Pages

mercredi 18 octobre 2017

La question du libre-arbitre (1ère partie)



La question du libre-arbitre (1ère partie)




    Suite à mon article « Choix et liberté », il y a eu toutes sortes de commentaires, questions et objections auquel je voudrais répondre ici partie par partie. Pour commencer, Tara disait : « Nous sommes ici face à un véritable paradoxe dans le bouddhisme. Le bouddhisme affirme à la fois le déterminisme de l’esprit avec la loi du karma et en même temps le pouvoir de transformer ce karma dans le présent. Si nous sommes déterminés à chaque moment par les empreintes de nos actions (karma antérieur), comment est-il possible de s’en affranchir pour transformer nos actes présents ? Car si la totalité de l'existence est conditionnée, relative et interdépendante, comment seule, la volonté, elle même conditionnée pourrait-elle être libre ?



       Cette prétendue « liberté » est conditionnée et relative. Le libre arbitre lui aussi est donc conditionné et relatif. L’homme naïf s’attribue un libre arbitre parce qu’il croit que le résultat de SON action COÏNCIDE avec l’accomplissement de SA volonté. Mais c'est une illusion. Alors sommes nous vraiment libre ou pas ?


        Tu nous fais ici justement remarquer que le bouddhisme semble l'affirmer : qu’on est libre et qu’on ne l’est pas en même temps
  • Qu’on l’est parce que la liberté existe
  • et qu’on ne l’est pas parce que l’on est déterminé par notre karma.

       Alors que faire ? »




*****




     Alors, tout d'abord, il est important, me semble-t-il, important de préciser que la question métaphysique de la liberté opposée au déterminisme est une question qui a pris racine dans la philosophie occidentale, et que l'on ne retrouve pas dans l'Histoire ancienne de la philosophie indienne ou de la philosophie chinoise. En fait, cette question du libre-arbitre et du déterminisme a deux racines antiques : premièrement, le débat entre les stoïciens et les épicuriens. Pour les stoïciens, tout ce qui arrive doit nécessairement arriver, comme si chaque événement était le produit d'une mécanique à la précision sans faille. Les stoïciens en concluent que, puisque les événements qui se produisent dans la vie ne peuvent pas êtres autres que ce qu'ils sont, il faut d'avance aimer ce destin et arriver ce qui nous arrive, ce qui nous est arrivé et ce qui nous arrivera. C'est l'amor fati, l'amour du destin que Nietzsche a repris à son compte.


     Les épicuriens, par contre, pensent que le hasard fait irruption dans cette mécanique des causes et des conditions qui produisent des effets et des conséquences, ces effets et ces conséquences devenant elles-mêmes les causes et les conditions d'autres événements ultérieurs. Ce hasard qui s'immisce subrepticement est comme une légère déviation dans le mouvement des corps. Si je tape une boule de billard avec ma canne, peut-être que, quelqu'un connaissant toutes les forces en présence, la masse exacte de la boule, le point d'impact de la canne sur la boule, la force exacte de l'impact, le frottement exercé par le tapis, la résistance de l'air, l'angle de choc avec d'autres boules, etc... pourrait calculer exactement où va aller la boule. Les stoïciens seraient d'accord que cette détermination exacte est possible (si pas dans les faits, du fait de la faiblesse de nos mesures ou de la faiblesse de nos calculs, au moins sur le principe). Mais pour les épicuriens, cette détermination exacte est loin d'être certaine. Il y a toujours la possibilité de ces légères déviations, ces clinamen en latin, qui changent légèrement la trajectoire de la boule qui va la faire heurter une autre boule sous un angle légèrement différent, et donc la faire partie selon un autre sens et avec une rotation différente. Il s'ensuit que le destin n'est pas tout tracé pour les épicuriens, et qu'il y a un espace de liberté qui permet de faire dévier ce destin dans un sens ou dans un autre.


       On remarquera que ce débat entre la nécessité et la liberté ne se focalise que sur la trame des événements. Est-ce que les événements sont déterminés à arriver, oui ou non ? Les stoïciens répondent par l'affirmative, les épicuriens par la négative. Mais l'esprit lui-même n'est pas conditionné : les stoïciens pensent d'ailleurs que, si on ne peut pas changer le cours des événements (ce qui ne dépend pas de nous), on peut changer notre façon de voir les événements (ce qui dépend de nous). Au lieu de se plaindre et de se lamenter d'un vol (le destin qui devait forcément arriver), on peut transformer notre perspective sur ce vol : considérer que le bien volé est en fait un objet que l'on a emprunté et que son propriétaire est venu rechercher. Ce faisant, notre liberté pour les stoïciens est d'arrêter de nous tracasser à propos de ce vol.


