La question du libre-arbitre (1ère partie)
Suite
à mon article « Choix et liberté », il y a eu toutes
sortes de commentaires, questions et objections auquel je voudrais
répondre ici partie par partie. Pour commencer, Tara disait :
« Nous sommes ici
face à un véritable paradoxe dans le bouddhisme. Le bouddhisme
affirme à la fois le déterminisme de l’esprit avec la loi du
karma et en même temps le pouvoir de transformer ce karma dans le
présent. Si nous sommes déterminés à chaque
moment par les empreintes de nos actions (karma antérieur), comment
est-il possible de s’en affranchir pour transformer nos actes
présents ? Car si la totalité de l'existence est conditionnée,
relative et interdépendante, comment seule, la volonté, elle même
conditionnée pourrait-elle être libre ?
Cette
prétendue « liberté » est conditionnée et relative. Le libre
arbitre lui aussi est donc conditionné et relatif. L’homme naïf
s’attribue un libre arbitre parce qu’il croit que le résultat de
SON action COÏNCIDE avec l’accomplissement de SA volonté. Mais
c'est une illusion. Alors sommes nous vraiment libre ou pas ?
Tu nous fais ici justement remarquer que le bouddhisme semble l'affirmer : qu’on est libre et qu’on ne l’est pas en même temps
- Qu’on l’est parce que la liberté existe
- et qu’on ne l’est pas parce que l’on est déterminé par notre karma.
Alors
que faire ? »
*****
Alors,
tout d'abord, il est important, me semble-t-il, important de préciser
que la question métaphysique de la liberté opposée au déterminisme
est une question qui a pris racine dans la philosophie occidentale,
et que l'on ne retrouve pas dans l'Histoire ancienne de la
philosophie indienne ou de la philosophie chinoise. En fait, cette
question du libre-arbitre et du déterminisme a deux racines
antiques : premièrement, le débat entre les stoïciens et les
épicuriens. Pour les stoïciens, tout ce qui arrive doit
nécessairement arriver, comme si chaque événement était le
produit d'une mécanique à la précision sans faille. Les stoïciens
en concluent que, puisque les événements qui se produisent dans la
vie ne peuvent pas êtres autres que ce qu'ils sont, il faut d'avance
aimer ce destin et arriver ce qui nous arrive, ce qui nous est arrivé
et ce qui nous arrivera. C'est l'amor
fati,
l'amour du destin que Nietzsche a repris à son compte.
Les
épicuriens, par contre, pensent que le hasard fait irruption dans
cette mécanique des causes et des conditions qui produisent des
effets et des conséquences, ces effets et ces conséquences devenant
elles-mêmes les causes et les conditions d'autres événements
ultérieurs. Ce hasard qui s'immisce subrepticement est comme une
légère déviation dans le mouvement des corps. Si je tape une boule
de billard avec ma canne, peut-être que, quelqu'un connaissant
toutes les forces en présence, la masse exacte de la boule, le point
d'impact de la canne sur la boule, la force exacte de l'impact, le
frottement exercé par le tapis, la résistance de l'air, l'angle de
choc avec d'autres boules, etc... pourrait calculer exactement où va
aller la boule. Les stoïciens seraient d'accord que cette
détermination exacte est possible (si pas dans les faits, du fait de
la faiblesse de nos mesures ou de la faiblesse de nos calculs, au
moins sur le principe). Mais pour les épicuriens, cette
détermination exacte est loin d'être certaine. Il y a toujours la
possibilité de ces légères déviations, ces clinamen
en latin, qui changent légèrement la trajectoire de la boule qui va
la faire heurter une autre boule sous un angle légèrement
différent, et donc la faire partie selon un autre sens et avec une
rotation différente. Il s'ensuit que le destin n'est pas tout tracé
pour les épicuriens, et qu'il y a un espace de liberté qui permet
de faire dévier ce destin dans un sens ou dans un autre.
On
remarquera que ce débat entre la nécessité et la liberté ne se
focalise que sur la trame des événements. Est-ce que les événements
sont déterminés à arriver, oui ou non ? Les stoïciens
répondent par l'affirmative, les épicuriens par la négative. Mais
l'esprit lui-même n'est pas conditionné : les stoïciens
pensent d'ailleurs que, si on ne peut pas changer le cours des
événements (ce qui ne dépend pas de nous), on peut changer notre
façon de voir les événements (ce qui dépend de nous). Au lieu de
se plaindre et de se lamenter d'un vol (le destin qui devait
forcément arriver), on peut transformer notre perspective sur ce
vol : considérer que le bien volé est en fait un objet que
l'on a emprunté et que son propriétaire est venu rechercher. Ce
faisant, notre liberté pour les stoïciens est d'arrêter de nous
tracasser à propos de ce vol.
