Voilà
un slogan anarchiste bien connu : « Ni Dieu, ni
maître ». À l'origine, c'était le titre d'un journal
fondé et dirigé par Auguste Blanqui en 1880. C'est l'emblème du
refus de l'autorité et de l'insoumission. C'est aussi le titre d'une
chanson de Léo Ferré qu'il a enregistré sous deux versions, la
première de 1965, la seconde, plus grave et solennelle, de 1973. La
chanson raconte les derniers moments d'un condamné à mort,
condamné, on le suppose, on le devine, pour des faits d'anarchisme.
La chanson de Ferré se termine par cette profession de foi :
« Cette parole d’Évangile
Qui
fait plier les imbéciles
Et
qui met dans l'horreur civile
De
la noblesse et puis du style
Ce
cri qui n'a pas la rosette
Cette
parole de prophète
Je
la revendique et vous souhaite
Ni
Dieu ni maître »
Ce
qui est intéressant dans ce dernier couplet, c'est que ce slogan
pourtant très anti-clérical qu'est « Ni Dieu, ni maître »
est décrit par Léo Ferré comme une « parole d’Évangile
». C'est intéressant, parce que le Dieu qui figure dans
ce slogan n'est peut-être pas Dieu en lui-même, mais l'idée de
Dieu qui justifie un système hiérarchique avec des maîtres et des
esclaves, les maîtres justifiant leur pouvoir et leur autorité en
invoquant le sacré pour expliquer leur statut de maître et de
dominant dans le système social. En fait, la formule « Ni
dieu, ni maître » indique, il me semble, que le maître a
toujours besoin d'une Idée transcendante pour justifier sa maîtrise,
sa domination. Cette idée peut évidemment être Dieu, et au XIXème
siècle, l’Église avait encore un pouvoir énorme sur les
consciences, même si le siècle des Lumières avait sérieusement
commencé à ébranler l'édifice religieux. Et le problème de ce
pouvoir spirituel, c'est précisément qu'il est très peu spirituel
justement : ce pouvoir spirituel se met très souvent au service
du pouvoir politique et de la classe dominante. Rejeter Dieu, c'est
ici rejeter de manière véhémente les idées et les concepts qui
vont justifier la domination, ces idées qui fabriquent des maîtres
et des esclaves. En fait, cela n'a pas de sens de contester le maître
si on ne conteste pas le système d'idée qui permet et justifie une
domination injuste ainsi que l'existence même de ce 0aître. Au
XIXème siècle, cette idée transcendante qui justifiait
la structure de la domination était essentiellement Dieu, mais Dieu
n'est pas la seule icône qui justifie la prise de pouvoir : la
Nation, la Patrie, le Parti, le Marché sont des idées qui peuvent
tout autant à servir l'exploitation de l'Homme par l'Homme.
C'est
pourquoi je pense qu'il ne suffit pas de se proclamer anarchiste pour
l'être réellement. On se peut promener dans des manifestations avec
sa petite banderole noire, voire se mettre à tout casser devant les
brigades anti-émeutes aux aguets, impatientes de délivrer des coups
de matraques et d'activer les auto-pompes, mais cela ne veut pas dire
qu'on en a fini avec les jeux de pouvoir et de domination. On peut
clamer des slogans anarchistes dans la rue et se comporter en petit
tyran à domicile. Nos relations sociales sont tellement teintées de
ces rapports de pouvoir et de domination que cela demande un travail
important sur soi-même pour se détacher de ces processus de
contrôle d'autrui.
Pour
moi, c'est une ascèse, voire un sacerdoce d'abandonner ces processus
hiérarchiques ainsi que cette volonté insatiable de dominer autrui.
Car si je n'arrête pas de vouloir de dominer les autres, pourquoi
les autres voudraient cesser de me dominer ou de dominer d'autres
pauvres types ? Cela passe par une transformation personnelle :
déraciner de soi-même cette volonté de puissance pour vouloir être
fondamentalement libre et laisser les autres à leur liberté. Et en
fait, déraciner de soi-même cette volonté de puissance conduit
forcément à déraciner le soi, le moi, l'ego, car le moi, l'ego
cherche en permanence à s'approprier le monde et les autres et les
asservir à son bon vouloir ainsi qu'à réinventer des idoles qui
justifieront ce pouvoir sur les autres.