          L'autre source de ce débat métaphysique entre la liberté et déterminisme, c'est un débat de fond au sein du christianisme, le débat entre Saint-Augustin et Pélage. Pélage pensait que seul les actes sauvent. C'est le principe simple qui dit que si on fait le bien, on va au paradis. Pour Augustin au contraire, la décision d'aller ou pas au paradis revient à Dieu puisqu'Il est tout-puissant. Il faut donc s'en remettre à Dieu : seule la grâce de Dieu peut nous sauver en fin de compte. Martin Luther qui a été moine augustinien avant de proclamer sa Réforme parlait du « serf-arbitre » : l'homme n'est pas libre face à Dieu, il lui doit tout. Ce débat touche plus au salut de l'âme qu'au déterminisme de nos actes ou de nos pensées. Mais malgré tout, par ce débat, on a fait rentrer cette question du libre-arbitre dans la sphère la plus intime de notre être. Blaise Pascal a largement contribué à enfoncer le clou. Pascal était un penseur janséniste au XVIIème siècle. Or le jansénisme était une mouvance foncièrement augustinienne. Pascal parlait de la misère de l'homme sans Dieu : non seulement l'homme ne trouverait pas le salut dans l'au-delà tout seul par ses propres moyens, mais en plus, il n'est pas capable de dépasser sa propre misère existentielle. Tout seul dans une chambre sans occupation et sans divertissement pour lui faire oublier sa condition humaine, l'homme déprime et se lamente, livré à ses mauvais penchants et ses tendances malsaines. Il lui faut la grâce de Dieu pour éclairer son existence.

      La conjonction de ces deux débats épicurien/stoïcien et augustinien/pélagien ont conduit à un questionnement sur la liberté de l'homme assez poussé dans la pensée moderne. La figure la plus marquante a certainement été le philosophe Baruch Spinoza. Selon Spinoza, tout l'existence humaine, tant sur le plan du corps que de l'esprit, est déterminé par une chaîne de causalité de nécessités causales. Si je suis joyeux ou triste, c'est du fait des causes qui me déterminent à être joyeux ou triste. Le libre-arbitre n'est qu'une illusion aux yeux de Spinoza. Einstein, en bon spinoziste, disait que si on interviewait la lune, elle dirait qu'elle est libre de tourner autour de la lune, alors qu'elle est évidemment contrainte dans sa révolution autour de notre planète.


       Par la suite, toutes sortes de déterminismes ont vu le jour : le marxisme qui prônent un déterminisme économique de nos actions, la psychanalyse freudienne qui voit le rôle de l'inconscient derrière nos actions conscientes, la sociologie qui étudie le carcan social et culturel de nos actions, la sociobiologie qui voyait dans nos gènes forcément égoïstes l'explication nécessaire de nos comportements, etc... Le dernier avatar, et celui qui monte le plus en puissance, de cette pensée déterministe est certainement la neurobiologie qui cherche la mécanique nécessaire de notre cerveau.



*****



      Donc, à la base, ce débat entre liberté et déterminisme est absent de la pensée bouddhiste ou de la pensée indienne. Plutôt que de parler de liberté, il faudrait plutôt parler de « libération » s'agissant de la philosophie bouddhique. Au fond, on constate empiriquement que des liens d'esclavage nous contraignent et que cette contrainte nous fait souffrir. Certaines choses nous stressent ou nous angoissent au point de nous rendre la vie invivable, d'autres choses nous attristent ou nous désespèrent. Les événements, de manière générales, contribuent à nous agiter l'esprit. Et on voudrait bien que cela s'apaise. Pour cela, il faut veiller à calmer l'esprit dans la méditation. Mais ce n'est pas suffisant : il faut se délivrer de ces conditionnements négatifs pour que ceux-ci n'aient plus de pouvoir sur nous.


     Voilà la logique du bouddhisme. D'où d'ailleurs ma métaphore du contorsionniste dans mon article « Choix et liberté ». Mais la question métaphysique de savoir s'il y a une liberté ou si tout est soumis à un déterminisme strict, comme si le film du monde avait déjà été fait, il ne reste plus qu'à le jouer dans la salle de cinéma qu'est le monde, cette question n'a pas été à l'ordre du jour dans le bouddhisme ancien. À l'époque contemporaine, on peut évidemment se poser la question.


