Sans
doute, l'égalité des biens est juste, mais ne pouvant faire qu'il
soit force d'obéir à la justice, on a fait qu'il soit juste d'obéir
à la force. Ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la
force, afin que la justice et la force fussent ensemble et que la
paix fût, qui est le souverain bien.
*****
Il
est juste que ce qui est juste soit suivi. Il est nécessaire que ce
qui est le plus fort soit suivi.
La
justice sans la force est impuissante. La force sans la justice est
tyrannique.
La
justice sans force est contredite parce qu'il y a toujours des
méchants. La force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre
ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est
juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste.
La
justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et
sans dispute. Ainsi on n'a pu donner la force à la justice, parce
que la force a contredit la justice, et a dit qu'elle était injuste,
et a dit que c'était elle qui était juste.
Et
ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que
ce qui est fort fût juste.
Blaise
Pascal, Pensées, fragments 116 & 135 de l'édition
Sellier
(fr.
299 & 298 de l'éd. Brunschvicg, fr. 81 & 103 de l'éd.
Lafuma)
David, Le serment des Horaces, 1784-1785. |
Voilà
bien une sentence d'une redoutable ambiguïté, surtout dans le
contexte de nos démocraties qui sont censées être fondées sur le
droit et la justice. Les démocraties sont pensées comme des
systèmes justes fondés sur la souveraineté du peuple, sur le bien
commun et la volonté générale. En principe, la justice devrait
s'imposer à tous au terme d'une délibération équitable. Mais le
fait est que la justice dans la démocratie ne s'impose pas à tous,
et que la justice est obligée de recourir à la force pour se faire
respecter en tant que justice. Les gouvernements emploient eux aussi
la violence et la force armée pour maintenir l'ordre public. Les
démocraties, pas seulement les dictatures, justifient elles aussi la
force à défaut d'avoir su efficacement fortifier la justice.
« La
raison du plus fort est toujours la meilleure » disait Jean
de la Fontaine ; et les dictateurs accompagnés des
révolutionnaires comprennent très bien ce principe. Ils prennent le
pouvoir par la force et ont toujours mille bonnes raisons pour
justifier cette force. Ils sont le Peuple ou le Peuple est avec eux.
Ils sont la Nation, ils sont la Liberté, ils sont l’Égalité en
marche, le Progrès qui s'incarne dans l'Histoire. Et Dieu est
toujours avec eux. La victoire leur donne toutes les légitimités,
même s'il faut faire taire les faits par tous les moyens, souvent
les plus violents, ces faits qui restent récalcitrants à tous ces
discours, à toutes ces justifications.
Blaise
Pascal cautionne ce règne de la force, en l'occurrence le règne de
la monarchie dans la France de l'Ancien Régime au XVIIème
siècle. Pascal se range à la théorie politique de Saint-Augustin.
Pour lui, aucun système politique ou judiciaire n'est foncièrement
juste, mais basé sur la force militaire. Il écrit ainsi dans La
Cité de Dieu (livre IV, 4) : « Sans la justice, en
effet, les royaumes sont-ils autre chose que de grande troupes de
brigands ? Et qu'est-ce qu'une troupe de brigands, sinon un
petit royaume ? Car c'est une réunion d'hommes où un chef
commande, où un pacte social est reconnu, où certaines conventions
règlent le partage du butin. Si cette troupe funeste, en se
recrutant de malfaiteurs, grossit au point d'occuper une ville, de
subjuguer des peuples, alors elle s'arroge ouvertement le titre de
royaume, titre qui lui assure non pas le renoncement à la cupidité,
mais la conquête de l'impunité. C'est une spirituelle et juste
réponse que fit à Alexandre le Grand ce pirate tombé en son
pouvoir. "À
quoi penses-tu d'infester les océans ?"
" - À quoi
penses-tu d'infester la terre ?"
répond le pirate avec une audacieuse liberté. "Mais parce que
je n'ai qu'un frêle navire, on m'appelle corsaire, et parce que tu
as une grande flotte, on ne te nomme conquérant" ».
Le
message est clair et sans ambiguïté : un royaume ou un empire
ne sont seulement que des degrés élevés dans la pratique du
brigandage. Un roi ou un empereur, c'est un brigand de grand chemin
qui a réussi à étendre son influence sur une plus large partie de
terre ou de mer. Alexandre le Grand et le pirate sont de la même
étoffe ; mais l'étoffe d'Alexandre a juste une surface
beaucoup grande et étendue que celle du pirate. La véritable
justice n'est pas du ressort de telle ou telle politique faite par
les hommes. La véritable justice n'existe que dans la Cité de Dieu.
Dans la Cité des hommes, l'amour de soi-même et les intérêts
égoïstes et cupides règnent aux dépens de l'amour de Dieu et du
prochain. On ne peut pas décemment attendre de véritable justice
dans ces Cités construites et pensées par des hommes faibles et
égoïstes. Tout pouvoir exercé par les hommes est donc injuste.
