Pages

samedi 25 août 2018

L'idéal du bonheur - 2ème partie




L'idéal du bonheur

2ème partie



Voir la 1ère partie




      On pourrait se demander dès lors ce qu'il faut penser de ces arguments d'Emmanuel Kant du point de vue de l'eudémonisme. Est-ce que le bonheur n'est qu'une création fantaisiste de notre esprit ? Est-ce que la Raison ne peut pas quand même approfondir cette notion du bonheur ? Ce qui me frappe surtout en tant que philosophe bouddhiste, c'est que Kant n'aborde le bonheur qu'en tant que causé par un objet extérieur au sujet conscient : la richesse, la connaissance, la longue vie, la santé. Je ne suis heureux que dans la mesure où je rencontre de suffisamment près ces objets extérieurs ardemment désirés dans ma quête de bonheur. Mon état psychique est toujours lié à ces objets extérieurs : heureux quand je les ai, malheureux quand j'en suis privé. Mais ne faudrait-il pas considéré plutôt le bonheur comme une disposition de l'esprit qui, idéalement, se produirait même en l'absence de ces objets extérieurs ? N'est-il pas souhaitable de trouver un bonheur qui puisse se libérer de l'emprise des conditions extérieures ? Un bonheur qui soit une libération par rapport aux entraves émotionnelles de ce monde ?



     Or c'est cela que propose, entre autres, l'eudémonisme bouddhiste : un bonheur ultime qui serait la libération de tous les liens du samsāra, un état où on pourrait être heureux quand bien même nous serions pauvres, délaissés en amour, malades et ignorés de tous. Dans le bouddhisme, ce bonheur a un nom : « Nirvāna », un mot sanskrit qui signifie « extinction », et qu'il faut entendre comme « extinction de la souffrance » et « extinction des illusions et des causes de la souffrance ». Toutes les formes de bonheur dont parle Emmanuel Kant sont ce qu'on pourrait appeler des bonheurs relatifs qui ont plusieurs défauts par rapport au bonheur ultime. Ces bonheurs relatifs sont limités dans leur intensité, ils sont impermanents et tendent à disparaître avec le temps. Ces bonheurs relatifs nécessitent souvent beaucoup d'efforts pour être atteints, ils sont incertains quant à leur obtention ; et souvent ils ont des contreparties gênantes, comme par exemple la richesse qui attire sur vous les convoitises et les jalousies ou comme les relations d'amour qui se transforme avec le temps en relation de haine et de reproches incessants.


       Devant le caractère insatisfaisant, défectueux, voire même parfois trompeur de ces bonheurs relatifs, on comprendra que la philosophie bouddhique a mis toute sa Raison à chercher comment trouver ce bonheur ultime. Cela ne veut pas dire qu'il faille négliger complètement les bonheurs relatifs, mais cela relève plutôt du conseil comme le dit Emmanuel Kant que de la philosophie proprement structurée. Par exemple, dans le Soûtra de Vyagghapajja (Anguttara Nikāya, IV, 281-285. Traduction dans : Môhan Wijayaratna, Les entretiens du Bouddha, éd. du Seuil / Points sagesses, Paris, 2001, pp. 51-55), le laïc demande au Bouddha quoi faire pour avoir une vie heureuse et une bonne renaissance dans les vies suivantes : « Bienheureux, nous, en tant que laïcs, nous demeurons dans les plaisirs des sens, nous vivons au milieu des problèmes de lit et d'enfants, nous utilisons le santal de Bénarès, nous portons des guirlandes et nous utilisons des parfums et des onguents, nous gagnons et dépensons l'or et l'argent. Pour nous qui sommes de telles gens, que le Bienheureux enseigne une doctrine par laquelle nous, laïcs, puissions -nous atteindre le bien-être et le bonheur dans cette vie même et au-delà de cette vie ».


        Le Bouddha délivre un enseignement assez simple fait de conseils relevant du bon sens : en résumé, soyez vifs dans votre travail, soyez prudents pour en pas vous faire voler, entretenez des relations avec les gens biens, les gens honnêtes, et soyez économes sans être radins pour autant. Il mentionne ensuite quatre choses qui font que l'on dilapide ses ressources : multiplier les conquêtes féminines, la consommation excessive d'alcool, les jeux de hasard et la fréquentation des mauvaises personnes. Enfin, il mentionne quatre facteurs spirituels qui favorisent une vie heureuse : la confiance dans le message du Bouddha, le respect des cinq préceptes pour un laïc (ne pas tuer, ne pas voler, ne pas avoir une sexualité néfaste, ne pas mentir et ne pas s'intoxiquer avec de l'alcool), la générosité et la sagesse qui « consiste en la vision pénétrante qui est la voie vers la cessation de la souffrance » (sans être plus explicite sur cette sagesse).


