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mercredi 12 juin 2019

Force et justice





Sans doute, l'égalité des biens est juste, mais ne pouvant faire qu'il soit force d'obéir à la justice, on a fait qu'il soit juste d'obéir à la force. Ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force, afin que la justice et la force fussent ensemble et que la paix fût, qui est le souverain bien.


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Il est juste que ce qui est juste soit suivi. Il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi.

La justice sans la force est impuissante. La force sans la justice est tyrannique.

La justice sans force est contredite parce qu'il y a toujours des méchants. La force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste.

La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n'a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice, et a dit qu'elle était injuste, et a dit que c'était elle qui était juste.

Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste.


Blaise Pascal, Pensées, fragments 116 & 135 de l'édition Sellier
(fr. 299 & 298 de l'éd. Brunschvicg, fr. 81 & 103 de l'éd. Lafuma)










David, Le serment des Horaces, 1784-1785.










Voilà bien une sentence d'une redoutable ambiguïté, surtout dans le contexte de nos démocraties qui sont censées être fondées sur le droit et la justice. Les démocraties sont pensées comme des systèmes justes fondés sur la souveraineté du peuple, sur le bien commun et la volonté générale. En principe, la justice devrait s'imposer à tous au terme d'une délibération équitable. Mais le fait est que la justice dans la démocratie ne s'impose pas à tous, et que la justice est obligée de recourir à la force pour se faire respecter en tant que justice. Les gouvernements emploient eux aussi la violence et la force armée pour maintenir l'ordre public. Les démocraties, pas seulement les dictatures, justifient elles aussi la force à défaut d'avoir su efficacement fortifier la justice.


« La raison du plus fort est toujours la meilleure » disait Jean de la Fontaine ; et les dictateurs accompagnés des révolutionnaires comprennent très bien ce principe. Ils prennent le pouvoir par la force et ont toujours mille bonnes raisons pour justifier cette force. Ils sont le Peuple ou le Peuple est avec eux. Ils sont la Nation, ils sont la Liberté, ils sont l’Égalité en marche, le Progrès qui s'incarne dans l'Histoire. Et Dieu est toujours avec eux. La victoire leur donne toutes les légitimités, même s'il faut faire taire les faits par tous les moyens, souvent les plus violents, ces faits qui restent récalcitrants à tous ces discours, à toutes ces justifications.


Blaise Pascal cautionne ce règne de la force, en l'occurrence le règne de la monarchie dans la France de l'Ancien Régime au XVIIème siècle. Pascal se range à la théorie politique de Saint-Augustin. Pour lui, aucun système politique ou judiciaire n'est foncièrement juste, mais basé sur la force militaire. Il écrit ainsi dans La Cité de Dieu (livre IV, 4) : « Sans la justice, en effet, les royaumes sont-ils autre chose que de grande troupes de brigands ? Et qu'est-ce qu'une troupe de brigands, sinon un petit royaume ? Car c'est une réunion d'hommes où un chef commande, où un pacte social est reconnu, où certaines conventions règlent le partage du butin. Si cette troupe funeste, en se recrutant de malfaiteurs, grossit au point d'occuper une ville, de subjuguer des peuples, alors elle s'arroge ouvertement le titre de royaume, titre qui lui assure non pas le renoncement à la cupidité, mais la conquête de l'impunité. C'est une spirituelle et juste réponse que fit à Alexandre le Grand ce pirate tombé en son pouvoir. quoi penses-tu d'infester les océans ?" " - À quoi penses-tu d'infester la terre ?" répond le pirate avec une audacieuse liberté. "Mais parce que je n'ai qu'un frêle navire, on m'appelle corsaire, et parce que tu as une grande flotte, on ne te nomme conquérant" ».


Le message est clair et sans ambiguïté : un royaume ou un empire ne sont seulement que des degrés élevés dans la pratique du brigandage. Un roi ou un empereur, c'est un brigand de grand chemin qui a réussi à étendre son influence sur une plus large partie de terre ou de mer. Alexandre le Grand et le pirate sont de la même étoffe ; mais l'étoffe d'Alexandre a juste une surface beaucoup grande et étendue que celle du pirate. La véritable justice n'est pas du ressort de telle ou telle politique faite par les hommes. La véritable justice n'existe que dans la Cité de Dieu. Dans la Cité des hommes, l'amour de soi-même et les intérêts égoïstes et cupides règnent aux dépens de l'amour de Dieu et du prochain. On ne peut pas décemment attendre de véritable justice dans ces Cités construites et pensées par des hommes faibles et égoïstes. Tout pouvoir exercé par les hommes est donc injuste. Aucun royaume, aucun empire n'échappe à cette injustice.


