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vendredi 24 mai 2019

L'homme n'est ni ange, ni bête





L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête.


Il est dangereux de trop faire voir à l’homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l’un et l’autre. Mais il est très avantageux de lui représenter l’un et l’autre.


Il ne faut pas que l’homme croie qu’il est égal aux bêtes, ni aux anges, ni qu’il ignore l’un et l’autre, mais qu’il se sache l’un et l’autre.


S’il se vante, je l’abaisse ;
s’il s’abaisse, je le vante ;
et le contredis toujours,
jusqu’à ce qu’il comprenne
qu’il est un monstre incompréhensible.


Bassesse de l'homme jusqu'à se soumettre aux bêtes, jusqu'à les adorer.


Après avoir montré la grandeur et la bassesse de l'homme. Que l’homme maintenant s’estime à son prix. Qu’il s’aime, car il y a en lui une nature capable du bien ; mais qu’il n’aime pas pour cela les bassesses qui y sont. »


Blaise Pascal, Pensées,
fragments 557, 153, 154, 163, 86 & 151 de l'édition Sellier
(dans l'éd. Brunschvicg : 358, 418, 418, 420, 429 & 423 ;
dans l'éd. Lafuma : 678, 121, 121, 130, 53 & 119).












Photographie d'Aleah Michele, modèle : Katrina Smith.








« L'homme n'est ni ange, ni bête ». Cet appel à la modération de la part de Pascal est resté célèbre dans l'Histoire de la philosophie. Néanmoins, cette pensée n'est pas complètement originale. Un siècle auparavant, Michel de Montaigne avait notamment lancé le même genre de conseil : « Les philosophes veulent se mettre hors d'eux-mêmes et échapper à l'homme. C'est une folie : au lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bêtes; au lieu de se hausser, ils s'abaissent complètement.... » (De l’expérience, Les Essais, III, 13). Pascal a souvent repêché ses pensées dans l’œuvre de Montaigne sans le mentionner. On en a là un bel exemple ; néanmoins Pascal impose une inflexion très nette à la pensée de Montaigne.


L'intention de Montaigne était de dire qu'il serait déraisonnable de concevoir l'humain comme un pur esprit éthéré. L'homme a un corps, et il serait déraisonnable pour lui de l'oublier, même si cela peut sembler être un aspect moins noble de son être. C'est très clair quand on lit le passage en entier : un homme, ça mange, ça boit, ça respire, ça dort, ça pisse, ça chie ; et on ne peut échapper à cette nature physique, même si ce n'est pas cela que l'on a en tête quand on veut mettre en exergue la grandeur de l'Homme.


Plus loin dans ce même passage des Essais (III, 13), Montaigne écrit: « La gentille inscription de quoi les Athéniens honorèrent la venue de Pompée en leur ville se conforme à mon sens :
"D'autant es-tu Dieu comme
Tu te reconnais homme".
C'est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être. (...) Nous avons beau monter sur des échasses, sur des échasses, encore nous faut-il marcher sur nos jambes. Et sur le plus élevé trône du monde, nous ne sommes assis que sur notre cul.
Les plus belles vies sont, à mon gré, celles qui se rangent au modèle commun et humain, avec ordre, mais sans miracle et extravagance ».
(NB : La citation se trouve chez Plutarque : La vie de Pompée, chap. VII).


Le message est assez clair : la sagesse selon Michel de Montaigne consiste d'abord à accepter son corps, à « jouir loyalement de son être ». Montaigne ne cherche pas le détachement héroïque par rapport au corps, il n'a pas pour modèle la sainteté pleine de « miracle et d'extravagance », la sainteté qui cherche à dépasser l'homme, ses faiblesses, ses contradictions et surtout sa condition physique. Ce qui est divin, c'est d'accepter son humanité et chercher une vie juste et bonne au sein de ce « modèle commun » dans lequel n'importe quel homme ou femme peut se reconnaître, quel que soit son rang. Leçon d'humilité du corps qui nous rappelle sans cesse notre humanité.


Quand, par contre, Blaise Pascal parle de la bête en nous, ce n'est pas seulement pour évoquer l'animalité de notre corps et la bêtise qu'il y a à oublier ce corps. Mais le chrétien n'étant jamais loin, c'est surtout chez lui une évocation de la Bête, du Démon, du Diable : Pascal se situe dans la problématique d'un jugement moral. À trop vouloir être parfait sur le plan moral, l'homme risque de se crisper dans une attitude rigoriste, à devenir un fanatique violent et intolérant, ce qui le fera chuter dans la faute et le mal.


Là où Montaigne cherche surtout à être en paix avec lui-même et avec son corps, Pascal pense la tension entre nos pulsions bestiales et l'aspiration de l'âme. Cette tension, l'homme ne peut la résoudre. Plus il explore sa nature de bête et sa nature d'ange, plus l'homme se conçoit en « monstre incompréhensible ». La solution ne peut venir que de Dieu, sa grâce et son salut. Je ne suis pas sûr de le suivre sur cette voie. Néanmoins, je trouve qu'il exprime par ces fragments la contradiction existentielle de l'être humain tiraillé par des aspirations contraires, l'altruisme et l'égoïsme, l'amour et la haine, la confiance et la peur... L'Homme est capable du meilleur : en cela, on peut s'aimer soi-même et aimer son prochain ; pour autant, le travail est toujours là à faire pour s'améliorer et sortir de ses bassesses.

















Photographie d'Aleah Michele,
modèle : Sebastian Brown, à Bluff Point State Park, Connecticut, USA.











Concernant Blaise Pascal, voir aussi :


- En repos dans une chambre






- La question du libre-arbitre


- Ni Dieu, ni maître


Les deux extrêmes de la connaissance









Pendant leur sommeil, l'archange saint Michel indique aux rois Mages le chemin de Béthléem où aller honorer Jésus - Chapiteau de Gislebert, Cathédrale St-Lazare, Autun en Bourgogne











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Fra Angelico,
détail du Tabernacle de Linaoili,
musée de San Marco, Florence.





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