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dimanche 26 mai 2019

Diversité





La théologie est une science, mais en même temps, combien est-ce de sciences ? Un homme est un suppôt, mais si l'on l'anatomise, sera-ce la tête, le cœur, l'estomac, les veines, le sang, chaque humeur du sang ?


Une ville, une campagne, de loin, c'est une ville et une campagne, mais à mesure qu'on s'approche, ce sont des maisons, des arbres, des tuiles, des feuilles, des herbes, des fourmis, des pattes de fourmis, des jambes de fourmis à l'infini. Tout cela s'enveloppe sous le nom de campagne.


Blaise Pascal, Pensées,
fragment 99 de l'édition Sellier (fr. 115 de l'éd. Brunschvicg, fr. 65 de l'éd. Lafuma)













Olivier Wong, Paris.






On a là un vieux problème tant de la philosophie occidentale que de la philosophie orientale, le problème de l'unité et de la diversité : quand on considère une chose, cette chose est-elle une entité unique ? Ou n'est-elle que la diversité des autres choses plus petites qui la composent ? Si on prend l'exemple du corps d'un homme (mais on pourrait prendre l'exemple de n'importe quelle autre chose dans le monde), on a l'impression d'un phénomène qui existe et se comprend dans son unicité et sa singularité : il y a là un corps, pas deux ; et ce corps se comprend de manière évidente comme le corps de Pierre, pas celui de Paul ou celui de Jacques. Ce corps existe comme une chose, un phénomène. Mais le corps est-il la tête ? Non, bien entendu, pas plus qu'il n'est la jambe droite ou la main. On pourrait que le corps est l'ensemble unique des parties diverses qui le composent. Mais cet ensemble unique peut-il se penser indépendamment de la tête, du cœur, de l'estomac ? Non, le corps n'existerait pas sans ses parties. Sans ses parties, le corps n'est qu'un concept qui n'a pas plus de réalité qu'un mirage ou une rêverie.


Le même raisonnement peut s'appliquer à une ville. Quand on l'envisage de loin, l'identité d'une ville ne fait aucun doute tout comme son caractère unique : Paris n'est pas Lyon ; Bruxelles n'est pas Liège ; New-York n'est pas Moscou. Mais qu'on s'approche d'un peu plus près, et on est bien obligé de voir les parties de la villes, les arrondissements, les communes, les quartiers... Et aussi les parties de parties : les rues qui font ces quartiers, et les trottoirs, les chaussées, les lampadaires, les maisons et les magasins qui font ces rues. Et cela à l'infini. Tant et si bien que de l'unité annoncée d'une ville, on passe à une multiplicité grouillantes de briques et de mobiliers urbains, sans parler des gens qui habitent en ses murs et qui sont eux-mêmes composés de parties et de parties de parties jusqu'à leurs cellules ou leurs atomes...


L'unité de la ville n'existe-t-elle dès lors que dans le concept de la ville ou son nom ? Ce serait adhérer à une conception nominaliste. Le nominalisme est une des réponses possibles à la querelle des universaux au Moyen-Âge. Le défenseur le plus connu de cette position est Guillaume d'Ockham. La question est de savoir si le concept d'un objet renvoie à quelque chose de réel dans les objets particulier. Par exemple, est-ce que le concept « cheval » est-il juste un nom pour désigner les animaux du même nom ou s'il renvoie à une idée réelle ou forme réelle présente dans tous les chevaux particulier ?


Les nominalistes pensent que le nom de cheval vient après que les hommes aient regroupé tous les chevaux réels dans une catégorie appelée « cheval ». Opposés aux nominalistes, les réalistes, avec parmi eux un penseur comme Thomas d'Aquin, pensent que le concept existe avant la chose et est indépendant de ce que peuvent penser et catégoriser les hommes. Pour les réalistes, l'idée du cheval existe avant même qu'aucun cheval ne vive sur la Terre. Et cette idée universelle du cheval existe bien dans tous les chevaux : autant chez Jolly Jumper, Bucéphale, un cheval de course, un cheval de trait que n'importe quel canasson. Il y a quelque chose de l'idée du cheval dans les chevaux.


Citons enfin un troisième courant qui se veut être une position intermédiaire entre le nominalisme et le réalisme : le conceptualisme. Cette position philosophique est néanmoins plus proche du nominalisme que du réalisme. Son représentant le plus célèbre est Abélard. Pour un conceptualiste, le concept se produit en même temps que la chose qu'il désigne. Le concept universel est bien une construction mentale, mais ce concept renvoie à une réalité présente dans ces choses. Ce concept universel est susceptible toutefois d'altérations particulières : le concept de cheval se retrouve dans tous les chevaux, mais tous les chevaux ont une apparence qui leur est propre et qui diffère de l'apparence d'un autre cheval. Cela explique la diversité de tous les chevaux et le fait qui perd une patte dans un accident n'en reste pas moins un cheval quand bien même on conceptualise d'ordinaire un cheval avec quatre pattes.


Un conceptualiste ne peut pas admettre la position réaliste pour qui l'essence de l'Homme se retrouve intégralement en Pierre, Paul et Jacques, sinon on ne pourrait différencier Pierre, Paul et Jacques. Le concept ne se trouve donc pas intégralement dans les choses conceptualisées. Abélard donne l'exemple célèbre de la rose qui existerait même si tous les roses de la Terre venaient à disparaître. Je peux concevoir l'idée d'une licorne et différencier clairement ce concept de celui du cheval, sans pour autant qu'aucune licorne n'ait été répertoriée en ce monde. Pour autant, ce concept n'est pas une abstraction purement arbitraire comme le laisse penser les nominalistes et, plus tard aussi, William Shakespeare dans son Roméo & Juliette : « Ce que nous appelons rose embaumerait autant sous un autre nom ». Notre intellect en tant qu'il est un petite partie de la lumière de Dieu nous permet une adéquation entre le concept et le chose.




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Dans la philosophie indienne, on va retrouver des débats similaires. L'école de logique hindouiste reconnaît des caractères généraux qui correspondent aux objets de la perception. L'école bouddhiste Sautrāntika se rapproche par contre beaucoup plus du nominalisme en ce qu'elle reconnaît ces caractères généraux comme illusoires, des concepts qui permettent de nommer et identifier tel ou tel objet, mais qui ne sont pas du tout l'objet lui-même. La caractère général identifie l'objet comme permanent ou durable et comme ayant une existence séparée, alors que l'objet est impermanent, il ne dure pas même deux instants d'affilée, le changement opère en lui d'instant en instant, et cet objet existe en interdépendance avec le reste du monde. C'est là le caractère propre d'une chose que seul peut percevoir la perception directe, la simple reconnaissance dans l'instant de l'objet par les sens sans que la conceptualisation vienne se surajouter à cet objet et y mettre des caractères généraux. Cette perception directe permet à la conscience d'avoir une image dans l'esprit de l'objet qui lui correspond dans la mesure où la perception directe est le témoin du caractère transitoire et interdépendant de l'objet et dans la mesure où cette l'image de la perception directe ne cherche pas à se prendre pour l'objet lui-même comme le mental dans la confusion.


On a donc dans le Sautrāntika une vérité qui n'est pas unique, mais qui se diffracte en une diversité d'instants de conscience. Ce qui est étonnant dans la théorie des Sautrāntika, c'est que la vérité ultime n'est pas du domaine de l'éternité comme on associe habituellement ces deux termes dans les philosophies spiritualistes. Non, la vérité ultime, c'est ce qui surgit dans le champ des perceptions quand on a apaisé le mental et que ce mental n'a pas pu dès lors ranger ce réel perçu dans des catégories fixes et immuables. C'est une vérité ultime qui est du côté de la conscience. Une conscience non pas unique, mais diverse de tous les instants de conscience sensorielles qui constituent ce qu'on croit être une « conscience unique, indépendante et éternelle », mais qui n'est qu'un flux d'instants de conscience, une diversité qui donne l'impression d'une unité.





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Diversité dans le corps, diversité dans le monde. Mais aussi diversité dans l'esprit. Jusqu'à présent, je n'ai pas commenté le tout début de la citation de Blaise Pascal : « La théologie est une science, mais en même temps, combien est-ce de sciences ? » Certainement parce que je ne suis pas très versé dans cette discipline, que je ne crois pas en Dieu et que je ne suis pas certain que la théologie soit une science. Mais cela marche aussi avec une autre science comme la biologie. A priori, la biologie, c'est une science. Mais en même temps, c'est plusieurs sciences : la zoologie, la botanique, la mycologie, la microbiologie, la cytologie, la génétique, la taxonomie, etc... Avec aussi des disciplines à la croisée des chemins avec d'autres sciences comme la biochimie ou la biologie moléculaire qui rendent les contours de cette discipline pour le moins flous.


Cela pose une question : faut-il tout compartimenter dans le travail de l'esprit avec des domaines ultra-spécialisés ? Ou au contraire rechercher l'unité perdue dans la connaissance, une théorie du Tout comme en rêvent les physiciens ? Dans la philosophie bouddhique, on retrouve ces deux chemins opposés. Dans le bouddhisme ancien, l'approche est analytique : on observe le corps, l'esprit, la matière, les choses en ses composants, et on décompose ces composants en leur propres composants, et en remontant le plus loin possible dans les éléments les plus élémentaires qui composent notre expérience de la vie. Dans le bouddhisme du Grand Véhicule par contre, on a beaucoup plus tendance à envisager la globalité du monde, l'interdépendance et la non-dualité entre notre être et le reste du monde. Je suis moi-même fait d'éléments qui ne sont pas « moi » : l'air que je respire, l'eau que je bois, la nourriture que j'absorbe, les rayons du soleil qui me réchauffe...


Unité et diversité. Unité dans la diversité, diversité dans l'unité. Toujours est-il qu'il ne faut pas rester emprisonné de ces concepts. Qu'on observe l'évolution des sciences, qu'on s'observe soi-même ou qu'on observe une ville, une campagne, de loin ou très près, l'esprit libre ne s'enferme dans une science, ni dans un corps, ni dans la ville ou la campagne.













Antoine Michel - Sur les toits - Quartier Saint-Léonard, Liège.










Concernant Blaise Pascal, voir aussi :


la déconstruction du moi


En repos dans une chambre


La vie est un songe un peu moins inconstant



La question du libre-arbitre


Ni Dieu, ni maître


- L'homme n'est ni ange, ni bête


- Les deux extrêmes de la connaissance








Voir également : 








Feuille de papier (Thich Nhat Hanh)









Rue Pierreuse, Liège - Lithographie.










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