C'est
que Blaise Pascal exprimait au XVIIème
siècle dans son célèbre passage où il dit que : « Le
moi est haïssable. Ainsi ceux qui ne l’ôtent pas, et qui se
contentent seulement de le couvrir, sont toujours haïssables. Point
du tout, direz vous ; car en agissant comme nous faisons obligeamment
pour tout le monde, on n’a pas sujet de nous haïr. Cela est vrai,
si on ne haïssait dans le moi que le déplaisir qui nous en revient.
Mais si je le hais, parce qu’il est injuste, et qu’il se fait
centre de tout, je le haïrai toujours. En un mot le moi a deux
qualités ; il est injuste en soi, en ce qu’il se fait le centre de
tout ; il est incommode aux autres, en ce qu’il le veut asservir ;
car chaque moi est l’ennemi, et voudrait être le tyran de tous les
autres. Vous en ôtez l’incommodité, mais non pas l’injustice ;
et ainsi vous ne le rendez pas aimable à ceux qui en haïssent
l’injustice : vous ne le rendez aimable qu’aux injustes, qui n’y
trouvent plus leur ennemi ; et ainsi vous demeurez injuste, et ne
pouvez plaire qu’aux injustes ».
Pascal
pensait qu'il ne servait à rien de vouloir s'améliorer moralement
si on se détachait pas radicalement du « moi ».
Pourquoi ? Parce que le « moi » a deux
caractéristiques profondément gênantes : 1°) l'ego tend à
se considérer lui-même comme le centre du monde et à être obsédé
par ses propres intérêts et, du coup, à se montrer indifférents
aux intérêts des autres. 2°) le « moi » cherche à
asservir les autres « moi » ; et comme les autres
« moi » cherchent aussi à asservir notre propre « moi »,
cela ne peut conduire qu'à un conflit permanent et larvé, les uns
contre les autres, qui finit par former un système social fondé sur
l'injustice et l'exploitation de homme par l'homme. Et Pascal ajoute
que si on essaye d'être « gentil », cela ne vous rend
pas plus juste, car tout ce que vous arrivez à faire, c'est de
n'être plus un problème pour les injustes qui essayent d'asservir
leurs prochains. En étant « gentil », vous cessez d'être
une menace pour ces injustes, mais vous ne remettez pas en question
l'injustice dont ils se rendent coupables, et vous vous rendez
complice du système en laissant faire et en n'agissant pas.
Le
point sur lequel je me distancierai de Blaise Pascal est que le moi
n'a pas à être haïssable, puisqu'il est avant tout une illusion.
Il n'y a pas à le haïr ; mais il faut par contre démasquer
l'illusion qui consiste à voir un nous une entité séparée des
autres et du reste du monde qu'on appellerait le « moi »
et qui, motivée par des réactions de peur et d'ignorance, en
viendrait à instrumentaliser les autres pour assurer et renforcer de
manière illusoire sa sécurité et son bien-être.
Pour
moi, l'anarchie a été un point de départ quand j'étais
adolescent. Mais très vite, il m'a semblé que ce projet, s'il
pouvait être beau, n'en était pas moins trop utopique. Les gens ne
me semblaient pas prêts à abandonner leurs relations de pouvoir et
de domination, qui, pourtant, les rendent malheureux et les écartent
les uns des autres. Peut-être dans dix milles ans, les gens seront
prêts à vivre les uns avec les autres, solidaires, fraternels et
égalitaires, sans chercher à asservir leur voisin ou leur collègue
de bureau, mais aujourd'hui, c'est encore trop un idéal
irréalisable, une utopie lointaine. En attendant, il faut bien
maintenir un minimum d'autorité pour que la situation ne vire pas au
chaos et à une guerre civile qui amènerait in fine un système
totalitaire de domination encore plus implacable, encore plus
injuste.
