John Rawls et l'utilitarisme
La justice selon Rawls – 2ème partie
Pour une explication
des grandes lignes de la pensée de John Rawls, je recommande
vivement de d'abord lire la première partie de « La justice
selon Rawls » : « John Rawls et la justice sociale ».
« La Théorie
de la Justice » se veut implicitement comme une critique de
l'utilitarisme très influent dans la philosophie anglo-saxonne. Que
reproche John Rawls à l'utilitarisme ? L'utilitarisme est cette
philosophie qui met en avant l'utilité d'une action morale ou
politique : quel bien-être ou quel plaisir produit une action ?
Tel doit être le critère pour juger le bienfait ou non d'une
action. Attention, certaines actions produisent de la peine ou de la
douleur, mais c'est en vue d'un plus grand bien. Par exemple, étudier
pour ses examens est la plupart du temps pénible et fastidieux, mais
c'est pour s'assurer l'accès à une carrière plaisante ou qui
rapporte de l'argent. Dans ce cas, le moindre mal qu'est l'étude est
compensée par le plus grand bien, l'accès à la profession
recherchée. Les utilitaristes généralise ce principe à la sphère
politique : certaines décisions politiques peuvent créer de la
peine du moment que cette peine soit compensée par un profit plus
grand pour l'ensemble de la société. Par exemple, augmenter les
impôts est pénible pour beaucoup de gens, mais cette augmentation
d'impôt est compensée par l'utilité pour l'ensemble de la société
que peut avoir la création d'un hôpital ou la construction d'une
autoroute. Il faut mettre dans la balance les utilités par rapport
aux peines que provoquent l'action politique, et choisir la meilleure
balance en faveur des utilités en terme de bien-être ou de plaisir.
« L'idée principale de l'utilitarisme est qu'une société
bien ordonnée et, par là même, juste, quand ses institutions
majeures sont organisées de manière à réaliser la plus grande
somme totale de satisfactions pour l'ensemble des individus qui en
font partie 1 ».
John Rawls ne conteste
pas l'idée de rechercher un maximum de bonheur et de bien-être pour
l'ensemble de la société. Il dit même : « La théorie
de la justice comme équité considère la société comme une
entreprise de coopération en vue d'avantages mutuels 2 ».
Mais Rawls s'oppose au fait qu'on juge une société uniquement à la
somme de bien-être, de plaisir ou d'utilité qu'elle produit,
indépendamment de la façon dont on répartit ce bonheur ou ce
bien-être. Un utilitariste n'aurait pas de problème à ce que 1% de
la population soit particulièrement maltraité, emprisonné et
subisse des injustices évidentes si le reste de la population, les
99% restants, pouvaient en tirer un avantage important qui
contrebalancerait les souffrances subies. Ce n'est pas acceptable
pour Rawls. Il faut d'abord accorder des droits inaliénables aux
individus, et puis seulement penser à optimiser les sources de
profits et d'avantages pour l'ensemble de la population.
Dans l'article
précédent « John Rawls et la justice sociale », j'avais
donné les deux principes de base de la théorie de la justice :
- 1° principe ou principe d'égalité : Chaque personne doit avoir un droit égal au système total le plus étendu de libertés de base égales pour tous, compatible avec un même système pour tous.
- 2° principe ou principe de différence : Les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu'elles soient : a) au plus grand bénéfice des plus désavantagés, et b) attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous, conformément au principe de la juste égalité des chances.
John Rawls explique que
ces deux principes suivent un ordre lexical, c'est-à-dire qu'il faut
d'abord appliquer le premier principe, et puis le second. Il faut
abord accorder des droits politiques comme le droit de vote pour
tous, le droit d'occuper un emploi
public, la liberté d'expression, la liberté de réunion, la liberté
de pensée et de conscience, le droit à l'intégrité de la
personne, le droit de propriété personnelle et la protection à
l'égard de l'arrestation et de l'emprisonnement arbitraires. Il faut
accorder ces droits et ces libertés de manière égale à tout le
monde, même si cela n'est profitable à l'ensemble de la société.
