je dois essayer tous les jours, tous les instants de m'améliorer, mais sans m'enfermer dans une représentation d'un but. Cette représentation m'est peut-être utile dans l'instant t pour guider mes actions, mais cela ne veut pas dire qu'elle n'est pas dépourvue de clichés et d'idées préconçues qu'il faudra plus tard remettre en question. Par exemple, quand je pense au Bouddha, je pense à un type paisible qui fait de la méditation. Et cela m'est utile pour me servir de modèle : ne pas trop m'impliquer dans l'agitation du monde et m'encourager à pratiquer la méditation encore et encore. Mais cela ne veut pas dire que le bouddha est toujours en train de pratiquer la méditation. Pareillement, quand je pense au Bouddha, j'imagine quelqu'un de calme, une personne « zen ». Mais les textes montrent que, parfois, le Bouddha engueulait certains de ses disciples qui s'écartaient manifestement de la Voie et commettaient des fautes morales. Le Bouddha n'est pas limité à la réduction aux idées et aux représentations que je me fais de lui.


Il me semble important de s'en rappeler quand on aborde la Voie du Dharma. Certaines idées ou représentations peuvent être utiles pendant un certain temps, mais deviennent des limitations et des entraves par la suite. Le Bouddha employait la métaphore du radeau qui est utile à traverser un fleuve, mais qui devient un fardeau une fois arrivé sur la terre ferme. Pareillement, ce concept de « meilleure version de soi-même » encouragera peut-être certaines personnes à se transformer et s'améliorer à tel moment de leur vie. Cela est positif à condition de ne pas s'enfermer dans ce concept ou le prendre trop au pied de la lettre. 











Mark Rothko, No. 9 (Dark over Light Earth_Violet and Yellow in Rose), 1954






Lire également : 


- Peu doué pour la sagesse

Slowly, slowly, slowly

- Rien de trop

Ces trois choses

Méditer

- Combien de temps méditer ?

- Tel un vieux parchemin

- La constance des sages

Rien de certain 

Les deux extrémités de la connaissance 






Le grand Œuvre de l'alchimie (Magnum Opus)





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Le phénix de la Maison de la Louve sur la Grand-Place de Bruxelles





dimanche 14 mai 2023

Savoir ce qu'est la mort


Zilu demande comment il convient de servir les esprits ?

Le maître Confucius lui dit :

« Tant qu'on ne sait pas servir les hommes,

comment peut-on servir les morts ? »

Zilu l'interroge alors sur la mort. Le maître répond :

« Tant qu'on ne sait pas ce qu'est la vie,

comment peut-on savoir ce qu'est la mort ? ».


Les entretiens de Confucius (XI, 11),

traduction d'Anne Cheng, Points/Sagesses, éd. du Seuil, Paris, 1981, p. 89.






Confucius (-551 - -479, 孔子,  Kongzi en chinois)






J'aime cette réflexion de Confucius à son disciple Zilu. Très souvent, on s'interroge sur la mort, sur ce qu'il y a après la mort. Et on veut des réponses. Claires et catégoriques. C'est ce qu'on demande aux spiritualités et aux religions, à la philosophie aussi : répondre à la question de savoir ce qu'est la mort et sur ce qui nous attend après celle-ci. Et nous aimons des réponses pleines de certitudes et de conviction. Cela apaise probablement pour un temps notre angoisse de la mort. Mais ce que dit ici Confucius, c'est que c'est prendre la problématique par le mauvais bout !


En fait, il vaut mieux se demander ce qu'est la vie et comprendre cette vie qui coule dans nos veines, qui fleurit et bourgeonne tout autour de nous. La priorité est là, plutôt que de spéculer sur ce qu'il y a après la mort. La vie est là : en nous, devant nous, autour de nous. Voilà ce dont il faut prendre conscience, ce à quoi il faut faire attention. Comprendre la vie et la rendre meilleure pour nous et les autres vivants autour de nous.


Et s'il faut penser à la mort, c'est en tant que caractéristique de la vie : l'inéluctable achèvement de la vie. Il faut y penser et prendre conscience de cette mort pour entrer en contact avec l'angoisse de la mort qui traverse nos vies, et hante nos jours et nos nuits. Apprendre à accepter la mort comme un fait qui appartient à la vie. Apprendre à vivre avec elle et s'apaiser devant son idée comme devant sa réalité. À tout moment, des cellules meurent par milliers dans votre corps, et à tout moment des cellules y naissent. La Nature entière bruisse de ce cycle de naissances, de vies et de mort. « Telle la génération des feuilles, telle la génération des hommes » disait Homère. Notre temps viendra aussi sûrement que la feuille qui se décroche de l'arbre, mais une autre génération viendra orner les branches de l'arbre au printemps. Il vaut mieux côtoyer et fréquenter ce mystère de la Vie dans l'ici et maintenant plutôt que vouloir à tout prix une réponse et s'accrocher à une croyance.













 Marc Riboud, Huang Shan, province de l'Anhui, Chine












Voir également : 



Telle la génération des feuilles



Méditer longuement l'impermanence



Panta Rhei.



Vivre sans pourquoi



Vie et mort



La vie selon François-Xavier Bichat



Une charogne (Baudelaire)



Le Vallon (Lamartine)




Concernant Confucius et le confucianisme : 


- Apprendre


- Un débat pédagogique dans le confucianisme antique