Les cinq obstacles
Les
textes bouddhiques énumèrent cinq obstacles essentiels qui bloquent
le progrès dans la méditation et l'accès aux jhanas, les
absorptions méditatives. Ces 5 obstacles sont :
- 1°) le désir,
- 2°) la malveillance,
- 3°) la torpeur et la somnolence,
- 4°) l'agitation et le remord,
- 5°) le doute.
Ces
cinq obstacles ne sont pas tout d'un bloc. On ne peut pas dire qu'une
fois franchis, on ne les retrouvera jamais plus sur son chemin, comme
un tronc d'arbre tombé sur un sentier de forêt qu'il suffirait de
sauter pour continuer son chemin en toute quiétude. Ces cinq
obstacles reviennent constamment sous des formes différentes :
au début, on est confronté à l'aspect grossier de ces obstacles,
puis qu'on apprend à éviter ou contourner, voire à résoudre les
aspects grossiers de ces obstacles, on se retrouve en présence
d'aspects de plus en plus subtils qu'il est plus difficile de
démasquer, sans parler de les vaincre.
*****
Le
désir est un obstacle puissant en ce qu'il nous pousse à vouloir
avoir quelque chose d'autre, à jouir de quelque chose que nous
n'avons pas ou que nous avons, mais que nous souhaitons conserver
dans le futur. Dans tous les cas, le désir nous éloigne du
contentement de l'instant présent. On veut quelque chose d'autre que
ce que l'on a ici et maintenant. C'est problématique du point de vue
de la méditation, car la méditation consiste justement à apprécier
l'instant présent tel qu'il est. Le désir, lui, trouve l'instant
présent complètement insatisfaisant : il manque à ce
maintenant une nouvelle voiture de sport, un compte en banque mieux
garni, une femme belle et élégante, toutes sortes de plaisirs des
sens...
C'est
le désir dans son aspect le plus grossier, celui qui nous pousse
en-dehors de la méditation pour chercher ailleurs, toujours ailleurs
d'autres satisfactions. Mais il y a aussi des aspects plus subtils de
ce désir : vouloir changer de place pour ne plus subir
l'inconfort de la posture de méditation. Développer son intuition
et des facultés paranormales. Être capable de développer une
concentration extraordinaire. Être délivré de tous ses problèmes.
Baigner dans un océan de paix et de félicité. Tous ces désirs
peuvent rendre également l'instant présent complètement
insatisfaisant. On voudrait avoir un esprit clair et lumineux ;
mais présentement, tout n'est que confusion dans notre esprit. On
voudrait avoir un esprit apaisé ; mais présentement, les
émotions ne cessent de nous agiter et de nous troubler. On voudrait
avoir un esprit tourné vers le bien ; mais présentement, on
est constamment tenté par le mal. Tout cela nous attriste
énormément. C'est une dialectique complexe dans la mesure où c'est
une bonne chose que de vouloir s'améliorer et s'élever
spirituellement, mais s'accrocher à ce désir de perfection, par
contre, risque bien de devenir un obstacle essentiel à ce progrès
spirituel.
Si
vous jugez l'instant présent par rapport à un futur idéalisé,
vous allez au devant de grandes déceptions. En fait, dans la
méditation, il ne faut pas juger l'instant présent, mais simplement
l'observer et y prêter attention. Le Soûtra des Quatre
Établissements de l'Attention (Satipatthana Sutta)
précise dans le passage de l'attention à l'esprit tel qu'il est, et
non tel qu'il devrait être. Si vous êtes concentrés, constatez
simplement cet état de concentration. Si, au contraire, votre mental
est complètement dispersé et incapable d'une concentration
prolongée, soyez simplement conscient de cet état d'esprit sans le
juger. Si vous êtes plein de bienveillance envers le monde, observez
simplement cette bienveillance en vous. Si, au contraire, vous êtes
plein de colère et de ressentiment envers le monde, observez
simplement comment cette colère ou ce ressentiment se déploie en
vous. Il est nécessaire d'accepter cette imperfection présente pour
que cette imperfection puisse devenir un matériau sur lequel on va
pouvoir travailler. Au contraire, le désir de perfection et de
maîtrise risque de vous rendre intolérable au véritable état de
votre mental, et ce désir de perfection va alors être un obstacle
important dans le progrès de la méditation.
*****
La
malveillance à l'état grossier se trouve dans toute la colère, la
haine ou le ressentiment que l'on peut nourrir à l'égard des autres
ou de soi-même. Si le désir trouve son remède dans le détachement
et l'acceptation de l'instant présent, la malveillance trouve son
remède dans la bienveillance, l'amour et la compassion. On ne peut
pas être en paix avec soi-même si on est mu par la colère et le
ressentiment. En fait, la colère nous détruit de l'intérieur en
créant des tensions énormes en nous. Le Bouddha dit qu'être
colère, c'est comme tenir un charbon ardent en main en espérant le
lancer sur la personne qu'on déteste. En attendant, c'est nous-mêmes
qui nous brûlons !