Je me souviens d'avoir lu une interview de l'intellectuel et activiste Noam Chomsky
où celui-ci expliquait que l'anarchisme n'était pas le refus de
toute autorité, mais bien le fait de remettre en cause la légitimité
de toute autorité et de tout pouvoir. Chomsky prenait comme exemple
l'autorité d'un mère sur son petit enfant. Si on laisse l'enfant
faire tout ce qu'il veut, il risque de prendre des allumettes, de
jouer avec et de mettre le feu aux rideaux et à toute la maison. Que
la mère ait une autorité sur son enfant est justifié de manière
rationnelle et donc tout à fait acceptable, mais par contre il
convient de voir si l'autorité que les gouvernants, les chefs
religieux ou les maîtres de la finance est une autorité justifiée
de manière rationnelle pour qu'on puisse les accepter. Je trouve que
c'est une définition assez raisonnable de l'anarchisme.
L'anarchisme
a donc été pour moi un point de départ, mais il m'a semblé
nécessaire de me diriger vers la spiritualité, le Dharma du Bouddha
en l'occurrence, précisément du fait de l'importance de se
transformer soi-même pour abandonner les réflexes conditionnés
depuis longtemps qui nous poussent à vouloir constamment asservir
les autres à notre profit. Pour cela, il faut aussi répandre
l'amour bienveillant tout autour de soi à chaque moment de notre vie
pour libérer soi-même et le monde. Cela me paraît essentiel. Amour
anarchie. L'amour bienveillant est ce qui transforme le moi
« haïssable » dont parle Pascal, toujours enclin prompt
à asservir son voisin, en un être prêt à collaborer et à
partager avec son prochain.
Aujourd'hui,
je ne me définirais pas comme anarchiste, mais malgré tout, il
reste certaines choses comme le scepticisme par rapport aux
dirigeants et une certaine défiance à l'égard des « maîtres »
spirituels qu'ils soient lama, rimpotché, roshi, guru ou autres
appellations hiérarchiques au sein du bouddhisme. Ce n'est pas que
je les rejette en bloc, eux et leur autorité, surtout s'ils ont des
choses intéressantes à dire ou l'exemple de leur vie comme
manifestation de leur pratique du Dharma, mais je me méfie de cette
volonté d'asservir qui prend souvent le dessus sur la pratique
sincère de ce Dharma. Je trouve enfin bizarre cette quête de
liberté qui passe par la soumission totale à un maître. N'y a-t-il
pas là un étrange paradoxe ?
Ni Dieu, ni maître de Léo Ferré, la version de 1973 :
Et la version de 1963:
Autre chanson emblématique, "Here's to you" de Joan Baez à propos de deux anarchistes Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti, deux anarchistes condamnés à mort dans les années '20. Les paroles de la chanson de Joan Baez reprennent les paroles de Sacco et Vanzetti à leur procès :
"If it had not been for these things, I might have lived out my life talking at street corners to scorning men. I might have died, unmarked, unknown, a failure. Now we are not a failure. This is our career and our triumph. Never in our full life could we hope to do such work for tolerance, for justice, for man's understanding of man as now we do by accident. Our words — our lives — our pains — nothing! The taking of our lives — lives of a good shoemaker and a poor fish-peddler — all! That last moment belongs to us — that agony is our triumph.
(Si cette chose n'était pas arrivée, j'aurais passé toute ma vie à
parler au coin des rues à des hommes méprisants. J'aurais pu mourir
inconnu, ignoré : un raté. Ceci est notre carrière et notre triomphe.
Jamais, dans toute notre vie, nous n'aurions pu espérer faire pour la
tolérance, pour la justice, pour la compréhension mutuelle des hommes,
ce que nous faisons aujourd’hui par hasard. Nos paroles, nos vies, nos
souffrances ne sont rien. Mais qu’on nous prenne nos vies, vies d'un bon
cordonnier et d'un pauvre vendeur de poissons, c'est cela qui est
tout ! Ce dernier moment est le nôtre. Cette agonie est notre triomphe)".
Voir aussi :
- Solidarité et charité
- Résignation et acceptation
- Il faut beaucoup aimer les hommes
Voir tous les articles et les essais autour de la philosophie bouddhique du "Reflet de la Lune" ici.
Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.
Nuestra Gente, oeuvre murale réalisée à Phoenix (USA), par El Mac, Mando Rascón et Pablo Luna. |
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