Et
puis ensuite, on se pose la question de la répartition des biens et
des richesses, mais encore en suivant le principe qu'une inégalité
ne peut être justifiée que si elle va apporter du mieux-être aux
personnes les plus défavorisées. Il pourrait donc arriver des
situations où la somme des intérêts et des utilités dans une
société qui suivrait les principes de Rawls soit moindre que dans
une société où on se contenterait de suivre les principes
d'optimisation du bien-être, prônés par les utilitaristes. Pour
Rawls néanmoins, il vaut mieux vivre dans une société où l'on
suit les principes de justice et de droits humains plutôt que la
seule recherche de l'utilité collective. Chaque individu, chaque
être humain a sa dignité qui ne saurait être bafouée.
On
peut peut-être se représenter ce débat entre la pensée de Rawls
et l'utilitarisme dans deux situations concrètes actuelles : la
République Populaire de Chine et les différents printemps arabes et
leurs conséquences diverses. La Chine est tout sauf une démocratie.
Le Parti Communiste exerce la main-mise totale sur le pouvoir en
Chine. Il y a bien sûr des velléités de démocratie en Chine. Des
opposants politiques finissent d'ailleurs régulièrement en prison.
Peu à peu, on constate certaines timides avancées comme des
élections à l'échelon local. Mais le système chinois reste englué
dans la dictature et l'autoritarisme. Un argument souvent avancé
pour refuser de démocratiser ce système est l'exemple de l'ex-Union
Soviétique et de l'Ex-Yougoslavie. La démocratisation de l'URSS a
conduit tout le pays au chaos pendant au moins une décennie ;
et des ex-Républiques Soviétiques connaissent toujours le chaos et
la répression, voire la tyrannie comme la Tchétchénie. Or les
Chinois ont horreur de tout ce qui vient briser l'harmonie.
Pour
leurs dirigeants, il est préférable de maintenir un système
autoritaire qui brisera les tendances démocratiques ou
indépendantistes qui menacent la stabilité et l'unité de la Chine.
Il ne faut pas oublier que plus de deux-tiers de la surface de la
République Populaire de Chine sont des territoires où vivent des
communautés qui ne sont pas chinoises (Han) : les Tibétains,
les Ouïghours, les Mongols, etc... Et qu'il y a d'énormes
ressources naturelles dans ces régions dont la Chine a
impérativement besoin pour son développement. Ces ethnies
représentent un infime proportion de la population chinoise ;
par contre, les aires géographiques sont absolument stratégiques
pour la Chine. Dans ces conditions, le gouvernement chinois
verrouille toute avancée vers la démocratie et le respect des
droits politiques chers à John Rawls de peur de sombrer dans les
troubles et le chaos.
Un
penseur rawlsien n'hésiteraient pas à contester ce refus de la
démocratie. Le gouvernement chinois a le devoir moral d'accorder à
chaque citoyen des droits politiques, des libertés de croyances et
de convictions politiques, la liberté d'expression ainsi que le
droit de s'organiser politiquement. Peu importe les conséquences en
terme d'éclatement de la République Populaire, et les éventuels
conflits que cet éclatement risque de susciter. Un utilitariste, par
contre, serait plus sensible aux arguments avancés par les leaders
chinois. Il faut mettre dans la balance des avancées démocratiques
qui sont certes souhaitables avec le risque de chaos qui risque de
provoquer une masse énorme de souffrances, de peur et de désarroi
si les libertés accordées se déchaînent sous forme de luttes
armées et d'affrontement social.
Pareillement
en 2011, les démocrates occidentaux se sont enthousiasmés pour les
différents printemps arabes qui ont secoué la Tunisie, la Libye,
l’Égypte, le Yémen, la Syrie. On a vu cela comme une avancée
significative vers la démocratie. Cela a effectivement le cas pour
la Tunisie qui s'est démocratisé avec toutes sortes de bémol et de
tensions politiques entre laïcs et islamistes, mais la démocratie
est là. Par contre, la Libye est dans une situation très chaotique
avec des jihadistes prêts à répandre la destruction et la guerre.
L’Égypte connaît un régime très autoritaire suite au
renversement des Frères Musulmans. Et la Syrie est dans une
situation absolument catastrophique avec une guerre civile horrible,
l'apparition de l’État Islamique, plus de deux cent mille morts,
la moitié de la population qui a du fuir sa maison et vivre en exil,
des exactions quotidiennes perpétrées dans chaque camp, de la
torture, des viols, des massacres.