À
l'état plus subtil, la malveillance s'exprime comme une irritation
par rapport à tout ce qui gène la méditation. Par exemple quand il
y a trop de bruit autour de nous. On voudrait qu'un silence monacal
entoure notre pratique de la méditation ! Et puis on attend des
bruits de bavardages ou des enfants qui jouent, et cela perturbe
notre méditation, ce qui a le don de nous mettre en rogne ! Je
me souviens de personnes qui m'expliquaient qu'elles allaient dans un
centre bouddhiste à la campagne pour pratiquer la méditation parce
qu'à Bruxelles, il était impossible de pratiquer la méditation. Je
trouvais cela vraiment bizarre. Certes, dans les grands villes, il y
a beaucoup de bruit et d'agitation du fait du trafic, des voitures
qui passent et qui klaxonnent, des gens qui crient dans la rue ou des
ivrognes qui chantent ou qui se bagarrent. Cela constitue des
distractions pour le mental, mais le problème n'est pas tellement le
bruit, mais l'incapacité du mental à se concentrer. À
la campagne aussi, il y a du bruit ! Le chant des oiseaux, le
vent dans les branches, les cris des animaux, le bruit des tracteurs
dans les champs, le bruit strident des tronçonneuses en action... En
fait, la méditation consiste à apprendre progressivement à
développer une faculté de concentration malgré tous les stimuli
extérieurs qui peuvent capter l'attention du mental.
Face
à cette irritation par rapport à tout ce qui gêne notre
méditation, il faut développer une qualité de souplesse, une
capacité de s'adapter aux situations inconfortables que l'on va
pouvoir rencontrer. On ne vit pas malheureusement dans le meilleur
des mondes pour pratiquer la méditation, mais il faut gagne la
capacité de contourner ces difficultés, sinon l'irritation va
devenir le seul obstacle vraiment infranchissable. Dites-vous aussi
qu'un pratiquant aguerri doit pouvoir se mettre en méditation dans
un hall de gare ou au milieu d'une soirée techno, et vous
comprendrez que la véritable liberté de l'esprit consiste à
pouvoir se libérer de l'emprise de tous les stimuli. Cela change
complètement la perspective.
*****
À
l'état grossier, la torpeur consiste tout simplement à s'endormir
en méditation ! C'est un écueil fréquent, puisque quand on ne
fait rien, le risque est évidemment de s'assoupir. Il faut apprendre
à ne pas tomber dans le piège de la torpeur et de la somnolence.
Pour cela, il faut pratiquer l'attention et se connaître soi-même
afin de repérer les traces d'endormissement le plus tôt possible et
redresser sa position afin de ne pas céder à la torpeur et tomber
tout doucement dans les bras de Morphée.
À l'état plus subtil, la torpeur
peut se manifester sous la forme d'un état un peu second, très
plaisant, comme si on planait sur son petit nuage. Vous n'êtes pas
endormi, mais vous êtes dans un état d'engourdissement. A
priori, cet état peut sembler agréable, mais il vous paralyse
dans le cheminement spirituel. En fait, on est comme anesthésié
dans cet état. Le mot Buddha signifie Éveillé en sanskrit.
Typiquement, cette torpeur subtile peut agir comme un obstacle
puissant à l’Éveil spirituel, parce qu'il est difficile de
quitter cet état. On y est si bien ! Je me suis rendu compte
que, si on sortait de cet état, on avait à affronter une douleur
cinglante, un malaise profond ou des angoisses profondément ancrées
en nous. Cette torpeur est comme un mécanisme de défense de notre
mental pour ne pas être confronté aux choses pénibles de
l'existence, mais ce faisant, cette torpeur nous empêche à
d'accéder à la véritable nature du réel et ne nous permet pas de
dépasser nos peurs les plus profondes.
*****
L'agitation
et le remord sont les remous du mental, ce qui rend impossible la
paix de l'esprit. Le Yoga Sûtra hindouiste de Patañjali
commence d'ailleurs par cette définition emblématique : « Le
yoga consiste en la cessation des tourbillons de l'esprit ».
Pour remédier à ce problème de l'agitation mentale, il faut
commencer par essayer d'avoir la vie la plus apaisée possible. Ce
n'est pas toujours pas facile tant les agressions et les troubles
peuvent être nombreux dans une existence, mais il est de notre
responsabilité d'éviter de nourrir les conflits et les situations
troublées, les disputes et les propos malveillants.