     Mais il ne faut pas oublier que c'est une question complexe dans laquelle on n'a pas nécessairement la réponse, sauf à vouloir adopter une position dogmatique sur la question. Or justement, le Bouddha a régulièrement invité ses disciples à ne pas s'attacher aux positions dogmatiques en matière de métaphysique. C'est notamment la célèbre parabole de la flèche. Si on est frappé par une flèche, il est insensé de refuser que l'on retire la flèche avant de savoir qui a tiré la flèche ou de quel bois est fait la flèche. Il est beaucoup plus rationnel de retirer d'abord la flèche et de guérir la blessure. C'est après seulement qu'on posera ce genre de questions. Pareillement, pour le Bouddha, le problème le plus urgent dans l'existence est de guérir la souffrance. Répondre au question de métaphysique ou d'ontologie est un souci qui devrait venir après la résolution de ce problème crucial de la souffrance. Or les religieux et les philosophes se disputent et s'affrontent sur des questions de métaphysique comme l'existence de Dieu, sur le caractère fini ou infini, éternel ou non du monde, sur l'identité ou non de l'âme et du corps. Cela n'est pas probant, il vaudrait mieux mettre toute son énergie à résoudre le problème de la souffrance.


     S'agissant de la question métaphysique « y-a-t-il une liberté fondamentale chez l'homme, l'être humain ? », je pense que la logique est la même. On devrait éviter d'avoir une position dogmatique sur le sujet, que ce soit en faveur du libre-arbitre ou en faveur du déterminisme. On doit bien sûr pouvoir pouvoir se questionner là-dessus, mais la sagesse serait d'éviter de s'accrocher à une réponse toute faite, à une dogme définitif. Il serait infiniment plus judicieux de se demander : « comment va-t-on se libérer des liens d'esclavage qui m'empêchent d'être heureux et de connaître une meilleure existence ? ».




*****



        Pour revenir maintenant au questionnement de Tara : « le bouddhisme affirme à la fois le déterminisme de l’esprit avec la loi du karma et en même temps le pouvoir de transformer ce karma dans le présent », je pense que ce n'est pas nécessairement une aporie. Dans le passé, il y a eu création de déterminations qui expliquent la situation présente. Mais le moment présent est le moment où la liberté peut faire irruption dans la chaîne des actes et des conséquences qu'est le « karma ». À nous d'essayer de maximiser cette liberté et de ne pas être le jouet des conditionnements issus du passé. De manière empirique, on constate que nous sommes enchaînés par cette causalité du karma. Et il est important de comprendre cette causalité pour pouvoir faire œuvre de libération, tout comme le contorsionniste comprend les chaînes qu'ils enserrent pour savoir comment il doit s'en libérer.


     Maintenant, quelle est la part réelle de liberté et de déterminisme dans cette histoire ? Je ne sais pas, et c'est là que commence le questionnement métaphysique qui, peut-être, dépasse l'entendement humain. Il y a une métaphore d'un mathématicien (dont je ne me rappelle plus le nom) que j'avais trouvée dans un magasine scientifique et qui m'avait bien plu : imaginons le libre-arbitre et le déterminisme comme deux coffres-forts fermés dont la clef de chacun des deux se trouve être enfermé dans l'autre coffre-fort. Voilà qui va rendre la résolution de ce problème extrêmement difficile, tant il est vrai que liberté et déterminisme s'enroulent dans une spirale infinie.



         Par ailleurs, je ne sais pas non plus si on peut vraiment définir la liberté, parce que définir la liberté revient à l'enfermer dans une certaine conception. Or le travail de la liberté est d'échapper à toutes les conceptions, sans quoi elle n'est plus la liberté. Je vais prendre une exemple très simple. Dans l'Antiquité, un homme sage aurait dit : l'homme n'étant pas un oiseau ne peut pas voler. L'homme n'a pas la liberté de voler, il est contraint de rester les pieds collés au sol. La définition de l'homme est qu'il n'a pas la liberté de s'affranchir du plancher des vaches. Et cet homme sage aurait vivement déconseillé à l'un ou l'autre fou de se jeter du haut d'une falaise en vue d'expérimenter sa liberté de voler. Cela n'aurait pu que mal se passer... Et puis les hommes ont inventé l'avion et, donc de ce fait aussi, la liberté de voler dans les airs. Par extension, je me dis que si on limite la sphère de la liberté, la liberté cherchera toujours à un moment ou à un autre à s'affranchir de cette limite. La liberté n'est là que là où il y une recherche de liberté, une expérience de liberté.




Frédéric Leblanc, le 18 octobre 2017.


















Lire l'article d'où est parti cette réflexion : Choix et liberté


Lire la deuxième partie de cet article





Voir également à propos de la liberté :











































Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la Lune" autour de la philosophie bouddhique ici.


Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.


Vous pouvez suivre le "Reflet de la Lune" sur Facebook


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire