La présence éveillée selon Matthieu Ricard
Limpidité,
clarté, transparence, c'est la présence éveillée, quelque soit le
nom qu'on lui donne. Elle est toujours là quoiqu'il arrive, qu'on
la remarque ou non. Toujours présente, qu'il y ait peu de pensées,
beaucoup de pensées. Cette présence ouverte, cette présence
illimitée est toujours là.
Et
on pourrait dire qu'à mesure, soit que les pensées se décantent,
soit qu'on devient plus habile, expérimenté, familier, on a la
capacité de voir en permanence cette faculté lumineuse de l'esprit
qui est derrière toute cette agitation mentale, qui apparaît plus
clairement quand les pensées se calment momentanément, comme après
un orage quand le ciel se dégage, on remarque d'autant plus le ciel
immaculée de l'espace.
À
mesure où on apprend à reconnaître cela, à se reposer dans cela,
à laisser les pensées survenir et se défaire sans effort; comme un
oiseau qui passe dans le ciel sans laisser de traces. On laisse les
pensées reposer dans leur état naturel, comme une feuille qui tombe
et qui se pose.
Cette
présence éveillée est toujours là. Pour le contemplatif, c'est
une expérience extrêmement riche en potentiel.
En
effet, si les travers de l'esprit humain qui se mélangent parfois à
la lumière, et qui parfois se réifient sous la forme de haine,
d'obsessions, d'intolérance, si cela faisait vraiment partie de
manière solide, intrinsèque de ce qu'Alexandre Jollien appelle le
"fond du fond", c'est-à-dire cette présence éveillée
qui est toujours présente, à ce moment là ce serait totalement
sans espoir d'essayer peu à peu de laisser ces toxines mentales
s'évanouir du flot notre conscience.
Mais
si effectivement, comme tout le reste, ce ne sont que des
constructions qui résultent de facteurs, de conditions, et de causes
multiples, qui sont impermanentes et fluctuantes par nature, alors,
dans ce cas là, on comprend que tout cela est le résultat d'un
nombre incalculables de constructions mentales, mais qu'aucune
d'entre elles n'est intrinsèque à cette présence éveillée, qui
est la réalité ultime du contemplatif, pas plus que la plante
médicinale ou un poison dans l'eau ne font partie intrinsèquement
de l'eau, qui n'est pas modifié par là.
Alors
on se relie à cela ; c'est une manière de retrouver la réalité de
l'expérience pure. Cette présence éveillée permet de donner de la
valeur à chaque instant qui passe.
Matthieu
Ricard, conférence donnée à Bruxelles dans le cadre des rencontres
« Émergences » 2019.
Matthieu Ricard |
Voilà un
discours beau et fort de Matthieu Ricard très inspirant. Rien qu'à
lire ces lignes j'ai envie d'aller m'asseoir en méditation. Je tique
néanmoins sur cette notion de présence éveillée (rigpa en
tibétain). Matthieu Ricard dit : « Cette présence
éveillée est toujours là ». Certains diront que je
cherche la petite bête ; mais il me semble que Matthieu Ricard
parle là d'une entité éternelle qui demeurerait au fond de nous.
Comme le Soi, l'Atman des hindouistes. Ce qu'il y a en nous au plus
profond, c'est l'esprit d’Éveil ou bodhicitta,
c'est-à-dire la part de nous-mêmes qui aspire à l’Éveil et qui
cherche encore et encore la véritable nature en nous. Ce n'est pas
une entité stable et éternelle au fond de nous-mêmes. Au
contraire, c'est élan vers l’Éveil, dynamique qui se renouvelle
d'instant en instant. S'il y a une présence éveillée, tantôt elle
sera confiance, tantôt elle sera doute. Tantôt elle sera calme,
tantôt elle sera énergie. Tantôt elle sera silence, tantôt elle
sera parole. Tantôt elle sera joie, tantôt elle sera larme. Tant et
si bien que je ne pense pas qu'on puisse dire qu'elle soit toujours
là tellement elle aura scintillé sous toutes sortes de formes.
Dès
lors, il me semble qu'il vaut mieux ne pas se focaliser sur une
hypothétique présence éveillée qui tantôt nous apparaîtra et
nous inspirera, tantôt nous échappera comme le fantôme qui passe
les murailles de l'existence. Il vaut mieux se focaliser en
méditation sur l'attention juste, l'effort de prêter encore et
encore l'attention sur ce qui se passe en nous aussi minime cela
soit-il. Et par cet effort, laisser l'esprit d’Éveil nous
travailler et nous transformer.
Matthieu
Ricard nous dit que : « à mesure (...) qu'on
devient plus habile, expérimenté, familier, on a la capacité de
voir en permanence cette faculté lumineuse de l'esprit qui est
derrière toute cette agitation mentale ».
Je n'ai certes pas aussi une longue expérience de la méditation que
Matthieu Ricard. Néanmoins, cela fait vingt-cinq que je pratique
tous les jours la méditation, et durant mes dix premières années
de pratique, je méditais entre trois et six heures par jour.
Personnellement, je ne vois pas « en permanence » cette
« faculté lumineuse de l'esprit ». Il peut m'arriver
d'être assailli par des pensées noires et dépressives suite à
quelques problèmes au travail ou à des problèmes relationnels, ou
autres. Même expérimenté, un méditant peut à certains moments ne
sentir aucune « présence éveillée » en lui, mais se
sentir plutôt hanté par une présence angoissée, une présence
désespérée, une présence apathique ou encore une présence
sombre, pleine de ressentiment. Mais j'ai suffisamment d'expérience
de la méditation et de ténacité pour ne pas me contenter de ces
états dépressifs. Peu à peu, je m'oblige à méditer, je cultive
l'attention, et petit à petit, les nuages sombres ont commencé à
se dissiper. D'elle-même, la joie revient et remonte à la surface.