Il
en va de même avec les remords. Pour éviter les remords, il faut
commencer par éviter les mauvais comportements que l'on pourrait
regretter amèrement plus tard. La conduite éthique est la meilleure
base pour connaître l'absence de remords. Comme le dit le Bouddha à
Ānanda : « Ô
Ananda, les actions efficaces et les préceptes ont pour but
l'absence de remords. L'absence de remords a pour but la joie. La
joie a pour but la jubilation. La jubilation a pour but la sérénité.
La sérénité a pour but la félicité. La félicité a pour but la
concentration du mental. La concentration du mental a pour but la
capacité de savoir et de voir les choses telles qu'elles sont. La
capacité de savoir et de voir les choses telles qu'elles sont a pour
but le dégoût et le détachement. Le dégoût et le détachement
ont pour but la connaissance et la vision profonde concernant la
libération. Ainsi, vous voyez, ô Ananda, les actions efficaces et
les préceptes dirigent le disciple graduellement vers les plus hauts
sommets 1 ».
Dans
la méditation proprement dite, la meilleure solution face à
l'agitation consiste à laisser les choses être. Être le spectateur
impartial de cette agitation sans essayer de la contrôler et sans
exciter cette agitation non plus. L'agitation va retomber d'elle-même
progressivement pour laisser place au silence. Le problème de cette
stratégie est que ce lâcher-prise peut conduire à la torpeur et la
somnolence, l'obstacle précédent ! Tout comme le fait de se
redresser et de se tendre pour ne pas céder à la somnolence peut
conduire à être plus facilement sujet à la méditation. En
méditation, on passe souvent de Charybde en Scylla ! Il faut
trouver le sentier étroit entre trop de tension dans la posture et
dans la concentration, et trop de relâchement. Le Bouddha avait
recommandé au moine Sona qui était un ancien musicien de pratiquer
la méditation comme il jouait du luth et de la cithare : de la
même façon que, pour accorder son instrument, il ne faut pas tendre
ses cordes au point de les briser, mais ne pas non plus les relâcher
au point qu'aucun son ne sorte de l'instrument, en méditation, il ne
faut pas trop être tendu, ni être trop relâché. Il faut trouver
le juste milieu pour accorder son esprit à la réalité absolue !
*****
Enfin,
le dernier obstacle est le doute. Le doute n'est pas nécessairement
une mauvaise chose ; c'est même une chose très utile quand il
s'agit de remettre en question les tromperies ou les erreurs qui
peuvent frapper l'esprit. S'agissant des croyances métaphysiques
diverses et variées, souvent contradictoires, le Bouddha va même
jusqu'à dire dans le Soûtra des Kālāmas
2 :
« Il est normal, Kālāmas, que
vous ayez des doutes et que vous soyez dans la perplexité, car le
doute est né chez vous avec raison ».
Si quelqu'un vous explique que 2 et 2 font 5, il y a de quoi avoir
des doutes ! Si un charlatan veut vous vendre une potion sensée
tout guérir, il y a de quoi avoir des doutes ! Si un politicien
vous promet des lendemains qui chantent et le paradis sur terre, il y
a de quoi avoir des doutes ! Si un prophète vous jure que son
dieu est le seul Dieu, il y a de quoi avoir des doutes !
Le
doute est une dimension critique de l'esprit qui est souvent
nécessaire pour avancer dans le progrès de l'humanité. Néanmoins,
le doute par rapport au bienfait de la méditation peut vous
paralyser. Et c'est ce doute-là qui est un obstacle dans le progrès
de la méditation. Cette petite voix intérieure qui vous dit :
« à quoi bon ? ». Vous pouvez douter du bien-fondé
de la méditation ou douter de votre capacité à progresser dans la
méditation : « la méditation, c'est pour les sages et
les saints, pas pour quelqu'un de normal comme moi ». Ce doute
va faire flancher votre détermination. Face à cela, il faut avoir
une certaine qualité de persévérance pour passer outre les moments
où on ne ressent aucun plaisir ou bien-être dans la méditation,
et qu'on ne voit aucun fruit dans la méditation, une sorte de désert de la méditation. Il faut essayer de reprendre confiance dans le
message du Bouddha. Non pas une confiance aveugle, mais une confiance
guidée par la raison qui est à même de discerner les bienfaits
pour l'esprit et le corps d'une telle pratique de la méditation.
De
manière plus subtile, le doute peut s'insinuer en nous, non pas en
remettant en question tout le Dharma, l'enseignement du Bouddha, ou
doutant des bienfaits de la méditation, mais en se demandant s'il
n'y a pas des choses plus utiles à faire : « Au lieu de
pratiquer tout seul la méditation, est-ce que je ne ferai pas mieux
de venir en aide aux pauvres ? » Ce faisant, on se
détourne de la méditation pour la bonne cause ; mais en fait,
c'était une façon détournée de ne pas se confronter à soi-même.