Rétrospectivement,
sachant les conséquences que le printemps arabe allait provoquer en
Syrie, fallait-il encourager cette révolte populaire ? Un
partisan de John Rawls expliquerait certainement que oui, que l'on ne
peut pas aller à l'encontre de l'aspiration d'un peuple à la
liberté. Un utilitariste serait certainement plus réservé sur la
question. Il se demanderait s'il n'aurait pas mieux valu laisser en
place le régime de Bachar El-Assad dont on sait qu'il est une
crapule finie, que son système est plein d'injustices, qu'il réprime
par une violence extrême les dissidents politiques et les opposants
et qu'il ne laisse aucune liberté d'expression à son peuple. Mais
si ce régime était resté en place, il n'y aurait pas eu toute
cette guerre horrible avec la moitié du pays en ruine. Un
utilitariste dirait que Bachar El-Assad amenait et amène toujours
une dose importante de souffrance à son peuple sous forme de
répression et d'inégalités manifestes de traitements. Mais si l'on
met dans la balance ces souffrances causées par le régime avec les
souffrances absolument énormes engendrées par la guerre civile
horrible, un utilitariste conclurait qu'il aurait mieux valu
conserver le régime en place.
Je
ne prétends ici répondre à cette question difficile, mais c'est
pour illustrer ce débat entre John Rawls et l'utilitarisme. Je pense
que tout le monde est d'accord pour dire que la démocratie et les
droits de l'Homme sont une bonne chose. Mais ce n'est pas une
nécessité absolue pour les utilitaristes : il faut d'abord
envisager les conséquences de la démocratie dans telle ou telle
situation pour évaluer si c'est une bonne chose ou non. John Rawls
défend l'idée que la défense de la justice sociale passe avant les
conséquences. Il faut défendre les libertés et l'équité
quoiqu'il en coûte. C'est ce qu 'on appelle une éthique
déontologique (qui pose que les principes moraux sont premiers) par
opposition à l'éthique conséquentialistes des utilitaristes.
La
démocratie est un système qui amène certainement plus de bien-être
et de bonheur qu'une dictature, une théologie ou, pire, un système
totalitaire. Personne n'aime être contrôlé en permanence ;
personne n'a envie de craindre d'être embarqué par la police
politique dès qu'on a eu une parole de travers envers le
gouvernement. Tout le monde préfère avoir son mot à dire par
rapport à l'ordre des choses. On se sent plus en sécurité de
manière générale dans une démocratie, en tous cas par rapport au
gouvernement. En cela, les rawlsiens et les utilitaristes
s'accordent, mais pour des raisons différentes : une adéquation
aux principes de justice dans le premier cas, une somme de bonheur
supérieure dans l'optique des utilitaristes.
Selon
John Rawls, les utilitaristes définissent la justice à partir de la
notion de bien. Le bien est ce qui produit du plaisir, du bien-être
ou de l'utilité à un individu. La justice est ce qui maximise le
bien de tous les individus dans une société. Mais le fait qu'on
maximise le bien-être ne nous dit comment on va répartir ce
bien-être entre les individus. Or cette question de la répartition
est essentielle dans ce qu'on appelle la justice. Dans le premier article, je donnai un exemple simple où deux personnes devaient
repeindre le mur de mon jardin. Si je donne cent euros au premier et
50 euros au deuxième, le deuxième se sentira dans un sentiment
d'injustice. Cela signifie que la justice ne se définit pas
uniquement par rapport à une situation donnée, mais qu'elle touche
aussi les individus. Pour Rawls, on ne peut pas faire l'impasse sur
la dimension individuelle de la justice comme le font les
utilitaristes. Il faut partir des individus. Le bonheur n'est pas
comme un immense stock dont un marchand consciencieux aurait à faire
l'inventaire et à gérer au mieux pour faire fructifier afin de
faire tourner le commerce.
1 John
Rawls, « La Théorie de la Justice », traduction
par Catherine Audard, éd. Du Seuil, I, 1, 1, p. 49.
2 John
Rawls, « Théorie de la Justice », op. cit.,
p. 116.
Alberto Korda, Cuba, 1959. |
Voir également :
Si la justice se définit comme une équité, à qui la flûte entre ces trois enfants : celui qui l'a taillé, celui qui est capable d'en jouer ou celui qui est le plus misérable des trois ?
- Libéral
(à propos de la citation d'Honoré de Balzac : "La résignation est un suicide quotidien")
Barcelone - Tim Or |
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