Je suis toujours fasciné par cette remontée. Votre humeur remonte
pas parce que vous l'avez décidé, pas par votre volonté, mais par
le laisser-être, le non-agir.
Les
textes bouddhiques du Grand Véhicule parlent de la
« nature-de-Bouddha » qui résideraient au « fond
du fond » de chaque être conscient. Mais je préfère
l'expression sanskrite qui traduit cette expression :
« tathāgatagarbha »,
littéralement germe ou matrice (garbha) de l'Ainsi-Allé (tathāgata)
où Ainsi-Allé est un terme désignant le Bouddha. On a un germe,
une graine de l’Éveil, mais si vous avez une graine d'abricotier,
c'est très bien, mais vous n'avez pas d'abricots. Pour avoir des
abricots, il faut que la graine se transforme en pousse, qu'elle
grandisse et évolue pour devenir un arbrisseau, puis un abricotier
qui donnera des abricots. Mais pour cela, il faut toutes sortes de
conditions favorables : un lieu où pousser, un terreau fertile,
de l'eau, de l'ensoleillement, etc... Nous avons ce germe de l’Éveil
en nous, mais il nous faut faire naître les conditions favorables
que sont la pratique du Dharma : le terreau des actes positifs,
l'eau de la compassion, la lumière de l'attention juste et la
chaleur de la joie et de la bienveillance. C'est pourquoi on dit
aussi qu'il faut engendrer, produire l'esprit d’Éveil. La présence
éveillée est peut-être toujours là, mais à l'état de germe qui
ne produira rien comme la graine de l'abricotier qui resterait dans
un bocal vide. Il faut l'activer encore et encore : l'esprit
d’Éveil n'existe que dans la dynamique de son surgissement dans
l'instant présent.
Matthieu
Ricard nous explique que la présence éveillée est la « réalité
ultime du contemplatif ».
C'est certainement vrai, mais le contemplatif ne doit pas oublier de
créer les conditions de l’Éveil dans la vérité relative et de
rendre la vie plus belle. Il y a peut-être de l'or au fond de la
mine, mais faut-il encore creuser les galeries pour exploiter le
filon. Quand on produit l'esprit d’Éveil de diverses façons dans
les moments de sa vie, alors ce germe de l'Ainsi-Allé se réveille
et se manifeste comme une présence éveillée, apaisante et
réconfortante dans nos vies quotidiennes.
Frédéric
Leblanc,
le
11 septembre 2019
P.S. :
Ce texte de Matthieu Ricard a été retranscrit par José le Roy sur
son
blog.
David Keochkerian - Albuquerque International Balloon Festival, 2010 |
Sur la méditation de manière générale :
- Méditer
Pour un commentaire beaucoup plus détaillé des pratiques du Soûtra de l'Attention au Va-et-Vient de la Respiration, voir :
- En compagnie du souffle :
- Où méditer ?
- cinq obstacles dans la méditation
Merci Bai pour cet article. Je suis retourné d'une semaine de retraite pas très très loin qui m'a fait le plus grand bien. Cette histoire de présence éveillée me fait justement penser que c'est par ce terme qu'est remplacé, depuis quelques temps dans les explications concernant les méditations sur les yidams, le terme "visualisation", qui peut porter à équivoque, les pratiquants débutants s'escrimant à former une sorte de projection d'image mentale dans l'espace comme si c'était quelque chose de figé, solide et réel. A défaut de "visualiser" de cette manière qui n'est manifestement pas adaptée, les enseignants préfèrent plutôt parler de ressentir la présence éveillée, de Tchenrézi par exemple, éventuellement en l'imaginant mais pas la peine selon eux d'en faire un objet extérieur solide. Le terme "imaginer" m'avait toujours semblé plus adéquat que "visualiser" même si dans "imaginer", il y a bien image, mais, bon, on imagine assez facilement quelqu'un que l'on connait par exemple sans pour autant visualiser dans le détail ses traits précis, ses habits ou même sa position. Peut-être des méditants plus avancés visualisent-t-ils plus fidèlement et stablement les yidams mais il me semble bienvenu de parler de ressentir la présence éveillée. Au sujet de cette présence, quelque chose m'interroge dans ce que tu dis car j'ai toujours compris que cette présence éveillée, la bouddhéité en somme, était la nature profonde de l'esprit et qu'il n'y avait pas à l'atteindre mais plutôt à la dévoiler, ce qui passe par un certain travail comme cultiver la compassion et autres paramitas mais pas comme si c'était en vue d'un changement d'état mais plutôt comme une reconnaissance de la vraie nature de l'esprit. C'est en ce sens que Mathieu Ricard dit que la présence éveillée est toujours là, non ? Seulement, elle est plus ou moins voilée et parfois on ne la voit même plus, un peu comme quand l'océan est tellement agité que l'on confond la mer avec les vagues agitées de surface alors qu'en dessous, c'est finalement très calme. En te lisant, j'ai l'impression d'un truc à atteindre mais j'ai peut-être pas compris clairement (?)
RépondreSupprimerDegun, tu mets le doigt sur un problème fondamental au sein de la philosophie bouddhiste, en particulier dans le Grand Véhicule.
RépondreSupprimerJe n'ai pas le temps pour l'heure d'apporter une réponse fournie. Mais le fais le plus tôt possible.
Merci pour cet article
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