L'autre
source de ce débat métaphysique entre la liberté et déterminisme,
c'est un débat de fond au sein du christianisme, le débat entre
Saint-Augustin et Pélage. Pélage pensait que seul les actes
sauvent. C'est le principe simple qui dit que si on fait le bien, on
va au paradis. Pour Augustin au contraire, la décision d'aller ou
pas au paradis revient à Dieu puisqu'Il est tout-puissant. Il faut
donc s'en remettre à Dieu : seule la grâce de Dieu peut nous
sauver en fin de compte. Martin Luther qui a été moine augustinien
avant de proclamer sa Réforme parlait du « serf-arbitre » :
l'homme n'est pas libre face à Dieu, il lui doit tout. Ce débat
touche plus au salut de l'âme qu'au déterminisme de nos actes ou de
nos pensées. Mais malgré tout, par ce débat, on a fait rentrer
cette question du libre-arbitre dans la sphère la plus intime de
notre être. Blaise Pascal a largement contribué à enfoncer le
clou. Pascal était un penseur janséniste au XVIIème siècle. Or le
jansénisme était une mouvance foncièrement augustinienne. Pascal
parlait de la misère de l'homme sans Dieu : non seulement
l'homme ne trouverait pas le salut dans l'au-delà tout seul par ses
propres moyens, mais en plus, il n'est pas capable de dépasser sa
propre misère existentielle. Tout seul dans une chambre sans
occupation et sans divertissement pour lui faire oublier sa condition
humaine, l'homme déprime et se lamente, livré à ses mauvais
penchants et ses tendances malsaines. Il lui faut la grâce de Dieu
pour éclairer son existence.
La
conjonction de ces deux débats épicurien/stoïcien et
augustinien/pélagien ont conduit à un questionnement sur la liberté
de l'homme assez poussé dans la pensée moderne. La figure la plus
marquante a certainement été le philosophe Baruch Spinoza. Selon
Spinoza, tout l'existence humaine, tant sur le plan du corps que de
l'esprit, est déterminé par une chaîne de causalité de nécessités
causales. Si je suis joyeux ou triste, c'est du fait des causes qui
me déterminent à être joyeux ou triste. Le libre-arbitre n'est
qu'une illusion aux yeux de Spinoza. Einstein, en bon spinoziste,
disait que si on interviewait la lune, elle dirait qu'elle est libre
de tourner autour de la lune, alors qu'elle est évidemment
contrainte dans sa révolution autour de notre planète.
Par
la suite, toutes sortes de déterminismes ont vu le jour : le
marxisme qui prônent un déterminisme économique de nos actions, la
psychanalyse freudienne qui voit le rôle de l'inconscient derrière
nos actions conscientes, la sociologie qui étudie le carcan social
et culturel de nos actions, la sociobiologie qui voyait dans nos
gènes forcément égoïstes l'explication nécessaire de nos
comportements, etc... Le dernier avatar, et celui qui monte le plus
en puissance, de cette pensée déterministe est certainement la
neurobiologie qui cherche la mécanique nécessaire de notre cerveau.
*****
Donc,
à la base, ce débat entre liberté et déterminisme est absent de
la pensée bouddhiste ou de la pensée indienne. Plutôt que de
parler de liberté, il faudrait plutôt parler de « libération »
s'agissant de la philosophie bouddhique. Au fond, on constate
empiriquement que des liens d'esclavage nous contraignent et que
cette contrainte nous fait souffrir. Certaines choses nous stressent
ou nous angoissent au point de nous rendre la vie invivable, d'autres
choses nous attristent ou nous désespèrent. Les événements, de
manière générales, contribuent à nous agiter l'esprit. Et on
voudrait bien que cela s'apaise. Pour cela, il faut veiller à calmer
l'esprit dans la méditation. Mais ce n'est pas suffisant : il
faut se délivrer de ces conditionnements négatifs pour que ceux-ci
n'aient plus de pouvoir sur nous.
Voilà
la logique du bouddhisme. D'où d'ailleurs ma métaphore du
contorsionniste dans mon article « Choix et liberté ».
Mais la question métaphysique de savoir s'il y a une liberté ou si
tout est soumis à un déterminisme strict, comme si le film du monde
avait déjà été fait, il ne reste plus qu'à le jouer dans la
salle de cinéma qu'est le monde, cette question n'a pas été à
l'ordre du jour dans le bouddhisme ancien. À
l'époque contemporaine, on peut évidemment se poser la question.