       On a là des conseils qui relèvent du bon sens, qui ne sont certainement pas ce que le Bouddha a dit de plus profond, mais qui n'en est pas moins utile. Je vois plein de gens autour de moi qui abusent de l'alcool, qui dilapident leur argent de manière inconséquente, qui fréquentent des gens qu'ils ne devraient pas fréquenter et qui ont un rapport de destruction à l'existence. Ces gens ne sont évidemment pas heureux dans cette vie, mais personne ne leur rappelle ces conseils tout simples, mais dont ils auraient bien besoin. Donc, je me dis que le métier d'un philosophe, c'est aussi de rappeler ces principes simples. On est d'accord que cela n'équivaut pas aux Soûtras de la Perfection de Sagesse ou à la Critique de la Raison Pure en terme de développement intellectuel. Mais c'est apporter une aide concrète que de prodiguer ces conseils.







******







           Un Sage bouddhiste cherchera quant à lui à se détacher des préoccupations mondaines pour justement ne pas être trop obnubilés par la recherche des bonheurs relatifs que la richesse, la bonne situation sociale, le confort matériel, la famille, etc... Cela doit lui laisser le temps d'approfondir la Voie qui doit le mener vers le bonheur ultime et la liberté intérieure. Bonheur ultime et bonheur relatifs s'opposent donc, mais néanmoins ne sont pas complètement séparés. Parce que d'une part même un ascète a besoin d'un minimum de ressources pour continuer sa vie d'ascète : de la nourriture, de l'eau, la liberté d'aller et de venir, etc... Mais aussi parce que tant qu'on vit, on a une expérience de vie, notre vérité relative, et même avec beaucoup de détachement et d'équanimité, on préfère quand même que les choses se passent bien pour nous, ne pas souffrir du manque, du froid, de la chaleur. Même un Sage connaît des bonheurs relatifs ; il est certainement moins attaché à ces bonheurs qu'une personne préoccupée par des objectifs mondains, mais ils continuent à les ressentir et vraisemblablement à préférer les bonheurs relatifs aux malheurs relatifs.


        Par ailleurs, j'ai tendance à me méfier à ce discours que les Sages complètement coupés de l'existence humaine. Par exemple, j'avais lu un texte où Arnaud Desjardins expliquait qu'un Sage envoyé dans le camp de concentration ne serait pas malheureux. Indifférent à ce monde, rien ne pourrait le séparer de sa béatitude. Dans le même ordre d'idée, les philosophes gréco-romains de l'Antiquité affirmaient souvent qu'un Sage doit être insensible à une séance de torture, qu'il reste dans « l'ataraxie » (l'absence de trouble) même quand on le soumet à des sévices horribles. Je me méfie beaucoup de cette vision du Sage comme un surhomme affranchi complètement de la sphère des sensations.


      Je pense qu'on ne gagne pas à absolutiser cette distinction entre bonheur ultime et bonheurs relatifs. Premièrement, nous ne sommes pas des Sages. Personnellement, je n'ai pas atteint le bonheur ultime dont je parle ; j'essaye juste de m'en approcher le plus possible. Et le corollaire de cela, c'est que je suis loin d'être insensible à la plaisir et à la douleur, aux moments de bonheurs et aux moments de malheur qui traversent mon existence. Quand mon compte bancaire est en rouge, cela me tracasse ; quand je réussis quelque chose ou qu'on est sympa avec moi, cela me réjouit.


       Deuxièmement, je pense qu'il y a une interaction entre les deux. Quand je recherche le bonheur ultime à travers la conduite éthique, la méditation et la vision pénétrante, je peux réussir à mettre à distance mes problèmes. Mais aussi, plus je m'approche de ce bonheur ultime, plus celui rayonne dans l'existence et renforce ma façon d'apprécier la vie et tous les bonheurs relatifs que je peux connaître.


