L'idéal du bonheur
2ème
partie
Voir la 1ère partie
On
pourrait se demander dès lors ce qu'il faut penser de ces arguments
d'Emmanuel Kant du point de vue de l'eudémonisme. Est-ce que le
bonheur n'est qu'une création fantaisiste de notre esprit ?
Est-ce que la Raison ne peut pas quand même approfondir cette
notion du bonheur ? Ce qui me frappe surtout en tant que philosophe
bouddhiste, c'est que Kant n'aborde le bonheur qu'en tant que causé
par un objet extérieur au sujet conscient : la richesse, la
connaissance, la longue vie, la santé. Je ne suis heureux que dans
la mesure où je rencontre de suffisamment près ces objets
extérieurs ardemment désirés dans ma quête de bonheur. Mon état
psychique est toujours lié à ces objets extérieurs : heureux
quand je les ai, malheureux quand j'en suis privé. Mais ne
faudrait-il pas considéré plutôt le bonheur comme une disposition
de l'esprit qui, idéalement, se produirait même en l'absence de ces
objets extérieurs ? N'est-il pas souhaitable de trouver un bonheur
qui puisse se libérer de l'emprise des conditions extérieures ?
Un bonheur qui soit une libération par rapport aux entraves
émotionnelles de ce monde ?
Or
c'est cela que propose, entre autres, l'eudémonisme bouddhiste :
un bonheur ultime qui serait la libération de tous les liens du
samsāra, un état où on pourrait être heureux quand bien même
nous serions pauvres, délaissés en amour, malades et ignorés de
tous. Dans le bouddhisme, ce bonheur a un nom : « Nirvāna »,
un mot sanskrit qui signifie « extinction », et qu'il
faut entendre comme « extinction de la souffrance » et
« extinction des illusions et des causes de la souffrance ».
Toutes les formes de bonheur dont parle Emmanuel Kant sont ce qu'on
pourrait appeler des bonheurs relatifs qui ont plusieurs défauts par
rapport au bonheur ultime. Ces bonheurs relatifs sont limités dans
leur intensité, ils sont impermanents et tendent à disparaître
avec le temps. Ces bonheurs relatifs nécessitent souvent beaucoup
d'efforts pour être atteints, ils sont incertains quant à leur
obtention ; et souvent ils ont des contreparties gênantes,
comme par exemple la richesse qui attire sur vous les convoitises et
les jalousies ou comme les relations d'amour qui se transforme avec
le temps en relation de haine et de reproches incessants.
Devant
le caractère insatisfaisant, défectueux, voire même parfois
trompeur de ces bonheurs relatifs, on comprendra que la philosophie
bouddhique a mis toute sa Raison à chercher comment trouver ce
bonheur ultime. Cela ne veut pas dire qu'il faille négliger
complètement les bonheurs relatifs, mais cela relève plutôt du
conseil comme le dit Emmanuel Kant que de la philosophie proprement
structurée. Par exemple, dans le Soûtra de Vyagghapajja
(Anguttara Nikāya, IV, 281-285. Traduction dans : Môhan
Wijayaratna, Les entretiens du Bouddha, éd. du Seuil / Points
sagesses, Paris, 2001, pp. 51-55), le laïc demande au Bouddha quoi
faire pour avoir une vie heureuse et une bonne renaissance dans les
vies suivantes : « Bienheureux, nous, en tant que
laïcs, nous demeurons dans les plaisirs des sens, nous vivons au
milieu des problèmes de lit et d'enfants, nous utilisons le santal
de Bénarès, nous portons des guirlandes et nous utilisons des
parfums et des onguents, nous gagnons et dépensons l'or et l'argent.
Pour nous qui sommes de telles gens, que le Bienheureux enseigne une
doctrine par laquelle nous, laïcs, puissions -nous atteindre le
bien-être et le bonheur dans cette vie même et au-delà de cette
vie ».
Le
Bouddha délivre un enseignement assez simple fait de conseils
relevant du bon sens : en résumé, soyez vifs dans votre
travail, soyez prudents pour en pas vous faire voler, entretenez des
relations avec les gens biens, les gens honnêtes, et soyez économes
sans être radins pour autant. Il mentionne ensuite quatre choses qui
font que l'on dilapide ses ressources : multiplier les conquêtes
féminines, la consommation excessive d'alcool, les jeux de hasard et
la fréquentation des mauvaises personnes. Enfin, il mentionne quatre
facteurs spirituels qui favorisent une vie heureuse : la
confiance dans le message du Bouddha, le respect des cinq préceptes
pour un laïc (ne pas tuer, ne pas voler, ne pas avoir une sexualité
néfaste, ne pas mentir et ne pas s'intoxiquer avec de l'alcool), la
générosité et la sagesse qui « consiste en la vision
pénétrante qui est la voie vers la cessation de la souffrance »
(sans être plus explicite sur cette sagesse).
On
a là des conseils qui relèvent du bon sens, qui ne sont
certainement pas ce que le Bouddha a dit de plus profond, mais qui
n'en est pas moins utile. Je vois plein de gens autour de moi qui
abusent de l'alcool, qui dilapident leur argent de manière
inconséquente, qui fréquentent des gens qu'ils ne devraient pas
fréquenter et qui ont un rapport de destruction à l'existence. Ces
gens ne sont évidemment pas heureux dans cette vie, mais personne ne
leur rappelle ces conseils tout simples, mais dont ils auraient bien
besoin. Donc, je me dis que le métier d'un philosophe, c'est aussi
de rappeler ces principes simples. On est d'accord que cela
n'équivaut pas aux Soûtras de la Perfection de Sagesse ou à
la Critique de la Raison Pure en terme de développement
intellectuel. Mais c'est apporter une aide concrète que de prodiguer
ces conseils.
******
Un
Sage bouddhiste cherchera quant à lui à se détacher des
préoccupations mondaines pour justement ne pas être trop obnubilés
par la recherche des bonheurs relatifs que la richesse, la bonne
situation sociale, le confort matériel, la famille, etc... Cela doit
lui laisser le temps d'approfondir la Voie qui doit le mener vers le
bonheur ultime et la liberté intérieure. Bonheur ultime et bonheur
relatifs s'opposent donc, mais néanmoins ne sont pas complètement
séparés. Parce que d'une part même un ascète a besoin d'un
minimum de ressources pour continuer sa vie d'ascète : de la
nourriture, de l'eau, la liberté d'aller et de venir, etc... Mais
aussi parce que tant qu'on vit, on a une expérience de vie, notre
vérité relative, et même avec beaucoup de détachement et
d'équanimité, on préfère quand même que les choses se passent
bien pour nous, ne pas souffrir du manque, du froid, de la chaleur.
Même un Sage connaît des bonheurs relatifs ; il est
certainement moins attaché à ces bonheurs qu'une personne
préoccupée par des objectifs mondains, mais ils continuent à les
ressentir et vraisemblablement à préférer les bonheurs relatifs
aux malheurs relatifs.
Par
ailleurs, j'ai tendance à me méfier à ce discours que les Sages
complètement coupés de l'existence humaine. Par exemple, j'avais lu
un texte où Arnaud Desjardins expliquait qu'un Sage envoyé dans le
camp de concentration ne serait pas malheureux. Indifférent à ce
monde, rien ne pourrait le séparer de sa béatitude. Dans le même
ordre d'idée, les philosophes gréco-romains de l'Antiquité
affirmaient souvent qu'un Sage doit être insensible à une séance
de torture, qu'il reste dans « l'ataraxie » (l'absence de
trouble) même quand on le soumet à des sévices horribles. Je me
méfie beaucoup de cette vision du Sage comme un surhomme affranchi
complètement de la sphère des sensations.
Je
pense qu'on ne gagne pas à absolutiser cette distinction entre
bonheur ultime et bonheurs relatifs. Premièrement, nous ne sommes
pas des Sages. Personnellement, je n'ai pas atteint le bonheur ultime
dont je parle ; j'essaye juste de m'en approcher le plus
possible. Et le corollaire de cela, c'est que je suis loin d'être
insensible à la plaisir et à la douleur, aux moments de bonheurs et
aux moments de malheur qui traversent mon existence. Quand mon compte
bancaire est en rouge, cela me tracasse ; quand je réussis
quelque chose ou qu'on est sympa avec moi, cela me réjouit.
Deuxièmement,
je pense qu'il y a une interaction entre les deux. Quand je recherche
le bonheur ultime à travers la conduite éthique, la méditation et
la vision pénétrante, je peux réussir à mettre à distance mes
problèmes. Mais aussi, plus je m'approche de ce bonheur ultime, plus
celui rayonne dans l'existence et renforce ma façon d'apprécier la
vie et tous les bonheurs relatifs que je peux connaître.