Mais
il ne faut pas oublier que c'est une question complexe dans laquelle
on n'a pas nécessairement la réponse, sauf à vouloir adopter une
position dogmatique sur la question. Or justement, le Bouddha a
régulièrement invité ses disciples à ne pas s'attacher aux
positions dogmatiques en matière de métaphysique. C'est notamment
la célèbre parabole de la flèche. Si on est frappé par une
flèche, il est insensé de refuser que l'on retire la flèche avant
de savoir qui a tiré la flèche ou de quel bois est fait la flèche.
Il est beaucoup plus rationnel de retirer d'abord la flèche et de
guérir la blessure. C'est après seulement qu'on posera ce genre de
questions. Pareillement, pour le Bouddha, le problème le plus urgent
dans l'existence est de guérir la souffrance. Répondre au question
de métaphysique ou d'ontologie est un souci qui devrait venir après
la résolution de ce problème crucial de la souffrance. Or les
religieux et les philosophes se disputent et s'affrontent sur des
questions de métaphysique comme l'existence de Dieu, sur le
caractère fini ou infini, éternel ou non du monde, sur l'identité
ou non de l'âme et du corps. Cela n'est pas probant, il vaudrait
mieux mettre toute son énergie à résoudre le problème de la
souffrance.
S'agissant
de la question métaphysique « y-a-t-il une liberté
fondamentale chez l'homme, l'être humain ? », je pense
que la logique est la même. On devrait éviter d'avoir une position
dogmatique sur le sujet, que ce soit en faveur du libre-arbitre ou en
faveur du déterminisme. On doit bien sûr pouvoir pouvoir se
questionner là-dessus, mais la sagesse serait d'éviter de
s'accrocher à une réponse toute faite, à une dogme définitif. Il
serait infiniment plus judicieux de se demander : « comment
va-t-on se libérer des liens d'esclavage qui m'empêchent d'être
heureux et de connaître une meilleure existence ? ».
*****
Pour
revenir maintenant au questionnement de Tara : « le
bouddhisme affirme à la fois le déterminisme de l’esprit avec la
loi du karma et en même temps le pouvoir de transformer ce karma
dans le présent »,
je pense que ce n'est pas nécessairement une aporie. Dans le passé,
il y a eu création de déterminations qui expliquent la situation
présente. Mais le moment présent est le moment où la liberté peut
faire irruption dans la chaîne des actes et des conséquences qu'est
le « karma ». À
nous d'essayer de maximiser cette liberté et de ne pas être le
jouet des conditionnements issus du passé. De manière empirique, on
constate que nous sommes enchaînés par cette causalité du karma.
Et il est important de comprendre cette causalité pour pouvoir faire
œuvre de libération, tout comme le contorsionniste comprend les
chaînes qu'ils enserrent pour savoir comment il doit s'en libérer.
Maintenant,
quelle est la part réelle de liberté et de déterminisme dans cette
histoire ? Je ne sais pas, et c'est là que commence le
questionnement métaphysique qui, peut-être, dépasse l'entendement
humain. Il y a une métaphore d'un mathématicien (dont je ne me
rappelle plus le nom) que j'avais trouvée dans un magasine
scientifique et qui m'avait bien plu : imaginons le
libre-arbitre et le déterminisme comme deux coffres-forts fermés
dont la clef de chacun des deux se trouve être enfermé dans l'autre
coffre-fort. Voilà qui va rendre la résolution de ce problème
extrêmement difficile, tant il est vrai que liberté et déterminisme
s'enroulent dans une spirale infinie.
Par
ailleurs, je ne sais pas non plus si on peut vraiment définir la
liberté, parce que définir la liberté revient à l'enfermer dans
une certaine conception. Or le travail de la liberté est d'échapper
à toutes les conceptions, sans quoi elle n'est plus la liberté. Je
vais prendre une exemple très simple. Dans l'Antiquité, un homme
sage aurait dit : l'homme n'étant pas un oiseau ne peut pas
voler. L'homme n'a pas la liberté de voler, il est contraint de
rester les pieds collés au sol. La définition de l'homme est qu'il
n'a pas la liberté de s'affranchir du plancher des vaches. Et cet
homme sage aurait vivement déconseillé à l'un ou l'autre fou de se
jeter du haut d'une falaise en vue d'expérimenter sa liberté de
voler. Cela n'aurait pu que mal se passer... Et puis les hommes ont
inventé l'avion et, donc de ce fait aussi, la liberté de voler dans
les airs. Par extension, je me dis que si on limite la sphère de la
liberté, la liberté cherchera toujours à un moment ou à un autre
à s'affranchir de cette limite. La liberté n'est là que là où il
y une recherche de liberté, une expérience de liberté.
Frédéric Leblanc, le 18 octobre 2017.
Lire l'article d'où est parti cette réflexion : Choix et liberté
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- Liberté
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