La
théologie est une science, mais en même temps, combien est-ce de
sciences ? Un homme est un suppôt, mais si l'on l'anatomise,
sera-ce la tête, le cœur, l'estomac, les veines, le sang, chaque
humeur du sang ?
Une
ville, une campagne, de loin, c'est une ville et une campagne, mais à
mesure qu'on s'approche, ce sont des maisons, des arbres, des tuiles,
des feuilles, des herbes, des fourmis, des pattes de fourmis, des
jambes de fourmis à l'infini. Tout cela s'enveloppe sous le nom de
campagne.
Blaise
Pascal, Pensées,
fragment
99 de l'édition Sellier (fr. 115 de l'éd. Brunschvicg, fr. 65 de
l'éd. Lafuma)
On
a là un vieux problème tant de la philosophie occidentale que de la
philosophie orientale, le problème de l'unité et de la diversité :
quand on considère une chose, cette chose est-elle une entité
unique ? Ou n'est-elle que la diversité des autres choses plus
petites qui la composent ? Si on prend l'exemple du corps d'un
homme (mais on pourrait prendre l'exemple de n'importe quelle autre
chose dans le monde), on a l'impression d'un phénomène qui existe
et se comprend dans son unicité et sa singularité : il y a là
un corps, pas deux ; et ce corps se comprend de manière
évidente comme le corps de Pierre, pas celui de Paul ou celui de
Jacques. Ce corps existe comme une chose, un phénomène. Mais le
corps est-il la tête ? Non, bien entendu, pas plus qu'il n'est
la jambe droite ou la main. On pourrait que le corps est l'ensemble
unique des parties diverses qui le composent. Mais cet ensemble
unique peut-il se penser indépendamment de la tête, du cœur, de
l'estomac ? Non, le corps n'existerait pas sans ses parties.
Sans ses parties, le corps n'est qu'un concept qui n'a pas plus de
réalité qu'un mirage ou une rêverie.
Le
même raisonnement peut s'appliquer à une ville. Quand on l'envisage
de loin, l'identité d'une ville ne fait aucun doute tout comme son
caractère unique : Paris n'est pas Lyon ; Bruxelles n'est
pas Liège ; New-York n'est pas Moscou. Mais qu'on s'approche
d'un peu plus près, et on est bien obligé de voir les parties de la
villes, les arrondissements, les communes, les quartiers... Et aussi
les parties de parties : les rues qui font ces quartiers, et les
trottoirs, les chaussées, les lampadaires, les maisons et les
magasins qui font ces rues. Et cela à l'infini. Tant et si bien que
de l'unité annoncée d'une ville, on passe à une multiplicité
grouillantes de briques et de mobiliers urbains, sans parler des gens
qui habitent en ses murs et qui sont eux-mêmes composés de parties
et de parties de parties jusqu'à leurs cellules ou leurs atomes...
L'unité
de la ville n'existe-t-elle dès lors que dans le concept de la ville
ou son nom ? Ce serait adhérer à une conception nominaliste.
Le nominalisme est une des réponses possibles à la querelle des
universaux au Moyen-Âge. Le
défenseur le plus connu de cette position est Guillaume d'Ockham. La
question est de savoir si le concept d'un objet renvoie à quelque
chose de réel dans les objets particulier. Par exemple, est-ce que
le concept « cheval » est-il juste un nom pour désigner
les animaux du même nom ou s'il renvoie à une idée réelle ou
forme réelle présente dans tous les chevaux particulier ?
Les
nominalistes pensent que le nom de cheval vient après que les hommes
aient regroupé tous les chevaux réels dans une catégorie appelée
« cheval ». Opposés aux nominalistes, les réalistes,
avec parmi eux un penseur comme Thomas d'Aquin, pensent que le
concept existe avant la chose et est indépendant de ce que peuvent
penser et catégoriser les hommes. Pour les réalistes, l'idée du
cheval existe avant même qu'aucun cheval ne vive sur la Terre. Et
cette idée universelle du cheval existe bien dans tous les chevaux :
autant chez Jolly Jumper, Bucéphale, un cheval de course, un cheval
de trait que n'importe quel canasson. Il y a quelque chose de l'idée
du cheval dans les chevaux.
Citons
enfin un troisième courant qui se veut être une position
intermédiaire entre le nominalisme et le réalisme : le
conceptualisme. Cette position philosophique est néanmoins plus
proche du nominalisme que du réalisme. Son représentant le plus
célèbre est Abélard. Pour un conceptualiste, le concept se produit
en même temps que la chose qu'il désigne. Le concept universel est
bien une construction mentale, mais ce concept renvoie à une réalité
présente dans ces choses. Ce concept universel est susceptible
toutefois d'altérations particulières : le concept de cheval
se retrouve dans tous les chevaux, mais tous les chevaux ont une
apparence qui leur est propre et qui diffère de l'apparence d'un
autre cheval. Cela explique la diversité de tous les chevaux et le
fait qui perd une patte dans un accident n'en reste pas moins un
cheval quand bien même on conceptualise d'ordinaire un cheval avec
quatre pattes.
Un
conceptualiste ne peut pas admettre la position réaliste pour qui
l'essence de l'Homme se retrouve intégralement en Pierre, Paul et
Jacques, sinon on ne pourrait différencier Pierre, Paul et Jacques.