De
manière générale, se connaître soi-même est aussi un bon moyen
pour savoir ce qui va nous rendre nous heureux en particulier :
certains seront plus heureux seuls tandis que d'autres auront besoin
d'une compagnie bienveillante, certains aimeront aller à un concert
de jazz tandis que d'autres trouveront leur bonheur avec de la
musique plus rock, et ainsi de suite... Souvent le bonheur est comme
une recette avec une certaine dose de ressource matérielle, une
certaine dose d'amour et d'amitié, une certaine dose de réussite et
d'échos positifs, etc... Mais le dosage entre ces composantes de
bonheur, la façon de les agencer dans les moments de la vie qui se
succède est à trouver en soi-même.
On
l'a déjà dit en parlant de Kant, mais je le répète : aucun
conseil n'est « universalisable », aucun conseil ne peut
être appliqué à tout le monde, en tout temps. Pour prendre un
exemple un peu trivial, il y a ce proverbe qui dit : « L'avenir
appartient à ceux qui se lèvent tôt ». C'est très bien de
ne pas être paresseux et de ne pas perdre son temps afin de bâtir
une vie heureuse, mais il y a des fois où appliquer systématiquement
ce principe de vie, ce serait gâcher le bonheur si voluptueux d'une
grasse matinée...
Ces
conseils ne sont pas universalisables non plus parce que nous ne
sommes pas égaux dans les bonheurs relatifs. Certains accéderont
facilement au bonheur tandis que d'autres seront beaucoup plus
tourmentés dans l'existence. Il y a ces vers de William Blake :
« Some
are born to sweet delights,
Some
are born to endless nights »
(Certains
sont nés pour de doux délices,
Certains
sont nés pour des nuits sans fin).
Enfin,
ces conseils ne sont pas universalisables parce qu'avec l'entendement
humain limité qui est le nôtre, on ne peut prévoir toutes les
conséquences qu'un acte ou un état va engendrer. Un état de
bonheur peut préparer parfois des conséquences malheureuses ;
un malheur peut parfois se transformer en opportunité. Il y a un
petit conte chinois que l'on attribue parfois à Lao-Tseu, qui semble
assez bien illustrer ce propos :
« Il
était une fois un humble paysan
chinois que l'on jalousait beaucoup parce qu'il possédait un cheval
blanc tout à fait remarquable. On lui proposait régulièrement des
fortes sommes d'argent pour qu'il revende son cheval, mais cela ne
l'intéressait pas. Il répondait invariablement : « Ce
cheval compte énormément pour moi, c’est un ami à mes yeux, je
ne peux pas le vendre et m'en séparer ».
Un jour pourtant, le cheval disparut. Les voisins rassemblés devant l’étable vide donnèrent leur opinion : « Pauvre idiot, cela devait arriver ! Tôt ou tard, on t'aurait volé cette bête. Pourquoi ne l’as-tu pas vendue et fait du profit avec ? Quel malheur ! » Le vieux paysan semblait moins catastrophé : « Attendons de voir, leur dit-il. Disons pour le moment que le cheval ne se trouve plus dans l’étable. C’est un fait. Tout le reste n’est qu’une appréciation de votre part. Comment savoir avec certitude si c’est un bonheur ou un malheur ? Nous ne connaissons pas le fin mot de l'histoire. Qui sait ce qu’il adviendra ? »
Les
gens se moquèrent du vieil homme. Ils le considéraient depuis
longtemps comme un simple d’esprit. Quinze jours plus tard
pourtant, le cheval blanc revint. Il n’avait pas été volé, il
était simplement parti en vadrouille et, à son retour, était
accompagné d'une douzaine de chevaux sauvages. Les villageois
vinrent le trouver et s'exclamèrent : « Tu avais raison,
ce n’était pas un malheur mais une bénédiction ». Le
paysan restait par contre très dubitatif : « Je n’irais
pas jusque là, dit le paysan. Contentons-nous de dire que le cheval
blanc est revenu. Comment savoir si c’est une chance ou une
malchance ? Il faut attendre de voir pour le savoir ».
Les villageois se dispersèrent, convaincus que le vieil homme déraisonnait. Recevoir douze beaux chevaux était indubitablement une chance extraordinaire, qui pouvait le nier ? Le fils du paysan entreprit le dressage des chevaux sauvages. L’un d’eux le jeta à terre et le piétina. Les villageois vinrent une fois de plus donner leur avis : « Pauvre ami ! Tu avais raison, ces chevaux sauvages ne t’ont pas porté chance. Voici que ton fils unique est estropié. Qui donc t’aidera dans tes vieux jours ? Tu es vraiment à plaindre ». Le vieil homme leur rétorqua : « Voyons, attendons de voir. Mon fils a perdu l’usage de ses jambes, c’est tout. Qui pourra vraiment dire que c'est un bien ou un mal ? Qui connaît vraiment le dernier mot ?»