      De manière générale, se connaître soi-même est aussi un bon moyen pour savoir ce qui va nous rendre nous heureux en particulier : certains seront plus heureux seuls tandis que d'autres auront besoin d'une compagnie bienveillante, certains aimeront aller à un concert de jazz tandis que d'autres trouveront leur bonheur avec de la musique plus rock, et ainsi de suite... Souvent le bonheur est comme une recette avec une certaine dose de ressource matérielle, une certaine dose d'amour et d'amitié, une certaine dose de réussite et d'échos positifs, etc... Mais le dosage entre ces composantes de bonheur, la façon de les agencer dans les moments de la vie qui se succède est à trouver en soi-même.


        On l'a déjà dit en parlant de Kant, mais je le répète : aucun conseil n'est « universalisable », aucun conseil ne peut être appliqué à tout le monde, en tout temps. Pour prendre un exemple un peu trivial, il y a ce proverbe qui dit : « L'avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt ». C'est très bien de ne pas être paresseux et de ne pas perdre son temps afin de bâtir une vie heureuse, mais il y a des fois où appliquer systématiquement ce principe de vie, ce serait gâcher le bonheur si voluptueux d'une grasse matinée...


      Ces conseils ne sont pas universalisables non plus parce que nous ne sommes pas égaux dans les bonheurs relatifs. Certains accéderont facilement au bonheur tandis que d'autres seront beaucoup plus tourmentés dans l'existence. Il y a ces vers de William Blake :

« Some are born to sweet delights,
Some are born to endless nights »

(Certains sont nés pour de doux délices,
Certains sont nés pour des nuits sans fin).


     Enfin, ces conseils ne sont pas universalisables parce qu'avec l'entendement humain limité qui est le nôtre, on ne peut prévoir toutes les conséquences qu'un acte ou un état va engendrer. Un état de bonheur peut préparer parfois des conséquences malheureuses ; un malheur peut parfois se transformer en opportunité. Il y a un petit conte chinois que l'on attribue parfois à Lao-Tseu, qui semble assez bien illustrer ce propos :


    « Il était une fois un humble paysan chinois que l'on jalousait beaucoup parce qu'il possédait un cheval blanc tout à fait remarquable. On lui proposait régulièrement des fortes sommes d'argent pour qu'il revende son cheval, mais cela ne l'intéressait pas. Il répondait invariablement : « Ce cheval compte énormément pour moi, c’est un ami à mes yeux, je ne peux pas le vendre et m'en séparer ».


   Un jour pourtant, le cheval disparut. Les voisins rassemblés devant l’étable vide donnèrent leur opinion : « Pauvre idiot, cela devait arriver ! Tôt ou tard, on t'aurait volé cette bête. Pourquoi ne l’as-tu pas vendue et fait du profit avec ? Quel malheur ! » Le vieux paysan semblait moins catastrophé : « Attendons de voir, leur dit-il. Disons pour le moment que le cheval ne se trouve plus dans l’étable. C’est un fait. Tout le reste n’est qu’une appréciation de votre part. Comment savoir avec certitude si c’est un bonheur ou un malheur ? Nous ne connaissons pas le fin mot de l'histoire. Qui sait ce qu’il adviendra ? »


     Les gens se moquèrent du vieil homme. Ils le considéraient depuis longtemps comme un simple d’esprit. Quinze jours plus tard pourtant, le cheval blanc revint. Il n’avait pas été volé, il était simplement parti en vadrouille et, à son retour, était accompagné d'une douzaine de chevaux sauvages. Les villageois vinrent le trouver et s'exclamèrent : « Tu avais raison, ce n’était pas un malheur mais une bénédiction ». Le paysan restait par contre très dubitatif : « Je n’irais pas jusque là, dit le paysan. Contentons-nous de dire que le cheval blanc est revenu. Comment savoir si c’est une chance ou une malchance ? Il faut attendre de voir pour le savoir ».


        Les villageois se dispersèrent, convaincus que le vieil homme déraisonnait. Recevoir douze beaux chevaux était indubitablement une chance extraordinaire, qui pouvait le nier ? Le fils du paysan entreprit le dressage des chevaux sauvages. L’un d’eux le jeta à terre et le piétina. Les villageois vinrent une fois de plus donner leur avis : « Pauvre ami ! Tu avais raison, ces chevaux sauvages ne t’ont pas porté chance. Voici que ton fils unique est estropié. Qui donc t’aidera dans tes vieux jours ? Tu es vraiment à plaindre ». Le vieil homme leur rétorqua : « Voyons, attendons de voir. Mon fils a perdu l’usage de ses jambes, c’est tout. Qui pourra vraiment dire que c'est un bien ou un mal ? Qui connaît vraiment le dernier mot ?»


      Quelque temps plus tard, la guerre éclata et tous les jeunes gens du village furent enrôlés dans l’armée, sauf le fils invalide du paysan. « Vieil homme, se lamentèrent les villageois, tu avais raison, ton fils ne peut plus marcher, mais il reste auprès de toi tandis que nos fils vont se faire tuer à la guerre ». « Je vous en prie, » répondit le paysan, « ne jugez pas hâtivement. Vos jeunes sont enrôlés dans l’armée, le mien reste à la maison, c’est tout ce que nous puissions dire. Nul ne sait encore si c’est effectivement un bien ou un mal
 ».


     Si ce vieux paysan chinois avait été un partisan d'Emmanuel Kant, il aurait commenté : « Le concept de bonheur est un concept si indéterminé... ». On ne sait jamais toutes les implications d'une situation heureuse ou malheureuse ; c'est pourquoi il est prudent de suspendre son jugement sur la situation présente que l'on est en train de vivre.




*****




        En guise de conclusion, je dirais que de Kant, j'admets les difficultés à déterminer de manière certaine un cheminement vers les bonheurs relatifs. Ceux-ci sont souvent insaisissables, échappant à notre volonté et à notre raison. Ils sont impermanents, limités, imparfaits et susceptibles de se transformer en leur contraire. Par contre, le fait qu'ils ne soient pas des « idéaux de la Raison » ne signifie pas qu'aucun discours philosophique ne puisse s'appliquer à eux. Le fait est que l'on peut cultiver une attitude philosophique envers ces bonheurs relatifs : la suspension du jugement, le détachement, l'équanimité, la bienveillance, l'altruisme....


      Par ailleurs, sur un plan politique, il y a toute une réflexion inspirée par la Raison qui peut se demander comment maximiser ces bonheurs relatifs au sein de la population ; et c'est là une question très vaste. L'idéal de la Raison peut sembler impuissant par rapport au destin d'une seule personne, mais il me semble qu'il a peut-être plus de signification quand il se rapporte au bien commun des milliers et des millions de gens qui composent une société.


          Enfin, la philosophie, c'est aussi une réflexion raisonnée concernant ce que j'appelais plus haut le « bonheur ultime ». La Raison peut indiquer la Voie pour réaliser ce bonheur ultime, même si la Raison ne peut l'atteindre elle-même. La Raison doit céder le pas au silence de la méditation pour cela. Comme le dit le philosophe bouddhique Shāntideva (Bodhicaryāvatāra, IX, II. Traduction : Georges Driessens, « Vivre en héros pour l’Éveil », éd. du Seuil / Points Sagesse, Paris, 1993)  :

« Le relatif, ce qui voile, et l'ultime
Sont acceptés comme les deux vérités.
L'ultime n'est pas le domaine de l'intellect ;
Car l'intellect est dit ici 'ce qui masque'. »


    Atteindre ce bonheur ultime (ou simplement s'en approcher pour la plupart des gens) est important, parce que cela permet de mieux vivre l'existence que l'on mène. Cela rejaillit dans notre façon de vivre ce qu'on a appelé les « bonheurs relatifs », de les vivre mieux, plus sereinement et plus librement. En outre, là où je suis d'accord avec Kant, c'est quand il dit que le bonheur ne s'obtient pas par l'obéissance à une suite de préceptes et de commandements. En effet, cet « idéal de l'imagination » exige plutôt une créativité joyeuse pour pouvoir s'épanouir...

















Aaron Joel Santos - Sicile








Voir également : 


- L'idéal du bonheur - 1ère partie



- Hédonisme et eudémonisme : 1ère partie - 2ème partie









Concernant Emmanuel Kant : 


- Le ciel étoilé et la loi en moi


- Liberté morale









Steve McCurry













Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.



Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.





N'hésitez pas à apporter vos commentaires et à partager cet article. N'hésitez pas non plus à suivre le Reflet de la Lune sur FacebookTwitterTumblr ou Google+




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire