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mardi 10 juillet 2018

C'est beaucoup et c’est l’ombre d’un rêve





Ne dites pas : la vie est un joyeux festin ;
Ou c’est d’un esprit sot ou c’est d’une âme basse.
Surtout ne dites point : elle est malheur sans fin ;
C’est d’un mauvais courage et qui trop tôt se lasse.

Riez comme au printemps s’agitent les rameaux,
Pleurez comme la bise ou le flot sur la grève,
Goûtez tous les plaisirs et souffrez tous les maux ;
Et dites : c’est beaucoup et c’est l’ombre d’un rêve.


Jean Moréas, Les Stances, 1899.









Phil Greenwood - Floraison.







Jean Moréas était un poète grec d'expression française (de son vrai nom Ioánnis Papadiamantópoulos, 1856 - 1910). C'est un illustre inconnu qui l'a fait découvrir ce court poème dans les commentaires d'un de mes derniers articles « Hédonisme et eudémonisme ». J'avais envie de le partager à tout le poème tant celui-ci me plaît. J'aime le réciter encore et encore. En quelques vers ramassés, il dit beaucoup, sans grandiloquence et tout en simplicité.



Les premières lignes sont une critique implicite de l'hédonisme naïf qui s'exclame quand règne l'opulence et que tout réussit dans la vie : « La vie est un joyeux festin ». C'est soit la mentalité des sots qui n'ont pas trop réfléchi à la vie, soit l'attitude de l'individu peu recommandable qui essaye de s'emparer de tout le gâteau sans partager avec les autres, qui célèbre ses richesses quand les autres manquent de tout.


Mais à ceux qui, par dépression, par mélancolie ou par désespoir, proclament que : « la vie est malheur sans fin », on pourrait faire le reproche de ne pas affronter la vie, de ne pas oser avancer dans ce voyage au bout de la nuit que la vie est souvent, et de se laisser gagner, peut-être par facilité ou par complaisance, à la lassitude et au dégoût. Même si la vie n'est pas un festin sans fin, on se doit de la célébrer dans le jour éclatant et dans la nuit sombre.


« Goûtez tous les plaisirs et souffrez tous les maux ». Cette célébration passe par l'acceptation tant des plaisirs que des maux. On a là une morale proche de l'amor fati des stoïciens, clamée en son temps par Friedrich Nietzsche. Aimez le destin quoiqu'il arrive, des événements heureux ou des malheurs sans nom. Accepter le bien comme le douloureux, sans pour autant se résigner à les subir, c'est là un bon principe de sagesse.


Comme le dit Chengawa Lodrö Gyatsen :
« Si c'est le bonheur que tu cherches,
Supporte d'abord la souffrance.
Sans avoir goûté aux larmes,
Tu n'apprécierais pas le rire ».


Mais la sagesse est de savoir aussi qu'on ne peut complètement absolutiser ce principe d'acceptation : on est toujours poussé à vouloir plus de plaisir quand on connaît le plaisir. C'est là le fondement même de l'hédonisme. Et on est aussi toujours poussé à repousser, à combattre ou à guérir les maux et les souffrances. C'est là le fondement même de l'eudémonisme.


Et enfin le poème de Jean Moréas se termine par cette formule forte : « Et dites : c’est beaucoup et c’est l’ombre d’un rêve ». Toutes ces joies, toutes ces épreuves que l'on rencontre dans la vie, ce sont là des choses qui nous envahissent complètement nos existences, c'est beaucoup parce que cela pèse d'un poids considérables sur nos épaules d'homme. En même temps, toutes ces sensations ne sont aussi que l'ombre d'un rêve dans le sens où elles s'évanouissent très vite, et leur substance semble évanescente.


C'est ce même sentiment d'irréalité qui faisait dire à l'ascète tibétain Milarépa :

« Le son du tonnerre, bien qu'assourdissant, est inoffensif ;
L'arc-en-ciel, malgré ses couleurs chatoyantes, ne dure pas ;
Ce monde, même s'il apparaît plaisant, est semblable à un rêve ;
Les plaisirs des sens, bien qu'agréables, n'apportent au bout du compte que désillusions ».


Dans la philosophie du Bouddha, il y a cette conscience aiguë de la souffrance présente universellement dans tous les êtres sensibles ; si bien qu'on pourrait dire : « cette vie et les suivantes sont malheur sans fin ». La souffrance est présente à tout moment de notre vie, avec des intensités très variées, parfois c'est la morsure d'un moustique, parfois ce sont de terribles douleurs et de terribles angoisses, et sous des formes très variées, parfois le corps, parfois l'esprit, etc... Pour autant, ce genre de constatation n'amène le découragement et le désespoir, car ce constat terrible s'accompagne d'une joie infinie avec la conscience que tous les êtres ont le potentiel de s'affranchir de la douleur et de la souffrance, et qu'ils ont devant eux le Noble Octuple Sentier, le chemin qui mène à la cessation de la souffrance, à la sérénité et au bonheur. C'est pourquoi les statues représentent toujours un Bouddha souriant.

































Voir également :




Joie (Qu'est-ce que la joie spirituelle prônée par le Bouddha ?)


- Si c'est le bonheur que tu cherches (Chengawa Lodrö Gyaltsen)


Sans savoir pourquoi (Sōseki Natsume)




Le son du tonnerre (à propos des vers de Milarépa cités plus haut, et avec une réflexion sur l'hédonisme et le détachement)




La vision juste des phénomènes (strophes du Dhammapada sur les 3 sceaux du Dharma)


En repos dans une chambre (Blaise Pascal)















Voir tous les articles et les citations à propos de la philosophie antique ici.


Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.


Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.





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