Quelque temps plus tard, la guerre éclata et tous les jeunes gens du village furent enrôlés dans l’armée, sauf le fils invalide du paysan. « Vieil homme, se lamentèrent les villageois, tu avais raison, ton fils ne peut plus marcher, mais il reste auprès de toi tandis que nos fils vont se faire tuer à la guerre ». « Je vous en prie, » répondit le paysan, « ne jugez pas hâtivement. Vos jeunes sont enrôlés dans l’armée, le mien reste à la maison, c’est tout ce que nous puissions dire. Nul ne sait encore si c’est effectivement un bien ou un mal ».
Si
ce vieux paysan chinois avait été un partisan d'Emmanuel Kant, il
aurait commenté : « Le concept de bonheur est un
concept si indéterminé... ». On ne sait jamais toutes les
implications d'une situation heureuse ou malheureuse ; c'est
pourquoi il est prudent de suspendre son jugement sur la situation
présente que l'on est en train de vivre.
*****
En
guise de conclusion, je dirais que de Kant, j'admets les difficultés
à déterminer de manière certaine un cheminement vers les bonheurs
relatifs. Ceux-ci sont souvent insaisissables, échappant à notre
volonté et à notre raison. Ils sont impermanents, limités,
imparfaits et susceptibles de se transformer en leur contraire. Par
contre, le fait qu'ils ne soient pas des « idéaux de la
Raison » ne signifie pas qu'aucun discours philosophique ne
puisse s'appliquer à eux. Le fait est que l'on peut cultiver une
attitude philosophique envers ces bonheurs relatifs : la
suspension du jugement, le détachement, l'équanimité, la
bienveillance, l'altruisme....
Par
ailleurs, sur un plan politique, il y a toute une réflexion inspirée
par la Raison qui peut se demander comment maximiser ces bonheurs
relatifs au sein de la population ; et c'est là une question
très vaste. L'idéal de la Raison peut sembler impuissant par
rapport au destin d'une seule personne, mais il me semble qu'il a
peut-être plus de signification quand il se rapporte au bien commun
des milliers et des millions de gens qui composent une société.
Enfin,
la philosophie, c'est aussi une réflexion raisonnée concernant ce
que j'appelais plus haut le « bonheur ultime ». La Raison
peut indiquer la Voie pour réaliser ce bonheur ultime, même si la
Raison ne peut l'atteindre elle-même. La Raison doit céder le pas
au silence de la méditation pour cela. Comme le dit le philosophe
bouddhique Shāntideva (Bodhicaryāvatāra,
IX, II.
Traduction : Georges Driessens, « Vivre
en héros pour l’Éveil »,
éd. du Seuil / Points Sagesse, Paris, 1993) :
« Le
relatif, ce qui voile, et l'ultime
Sont
acceptés comme les deux vérités.
L'ultime
n'est pas le domaine de l'intellect ;
Car
l'intellect est dit ici 'ce qui masque'. »
Atteindre
ce bonheur ultime (ou simplement s'en approcher pour la plupart des
gens) est important, parce que cela permet de mieux vivre l'existence
que l'on mène. Cela rejaillit dans notre façon de vivre ce qu'on a
appelé les « bonheurs relatifs », de les vivre mieux,
plus sereinement et plus librement. En outre, là où je suis
d'accord avec Kant, c'est quand il dit que le bonheur ne s'obtient
pas par l'obéissance à une suite de préceptes et de commandements.
En effet, cet « idéal de l'imagination » exige plutôt
une créativité joyeuse pour pouvoir s'épanouir...
Aaron Joel Santos - Sicile |
Voir également :
- L'idéal du bonheur - 1ère partie
- Hédonisme et eudémonisme : 1ère partie - 2ème partie
- Le bonheur et les autres
- La boîte de Pandore
- Carpe Diem
- Un conseil de Jigme Lingpa
- Mangala Sutta et commentaire
- Vanité des vanités (L'Ecclésiaste)
- C'est beaucoup et c'est l'ombre d'un rêve (Jen Moréas)
- Si c'est le bonheur que tu cherches (Chengawa Lodrö Gyaltsen)
- Sans savoir pourquoi (Sōseki Natsume)
- Une chose merveilleuse et grande (Etty Hillesum)
Concernant Emmanuel Kant :
- Le ciel étoilé et la loi en moi
- Liberté morale
Steve McCurry |
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire