L’homme
n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire
l’ange fait la bête.
Il
est dangereux de trop faire voir à l’homme combien il est égal
aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Il est encore dangereux de
lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus
dangereux de lui laisser ignorer l’un et l’autre. Mais il est
très avantageux de lui représenter l’un et l’autre.
Il
ne faut pas que l’homme croie qu’il est égal aux bêtes, ni aux
anges, ni qu’il ignore l’un et l’autre, mais qu’il se sache
l’un et l’autre.
S’il
se vante, je l’abaisse ;
s’il
s’abaisse, je le vante ;
et
le contredis toujours,
jusqu’à
ce qu’il comprenne
qu’il
est un monstre incompréhensible.
Bassesse
de l'homme jusqu'à se soumettre aux bêtes, jusqu'à les adorer.
Après
avoir montré la grandeur et la bassesse de l'homme. Que l’homme
maintenant s’estime à son prix. Qu’il s’aime, car il y a en
lui une nature capable du bien ; mais qu’il n’aime pas pour
cela les bassesses qui y sont. »
Blaise
Pascal, Pensées,
fragments
557, 153, 154, 163, 86 & 151 de l'édition Sellier
(dans
l'éd. Brunschvicg : 358, 418, 418, 420, 429 & 423 ;
dans
l'éd. Lafuma : 678, 121, 121, 130, 53 & 119).
Photographie d'Aleah Michele, modèle : Katrina Smith. |
« L'homme
n'est ni ange, ni bête ».
Cet appel à la modération de la part de Pascal est resté célèbre
dans l'Histoire de la philosophie. Néanmoins, cette pensée n'est
pas complètement originale. Un siècle auparavant, Michel de
Montaigne avait notamment lancé le même genre de conseil :
« Les
philosophes veulent se mettre hors d'eux-mêmes et échapper à
l'homme. C'est une folie : au
lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bêtes;
au lieu de se hausser, ils s'abaissent complètement.... »
(De
l’expérience,
Les Essais, III, 13). Pascal a souvent repêché ses pensées dans
l’œuvre de Montaigne sans le mentionner. On en a là un bel
exemple ; néanmoins Pascal impose une inflexion très nette à
la pensée de Montaigne.
L'intention
de Montaigne était de dire qu'il serait déraisonnable de concevoir
l'humain comme un pur esprit éthéré. L'homme a un corps, et il
serait déraisonnable pour lui de l'oublier, même si cela peut
sembler être un aspect moins noble de son être. C'est très clair
quand on lit le passage en entier : un homme, ça mange, ça
boit, ça respire, ça dort, ça pisse, ça chie ; et on ne peut
échapper à cette nature physique, même si ce n'est pas cela que
l'on a en tête quand on veut mettre en exergue la grandeur de
l'Homme.
Plus
loin dans ce même passage des Essais
(III, 13),
Montaigne écrit: « La
gentille inscription de quoi les Athéniens honorèrent la venue de
Pompée en leur ville se conforme à mon sens :
"D'autant
es-tu Dieu comme
Tu
te reconnais homme".
C'est
une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement
de son être. (...) Nous avons beau monter sur des échasses, sur des
échasses, encore nous faut-il marcher sur nos jambes. Et sur le plus
élevé trône du monde, nous ne sommes assis que sur notre cul.
Les
plus belles vies sont, à mon gré, celles qui se rangent au modèle
commun et humain, avec ordre, mais sans miracle et extravagance ».
(NB :
La citation se trouve chez Plutarque : La
vie de Pompée,
chap. VII).
Le
message est assez clair : la sagesse selon Michel de Montaigne
consiste d'abord à accepter son corps, à « jouir
loyalement de son être ».
Montaigne ne cherche pas le détachement héroïque par rapport au
corps, il n'a pas pour modèle la sainteté pleine de « miracle
et d'extravagance »,
la sainteté qui cherche à dépasser l'homme, ses faiblesses, ses
contradictions et surtout sa condition physique. Ce qui est divin,
c'est d'accepter son humanité et chercher une vie juste et bonne au
sein de ce « modèle commun » dans lequel n'importe quel
homme ou femme peut se reconnaître, quel que soit son rang. Leçon
d'humilité du corps qui nous rappelle sans cesse notre humanité.
Quand,
par contre, Blaise Pascal parle de la bête en nous, ce n'est pas
seulement pour évoquer l'animalité de notre corps et la bêtise
qu'il y a à oublier ce corps. Mais le chrétien n'étant jamais
loin, c'est surtout chez lui une évocation de la Bête, du Démon,
du Diable : Pascal se situe dans la problématique d'un jugement
moral. À trop vouloir être parfait sur le plan moral, l'homme
risque de se crisper dans une attitude rigoriste, à devenir un
fanatique violent et intolérant, ce qui le fera chuter dans la faute
et le mal.
Là
où Montaigne cherche surtout à être en paix avec lui-même et avec
son corps, Pascal pense la tension entre nos pulsions bestiales et
l'aspiration de l'âme. Cette tension, l'homme ne peut la résoudre.
Plus il explore sa nature de bête et sa nature d'ange, plus l'homme
se conçoit en « monstre
incompréhensible ».
La solution ne peut venir que de Dieu, sa grâce et son salut. Je ne
suis pas sûr de le suivre sur cette voie. Néanmoins, je trouve
qu'il exprime par ces fragments la contradiction existentielle de
l'être humain tiraillé par des aspirations contraires, l'altruisme
et l'égoïsme, l'amour et la haine, la confiance et la peur...
L'Homme est capable du meilleur : en cela, on peut s'aimer
soi-même et aimer son prochain ; pour autant, le travail est
toujours là à faire pour s'améliorer et sortir de ses bassesses.
Photographie d'Aleah Michele, modèle : Sebastian Brown, à Bluff Point State Park, Connecticut, USA. |
Concernant Blaise Pascal, voir aussi :
- En repos dans une chambre
- la déconstruction du moi
- La vie est un songe un peu moins inconstant
- Le silence éternel de ces espaces infinis
- La vie est un songe un peu moins inconstant
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- La question du libre-arbitre
- Ni Dieu, ni maître
- Les deux extrêmes de la connaissance
Pendant leur sommeil, l'archange saint Michel indique aux rois Mages le chemin de Béthléem où aller honorer Jésus - Chapiteau de Gislebert, Cathédrale St-Lazare, Autun en Bourgogne |
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Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.
Fra Angelico, détail du Tabernacle de Linaoili, musée de San Marco, Florence. |
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