Le concept ne se trouve donc pas intégralement dans les choses
conceptualisées. Abélard donne l'exemple célèbre de la rose qui
existerait même si tous les roses de la Terre venaient à
disparaître. Je peux concevoir l'idée d'une licorne et différencier
clairement ce concept de celui du cheval, sans pour autant qu'aucune
licorne n'ait été répertoriée en ce monde. Pour autant, ce
concept n'est pas une abstraction purement arbitraire comme le laisse
penser les nominalistes et, plus tard aussi, William Shakespeare dans
son Roméo & Juliette :
« Ce
que nous appelons rose embaumerait autant sous un autre nom ».
Notre intellect en tant qu'il est un petite partie de la lumière de
Dieu nous permet une adéquation entre le concept et le chose.
*****
Dans
la philosophie indienne, on va retrouver des débats similaires.
L'école de logique hindouiste reconnaît des caractères généraux
qui correspondent aux objets de la perception. L'école bouddhiste
Sautrāntika
se rapproche par contre beaucoup plus du nominalisme en ce qu'elle
reconnaît ces caractères généraux comme illusoires, des concepts
qui permettent de nommer et identifier tel ou tel objet, mais qui ne
sont pas du tout l'objet lui-même. La caractère général identifie
l'objet comme permanent ou durable et comme ayant une existence
séparée, alors que l'objet est impermanent, il ne dure pas même
deux instants d'affilée, le changement opère en lui d'instant en
instant, et cet objet existe en interdépendance avec le reste du
monde. C'est là le caractère propre d'une chose que seul peut
percevoir la perception directe, la simple reconnaissance dans
l'instant de l'objet par les sens sans que la conceptualisation
vienne se surajouter à cet objet et y mettre des caractères
généraux. Cette perception directe permet à la conscience d'avoir
une image dans l'esprit de l'objet qui lui correspond dans la mesure
où la perception directe est le témoin du caractère transitoire et
interdépendant de l'objet et dans la mesure où cette l'image de la
perception directe ne cherche pas à se prendre pour l'objet lui-même
comme le mental dans la confusion.
On
a donc dans le Sautrāntika une vérité qui n'est pas unique, mais
qui se diffracte en une diversité d'instants de conscience. Ce qui
est étonnant dans la théorie des Sautrāntika, c'est que la vérité
ultime n'est pas du domaine de l'éternité comme on associe
habituellement ces deux termes dans les philosophies spiritualistes.
Non, la vérité ultime, c'est ce qui surgit dans le champ des
perceptions quand on a apaisé le mental et que ce mental n'a pas pu
dès lors ranger ce réel perçu dans des catégories fixes et
immuables. C'est une vérité ultime qui est du côté de la
conscience. Une conscience non pas unique, mais diverse de tous les
instants de conscience sensorielles qui constituent ce qu'on croit
être une « conscience unique, indépendante et éternelle »,
mais qui n'est qu'un flux d'instants de conscience, une diversité
qui donne l'impression d'une unité.
*****
Diversité
dans le corps, diversité dans le monde. Mais aussi diversité dans
l'esprit. Jusqu'à présent, je n'ai pas commenté le tout début de
la citation de Blaise Pascal : « La
théologie est une science, mais en même temps, combien est-ce de
sciences ? »
Certainement parce que je ne suis pas très versé dans cette
discipline, que je ne crois pas en Dieu et que je ne suis pas certain
que la théologie soit une science. Mais cela marche aussi avec une
autre science comme la biologie. A
priori,
la biologie, c'est une science. Mais en même temps, c'est plusieurs
sciences : la zoologie, la botanique, la mycologie, la
microbiologie, la cytologie, la génétique, la taxonomie, etc...
Avec aussi des disciplines à la croisée des chemins avec d'autres
sciences comme la biochimie ou la biologie moléculaire qui rendent
les contours de cette discipline pour le moins flous.
Cela
pose une question : faut-il tout compartimenter dans le travail
de l'esprit avec des domaines ultra-spécialisés ? Ou au
contraire rechercher l'unité perdue dans la connaissance, une
théorie du Tout comme en rêvent les physiciens ? Dans la
philosophie bouddhique, on retrouve ces deux chemins opposés. Dans
le bouddhisme ancien, l'approche est analytique : on observe le
corps, l'esprit, la matière, les choses en ses composants, et on
décompose ces composants en leur propres composants, et en remontant
le plus loin possible dans les éléments les plus élémentaires qui
composent notre expérience de la vie. Dans le bouddhisme du Grand
Véhicule par contre, on a beaucoup plus tendance à envisager la
globalité du monde, l'interdépendance et la non-dualité entre
notre être et le reste du monde. Je suis moi-même fait d'éléments
qui ne sont pas « moi » : l'air que je respire,
l'eau que je bois, la nourriture que j'absorbe, les rayons du soleil
qui me réchauffe...
Unité
et diversité. Unité dans la diversité, diversité dans l'unité.
Toujours est-il qu'il ne faut pas rester emprisonné de ces concepts.
Qu'on observe l'évolution des sciences, qu'on s'observe soi-même ou
qu'on observe une ville, une campagne, de loin ou très près,
l'esprit libre ne s'enferme dans une science, ni dans un corps, ni
dans la ville ou la campagne.
Antoine Michel - Sur les toits - Quartier Saint-Léonard, Liège. |
Concernant Blaise Pascal, voir aussi :
- la déconstruction du moi
- En repos dans une chambre
- La vie est un songe un peu moins inconstant
- La question du libre-arbitre
- Ni Dieu, ni maître
- L'homme n'est ni ange, ni bête
- Les deux extrêmes de la connaissance
Voir également :
- Illusion du sujet connaissant et son commentaire
- Feuille de papier (Thich Nhat Hanh)
Rue Pierreuse, Liège - Lithographie. |
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