Pour autant, Saint-Augustin n'est absolument pas un anarchiste. Si aucun pouvoir n'est parfaitement juste dans la Cité des hommes, tout pouvoir vient de Dieu, même le plus injuste, même le plus païen des régimes politiques. Si un roi ou un empereur, c'est que Dieu le veut bien. Et il faut se plier à cette volonté divine, même si cela signifie de se soumettre à des régimes injustes et même des régimes tyranniques. Si on doit subir l'iniquité et les humiliations, il faut voir cela comme un châtiment ou une épreuve de Dieu. Si, par contre, on a la chance de vivre sous le gouvernement d'un roi clément et pas trop injuste, il faut voir cela comme une grâce que nous accorde Dieu dans sa miséricorde.


Blaise Pascal, en bon janséniste imprégné d'augustinisme, accepte donc la monarchie de droit divin de l'époque, puisque c'est la volonté de Dieu. Le roi de France règne par la force sur ses sujets, et c'est légitime. Pascal explique d'ailleurs : « De là vient le droit de l'épée, car l'épée donne un véritable droit » (fragment 119 de l'édition Sellier). Le roi impose son règne par le glaive, mais il tient aussi son pouvoir de Dieu. Ce qui donne une espérance supplémentaire que son règne soit juste, mais juste une espérance, car les hommes sont pécheurs, et la Cité de Dieu parfaitement juste n'est probablement pas de ce monde.




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Aujourd'hui, revendiquer un pouvoir politique quelconque pour la seule raison que ce pouvoir détiendrait la puissance militaire et que c'est là la volonté de dieu apparaîtrait surréaliste. Si on disait aux gilets jaunes de se soumettre aux forces de l'ordre du président Macron parce que Dieu a voulu que Macron règne sur la France, je pense qu'ils deviendraient fous. Les gilets jaunes n'acceptent déjà pas la légitimité démocratique. Alors la légitimité d'une élection divine...


Mais en-dehors de ces considérations théologiques d'un autre âge, la question reste sur le fond : comment articuler correctement la justice et la force militaire ? Un système démocratique se doit de se maintenir par la force contre les forces qui visent à la briser de l'intérieur ou de l'extérieur. Pour autant, l'usage de la force ne peut plus faire se faire en-dehors de tout cadre de justice, sous peine de se mettre à dos l'opinion publique. Cette opinion publique s'est développée dans une logique républicaine qui justifie une réaction révolutionnaire quand l'oppression est trop forte.


Cela attise dans les démocraties les débats autour de la justice : qu'est-ce qui est juste ? Et Pascal a raison d'affirmer que cette justice n'est fait jamais l'objet d'une unanimité : « La justice est sujette à dispute » dit-il. Pour les uns, socialistes et communistes, il est juste de donner un traitement équitable à tout le monde. Pour les autres plus libéraux, il est normal que celui qui travaille plus reçoive plus que celui qui fait peu. Pour les uns, la justice doit punir sévèrement les fautes et les manquements ; pour les autres, la justice doit plus viser à la réhabilitation des criminels dans la société et tenir compte des inégalités sociales et financières dans ses jugements. La justice dans une société démocratique se doit d'être un consensus précaire entre différentes forces en présence, classes sociales et groupes d'intérêts. Et ce consensus est toujours sujet à disputes et contestations, c'est vrai.


Mais il est faux de dire comme Pascal le fait que : « La force est très reconnaissable et sans dispute ». Ce n'est vrai que quand les forces en présence sont disproportionnées. Une armée par exemple contre une troupe de manifestants désarmés. Dans l'Ancien Régime ou dans une dictature actuelle, cela peut se tenir, même si des révoltes violentes peuvent éclater dans ces régimes. Et dans une démocratie, la force peut encore être plus contestée. Ce qui, indéniablement, est une force et un progrès des démocraties sur les régimes tyranniques.















Jean-Marc Nattier,
La Justice châtiant l’Injustice
, dit Madame Adélaïde sous les traits de la Justice (1737)

















Concernant Blaise Pascal, lire aussi :


la déconstruction du moi


En repos dans une chambre


La vie est un songe un peu moins inconstant



La question du libre-arbitre


Ni Dieu, ni maître


- Diversité












Concernant la justice, voir également : 


Une flûte pour trois enfants  (à propos de trois conceptions rivales de la justice)














Corrado Giaquinto, Allégorie de la Paix et de la Justice (1759-1760)















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Moïse Lévy, Palais de justice de Bruxelles






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