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samedi 8 juillet 2017

John Rawls et l'utilitarisme



John Rawls et l'utilitarisme



La justice selon Rawls – 2ème partie






Pour une explication des grandes lignes de la pensée de John Rawls, je recommande vivement de d'abord lire la première partie de « La justice selon Rawls » : « John Rawls et la justice sociale ».








        « La Théorie de la Justice » se veut implicitement comme une critique de l'utilitarisme très influent dans la philosophie anglo-saxonne. Que reproche John Rawls à l'utilitarisme ? L'utilitarisme est cette philosophie qui met en avant l'utilité d'une action morale ou politique : quel bien-être ou quel plaisir produit une action ? Tel doit être le critère pour juger le bienfait ou non d'une action. Attention, certaines actions produisent de la peine ou de la douleur, mais c'est en vue d'un plus grand bien. Par exemple, étudier pour ses examens est la plupart du temps pénible et fastidieux, mais c'est pour s'assurer l'accès à une carrière plaisante ou qui rapporte de l'argent. Dans ce cas, le moindre mal qu'est l'étude est compensée par le plus grand bien, l'accès à la profession recherchée. Les utilitaristes généralise ce principe à la sphère politique : certaines décisions politiques peuvent créer de la peine du moment que cette peine soit compensée par un profit plus grand pour l'ensemble de la société. Par exemple, augmenter les impôts est pénible pour beaucoup de gens, mais cette augmentation d'impôt est compensée par l'utilité pour l'ensemble de la société que peut avoir la création d'un hôpital ou la construction d'une autoroute. Il faut mettre dans la balance les utilités par rapport aux peines que provoquent l'action politique, et choisir la meilleure balance en faveur des utilités en terme de bien-être ou de plaisir. « L'idée principale de l'utilitarisme est qu'une société bien ordonnée et, par là même, juste, quand ses institutions majeures sont organisées de manière à réaliser la plus grande somme totale de satisfactions pour l'ensemble des individus qui en font partie 1 ».



      John Rawls ne conteste pas l'idée de rechercher un maximum de bonheur et de bien-être pour l'ensemble de la société. Il dit même : « La théorie de la justice comme équité considère la société comme une entreprise de coopération en vue d'avantages mutuels 2 ». Mais Rawls s'oppose au fait qu'on juge une société uniquement à la somme de bien-être, de plaisir ou d'utilité qu'elle produit, indépendamment de la façon dont on répartit ce bonheur ou ce bien-être. Un utilitariste n'aurait pas de problème à ce que 1% de la population soit particulièrement maltraité, emprisonné et subisse des injustices évidentes si le reste de la population, les 99% restants, pouvaient en tirer un avantage important qui contrebalancerait les souffrances subies. Ce n'est pas acceptable pour Rawls. Il faut d'abord accorder des droits inaliénables aux individus, et puis seulement penser à optimiser les sources de profits et d'avantages pour l'ensemble de la population.


     Dans l'article précédent « John Rawls et la justice sociale », j'avais donné les deux principes de base de la théorie de la justice :


  • 1° principe ou principe d'égalité : Chaque personne doit avoir un droit égal au système total le plus étendu de libertés de base égales pour tous, compatible avec un même système pour tous.
  • 2° principe ou principe de différence : Les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu'elles soient : a) au plus grand bénéfice des plus désavantagés, et b) attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous, conformément au principe de la juste égalité des chances.




         John Rawls explique que ces deux principes suivent un ordre lexical, c'est-à-dire qu'il faut d'abord appliquer le premier principe, et puis le second. Il faut abord accorder des droits politiques comme le droit de vote pour tous, le droit d'occuper un emploi public, la liberté d'expression, la liberté de réunion, la liberté de pensée et de conscience, le droit à l'intégrité de la personne, le droit de propriété personnelle et la protection à l'égard de l'arrestation et de l'emprisonnement arbitraires. Il faut accorder ces droits et ces libertés de manière égale à tout le monde, même si cela n'est profitable à l'ensemble de la société.