Aucun royaume, aucun empire n'échappe à cette injustice.
Pour
autant, Saint-Augustin n'est absolument pas un anarchiste. Si aucun
pouvoir n'est parfaitement juste dans la Cité des hommes, tout
pouvoir vient de Dieu, même le plus injuste, même le plus païen
des régimes politiques. Si un roi ou un empereur, c'est que Dieu le
veut bien. Et il faut se plier à cette volonté divine, même si
cela signifie de se soumettre à des régimes injustes et même des
régimes tyranniques. Si on doit subir l'iniquité et les
humiliations, il faut voir cela comme un châtiment ou une épreuve
de Dieu. Si, par contre, on a la chance de vivre sous le gouvernement
d'un roi clément et pas trop injuste, il faut voir cela comme une
grâce que nous accorde Dieu dans sa miséricorde.
Blaise
Pascal, en bon janséniste imprégné d'augustinisme, accepte donc la
monarchie de droit divin de l'époque, puisque c'est la volonté de
Dieu. Le roi de France règne par la force sur ses sujets, et c'est
légitime. Pascal explique d'ailleurs : « De
là vient le droit de l'épée, car l'épée donne un véritable
droit » (fragment 119 de
l'édition Sellier). Le roi impose son règne par le glaive, mais il
tient aussi son pouvoir de Dieu. Ce qui donne une espérance
supplémentaire que son règne soit juste, mais juste une espérance,
car les hommes sont pécheurs, et la Cité de Dieu parfaitement juste
n'est probablement pas de ce monde.
*****
Aujourd'hui,
revendiquer un pouvoir politique quelconque pour la seule raison que
ce pouvoir détiendrait la puissance militaire et que c'est là la
volonté de dieu apparaîtrait surréaliste. Si on disait aux gilets
jaunes de se soumettre aux forces de l'ordre du président Macron
parce que Dieu a voulu que Macron règne sur la France, je pense
qu'ils deviendraient fous. Les gilets jaunes n'acceptent déjà pas
la légitimité démocratique. Alors la légitimité d'une élection
divine...
Mais
en-dehors de ces considérations théologiques d'un autre âge, la
question reste sur le fond : comment articuler correctement la
justice et la force militaire ? Un système démocratique se
doit de se maintenir par la force contre les forces qui visent à la
briser de l'intérieur ou de l'extérieur. Pour autant, l'usage de la
force ne peut plus faire se faire en-dehors de tout cadre de justice,
sous peine de se mettre à dos l'opinion publique. Cette opinion
publique s'est développée dans une logique républicaine qui
justifie une réaction révolutionnaire quand l'oppression est trop
forte.
Cela
attise dans les démocraties les débats autour de la justice :
qu'est-ce qui est juste ? Et Pascal a raison d'affirmer que
cette justice n'est fait jamais l'objet d'une unanimité : « La
justice est sujette à dispute »
dit-il. Pour les uns, socialistes et communistes, il est juste de
donner un traitement équitable à tout le monde. Pour les autres
plus libéraux, il est normal que celui qui travaille plus reçoive
plus que celui qui fait peu. Pour les uns, la justice doit punir
sévèrement les fautes et les manquements ; pour les autres, la
justice doit plus viser à la réhabilitation des criminels dans la
société et tenir compte des inégalités sociales et financières
dans ses jugements. La justice dans une société démocratique se
doit d'être un consensus précaire entre différentes forces en
présence, classes sociales et groupes d'intérêts. Et ce consensus
est toujours sujet à disputes et contestations, c'est vrai.
Mais
il est faux de dire comme Pascal le fait que : « La
force est très reconnaissable et sans dispute ».
Ce n'est vrai que quand les forces en présence sont
disproportionnées. Une armée par exemple contre une troupe de
manifestants désarmés. Dans l'Ancien Régime ou dans une dictature
actuelle, cela peut se tenir, même si des révoltes violentes
peuvent éclater dans ces régimes. Et dans une démocratie, la force
peut encore être plus contestée. Ce qui, indéniablement, est une
force et un progrès des démocraties sur les régimes tyranniques.
Jean-Marc Nattier, La Justice châtiant l’Injustice, dit Madame Adélaïde sous les traits de la Justice (1737) |
Concernant Blaise Pascal, lire aussi :
- la déconstruction du moi
- En repos dans une chambre
- La vie est un songe un peu moins inconstant
- La question du libre-arbitre
- Ni Dieu, ni maître
Concernant la justice, voir également :
- Une flûte pour trois enfants (à propos de trois conceptions rivales de la justice)
Corrado Giaquinto, Allégorie de la Paix et de la Justice (1759-1760) |
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Moïse Lévy, Palais de justice de Bruxelles |
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