Une amie m'avait un jour parlé d'un homme qu'elle connaissait et qui
prétendait qu'il était désormais « au-delà de la
méditation ». Cela m'avait laissé particulièrement
dubitatif. Comment peut-on être au-delà de la méditation ? Je
pense que cet homme s'est retrouvé bloqué à un moment donné dans
sa pratique de la méditation, et que, plutôt de reconnaître cette
impasse pour ce qu'elle est, son orgueil l'a poussé à raconter
qu'il était « au-delà de la méditation ». S'il avait
persévéré dans la méditation, il se serait rendu compte que cette
impasse est temporaire et qu'il n'y a pas de limite à la pratique de
la méditation.
On
peut toujours développer sa capacité d'attention : on peut
prendre conscience de phénomènes de plus en plus subtils et petits.
Êtes-vous conscients de chaque organes de votre corps ?
Êtes-vous conscients du fonctionnement de vos neurones ?
Êtes-vous conscients de comment l'énergie se propage dans tout
votre corps ? Êtes-vous conscient des cellules de votre corps ?
Non ? Alors, continuez à pratiquez la méditation !
Êtes-vous de répandre l'amour et la compassion autour de vous à
tel point que le monde en soit instantanément changé ? Non ?
Alors, continuez à pratiquez la méditation ! Êtes-vous
capable d'accéder sans effort aux mondes divins de la sphère de
l'espace infini ? À ceux de la sphère de la conscience
infinie ? À ceux de la sphère du néant ? À ceux de la
sphère de ni-perception, ni non-perception ? Non ? Alors,
continuez à pratiquez la méditation ! Un domaine infini
s'ouvre à vous.
1 Ānisamsa
Sutta (Soûtra des Résultats), Anguttara
Nikāya,
V, 1-2. Môhan Wijayaratna, « Le Bouddha et ses
disciples », éd. du Cerf, Paris, 1990, pp. 161-162.
2 Kālāma
Sutta, Anguttara
Nikāya,
I, 187-191.
Elicia Edijanto |
Sur la méditation de manière générale :
Pour un commentaire beaucoup plus détaillé des pratiques du Soûtra de l'Attention au Va-et-Vient de la Respiration, voir :
- En compagnie du souffle :
Sur les méditation des Quatre Qualités Incommensurables :
Les différentes formes de l'amour et comment concilier ces différentes formes avec sagesse.
- Les Quatre Demeures de Brahmā : amour illimité, compassion illimitée, joie illimité et équanimité illimitée
On pense parfois que la compassion consiste à s'affliger soi-même de la détresse des autres, mais, dans la philosophie du Bouddha, rien de tout cela : la compassion est définie comme le souhait ardent que les autres soient libérés de la souffrance et des causes de la souffrance.
- Joie
Qu'est-ce que la joie spirituelle prônée par le Bouddha ?
L'équanimité dans la méditation, l'apaisement des remous de la vie. Comment la pratiquer ? Comment la mettre en œuvre dans la vie de tous les jours ?
Voir également :
- Commentaires sur « L’Art de la Méditation » de Matthieu Ricard : voir le texte
Pourquoi les enseignements du Bouddha sont-ils si rarement cités par les lamas du bouddhisme tibétains ? Est-ce que la méditation sur la nature de l'esprit n'occulte pas l'établissement de l'attention portée sur le corps (telle que le Bouddha l'enseigne dans le Soutra des Quatre Etablissements de l'Attention) ? Les soutras du Petit Véhicule ont-ils un intérêt dans la méditation sur la vacuité telle que l'expriment les soutras de la Perfection de Sagesse ? Comment intégrer les différents Véhicules du bouddhisme ?
Le progrès lent et graduel de la méditation. Comment arriver à la pleine conscience ?
Beaucoup de gens aiment faire quelques longueurs à la piscine pour se relaxer. C'est effectivement quelque chose de délassant de se baigner dans l'eau et d'activer l’entièreté de son corps. Mais je trouve que la piscine est aussi excellent endroit pour pratiquer la méditation et l'attention.
On m'a récemment posé la question : je ne peux pas pratiquer la méditation de l'attention portée à la respiration, puisque je suis asthmatique. Que dois-je faire ? Il se trouve que je suis, moi aussi, asthmatique. En fait, le fait de respirer bien ou mal n'a rien à voir avec la pratique de l'attention telle qu'est enseignée par le Bouddha. Il s'agit de prêter attention à la respiration, pas de la réguler à tout prix. Même pendant une crise d'asthme, on continue à inspirer et expirer. Vous le faites difficilement du fait de la crise, mais vous le faites, sinon vous seriez mort. Il faut seulement prendre conscience de cette conscience de cette respiration et laisser l'esprit se calmer et se libérer de lui-même.
Tracy Franz, Japon |
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
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