       Et puis ensuite, on se pose la question de la répartition des biens et des richesses, mais encore en suivant le principe qu'une inégalité ne peut être justifiée que si elle va apporter du mieux-être aux personnes les plus défavorisées. Il pourrait donc arriver des situations où la somme des intérêts et des utilités dans une société qui suivrait les principes de Rawls soit moindre que dans une société où on se contenterait de suivre les principes d'optimisation du bien-être, prônés par les utilitaristes. Pour Rawls néanmoins, il vaut mieux vivre dans une société où l'on suit les principes de justice et de droits humains plutôt que la seule recherche de l'utilité collective. Chaque individu, chaque être humain a sa dignité qui ne saurait être bafouée.


        On peut peut-être se représenter ce débat entre la pensée de Rawls et l'utilitarisme dans deux situations concrètes actuelles : la République Populaire de Chine et les différents printemps arabes et leurs conséquences diverses. La Chine est tout sauf une démocratie. Le Parti Communiste exerce la main-mise totale sur le pouvoir en Chine. Il y a bien sûr des velléités de démocratie en Chine. Des opposants politiques finissent d'ailleurs régulièrement en prison. Peu à peu, on constate certaines timides avancées comme des élections à l'échelon local. Mais le système chinois reste englué dans la dictature et l'autoritarisme. Un argument souvent avancé pour refuser de démocratiser ce système est l'exemple de l'ex-Union Soviétique et de l'Ex-Yougoslavie. La démocratisation de l'URSS a conduit tout le pays au chaos pendant au moins une décennie ; et des ex-Républiques Soviétiques connaissent toujours le chaos et la répression, voire la tyrannie comme la Tchétchénie. Or les Chinois ont horreur de tout ce qui vient briser l'harmonie.


       Pour leurs dirigeants, il est préférable de maintenir un système autoritaire qui brisera les tendances démocratiques ou indépendantistes qui menacent la stabilité et l'unité de la Chine. Il ne faut pas oublier que plus de deux-tiers de la surface de la République Populaire de Chine sont des territoires où vivent des communautés qui ne sont pas chinoises (Han) : les Tibétains, les Ouïghours, les Mongols, etc... Et qu'il y a d'énormes ressources naturelles dans ces régions dont la Chine a impérativement besoin pour son développement. Ces ethnies représentent un infime proportion de la population chinoise ; par contre, les aires géographiques sont absolument stratégiques pour la Chine. Dans ces conditions, le gouvernement chinois verrouille toute avancée vers la démocratie et le respect des droits politiques chers à John Rawls de peur de sombrer dans les troubles et le chaos.


          Un penseur rawlsien n'hésiteraient pas à contester ce refus de la démocratie. Le gouvernement chinois a le devoir moral d'accorder à chaque citoyen des droits politiques, des libertés de croyances et de convictions politiques, la liberté d'expression ainsi que le droit de s'organiser politiquement. Peu importe les conséquences en terme d'éclatement de la République Populaire, et les éventuels conflits que cet éclatement risque de susciter. Un utilitariste, par contre, serait plus sensible aux arguments avancés par les leaders chinois. Il faut mettre dans la balance des avancées démocratiques qui sont certes souhaitables avec le risque de chaos qui risque de provoquer une masse énorme de souffrances, de peur et de désarroi si les libertés accordées se déchaînent sous forme de luttes armées et d'affrontement social.


         Pareillement en 2011, les démocrates occidentaux se sont enthousiasmés pour les différents printemps arabes qui ont secoué la Tunisie, la Libye, l’Égypte, le Yémen, la Syrie. On a vu cela comme une avancée significative vers la démocratie. Cela a effectivement le cas pour la Tunisie qui s'est démocratisé avec toutes sortes de bémol et de tensions politiques entre laïcs et islamistes, mais la démocratie est là. Par contre, la Libye est dans une situation très chaotique avec des jihadistes prêts à répandre la destruction et la guerre. L’Égypte connaît un régime très autoritaire suite au renversement des Frères Musulmans. Et la Syrie est dans une situation absolument catastrophique avec une guerre civile horrible, l'apparition de l’État Islamique, plus de deux cent mille morts, la moitié de la population qui a du fuir sa maison et vivre en exil, des exactions quotidiennes perpétrées dans chaque camp, de la torture, des viols, des massacres.


    Rétrospectivement, sachant les conséquences que le printemps arabe allait provoquer en Syrie, fallait-il encourager cette révolte populaire ? Un partisan de John Rawls expliquerait certainement que oui, que l'on ne peut pas aller à l'encontre de l'aspiration d'un peuple à la liberté. Un utilitariste serait certainement plus réservé sur la question. Il se demanderait s'il n'aurait pas mieux valu laisser en place le régime de Bachar El-Assad dont on sait qu'il est une crapule finie, que son système est plein d'injustices, qu'il réprime par une violence extrême les dissidents politiques et les opposants et qu'il ne laisse aucune liberté d'expression à son peuple. Mais si ce régime était resté en place, il n'y aurait pas eu toute cette guerre horrible avec la moitié du pays en ruine. Un utilitariste dirait que Bachar El-Assad amenait et amène toujours une dose importante de souffrance à son peuple sous forme de répression et d'inégalités manifestes de traitements. Mais si l'on met dans la balance ces souffrances causées par le régime avec les souffrances absolument énormes engendrées par la guerre civile horrible, un utilitariste conclurait qu'il aurait mieux valu conserver le régime en place.


        Je ne prétends ici répondre à cette question difficile, mais c'est pour illustrer ce débat entre John Rawls et l'utilitarisme. Je pense que tout le monde est d'accord pour dire que la démocratie et les droits de l'Homme sont une bonne chose. Mais ce n'est pas une nécessité absolue pour les utilitaristes : il faut d'abord envisager les conséquences de la démocratie dans telle ou telle situation pour évaluer si c'est une bonne chose ou non. John Rawls défend l'idée que la défense de la justice sociale passe avant les conséquences. Il faut défendre les libertés et l'équité quoiqu'il en coûte. C'est ce qu 'on appelle une éthique déontologique (qui pose que les principes moraux sont premiers) par opposition à l'éthique conséquentialistes des utilitaristes.


       La démocratie est un système qui amène certainement plus de bien-être et de bonheur qu'une dictature, une théologie ou, pire, un système totalitaire. Personne n'aime être contrôlé en permanence ; personne n'a envie de craindre d'être embarqué par la police politique dès qu'on a eu une parole de travers envers le gouvernement. Tout le monde préfère avoir son mot à dire par rapport à l'ordre des choses. On se sent plus en sécurité de manière générale dans une démocratie, en tous cas par rapport au gouvernement. En cela, les rawlsiens et les utilitaristes s'accordent, mais pour des raisons différentes : une adéquation aux principes de justice dans le premier cas, une somme de bonheur supérieure dans l'optique des utilitaristes.


        Selon John Rawls, les utilitaristes définissent la justice à partir de la notion de bien. Le bien est ce qui produit du plaisir, du bien-être ou de l'utilité à un individu. La justice est ce qui maximise le bien de tous les individus dans une société. Mais le fait qu'on maximise le bien-être ne nous dit comment on va répartir ce bien-être entre les individus. Or cette question de la répartition est essentielle dans ce qu'on appelle la justice. Dans le premier article, je donnai un exemple simple où deux personnes devaient repeindre le mur de mon jardin. Si je donne cent euros au premier et 50 euros au deuxième, le deuxième se sentira dans un sentiment d'injustice. Cela signifie que la justice ne se définit pas uniquement par rapport à une situation donnée, mais qu'elle touche aussi les individus. Pour Rawls, on ne peut pas faire l'impasse sur la dimension individuelle de la justice comme le font les utilitaristes. Il faut partir des individus. Le bonheur n'est pas comme un immense stock dont un marchand consciencieux aurait à faire l'inventaire et à gérer au mieux pour faire fructifier afin de faire tourner le commerce.











1 John Rawls, « La Théorie de la Justice », traduction par Catherine Audard, éd. Du Seuil, I, 1, 1, p. 49.

2 John Rawls, « Théorie de la Justice », op. cit., p. 116. 











Alberto Korda, Cuba, 1959.








Voir également :







Si la justice se définit comme une équité, à qui la flûte entre ces trois enfants : celui qui l'a taillé, celui qui est capable d'en jouer ou celui qui est le plus misérable des trois ?








(à propos de la citation d'Honoré de Balzac : "La résignation est un suicide quotidien")



















Barcelone - Tim Or






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