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dimanche 21 novembre 2021

Le jeu de la lumineuse vacuité



L'alternance des pensées

De bonheur et de souffrance, de désir et d'aversion,

N'est rien d'autre que le jeu

De la lumineuse vacuité de l'esprit.

Sans altérer ce qui se manifeste,

Contemples-en la nature,

Et tu le percevras comme grande félicité.


Minling Terchen Gyurmé Dorjé

(aussi appelé Terdak Lingpa, fondateur du monastère de Mindroling au Tibet, 1646-1714)




Voici une citation typique de la mentalité du Dzogchen inspirée par la philosophie du Grand Véhicule1. D'un côté, on a ce qu'on a expérimente et qu'on observe dans la méditation : l'expérience du réel comme une « alternance des pensées de bonheur et de souffrance, de désir et d'aversion ». La vision naïve du réel est une vision où les choses sont figées, ces choses autour de nous et nous-mêmes semblent avoir une durée, une certaine stabilité comme si les choses et nous-mêmes échappions un peu au temps. Quand on médite sur l'impermanence, on voit qu'il n'en est rien. Tout n'est qu'une succession d'états différents, tout se transforme, tout change. Le philosophe grec Héraclite disait : « Panta rhei », tout s'écoule, tout est dans le devenir. Et notre psychisme n'est qu'une succession de hauts et de bas, une alternance de bonheur et de souffrance, des choses qu'on recherche et des choses qu'on évite. Or cette succession sans répit est très insatisfaisante pour l'ego. On voudrait un apaisement, on voudrait être comblé une bonne fois pour toute, mais cela n'arrive pas, les moments de bonheur nous échappent, les moments de malheur reviennent inlassablement nous hanter et nous accabler. On a beau dire comme le poète : « Ô temps, suspends ton vol », quand on connaît des moments de joie et d'amour, rien n'y fait, tout passe par monts et par vaux, toute l'expérience humaine se diffracte dans cette succession de moments plaisants ou déplaisants.


Cette « alternance des pensées de bonheur et de souffrance, de désir et d'aversion » est ce qu'on appelle dans le bouddhisme le samsāra. C'est le chaos de l'existence, ce dont on voudrait se libérer pour accéder à la grande paix du Nirvāna. Or la philosophie bouddhique insiste sur le fait que la racine de cette alternance d'apparences bonnes et mauvaises se trouve dans l'esprit, et la racine de la libération se trouve aussi dans l'esprit. On retrouve cette idée dans tout le bouddhisme, on pourrait citer par exemple les deux premières strophes du Dhammapada où le Bouddha explique :


« Tous les phénomènes ont l’esprit pour avant-coureur, pour chef ;

Et ils sont créés par l’esprit.

Si un homme parle ou agit avec un mauvais esprit,

La souffrance le suit d’aussi près que la roue suit le sabot du bœuf tirant le char.


Tous les phénomènes ont l’esprit pour avant-coureur, pour chef ;

Et ils sont créés par l’esprit.

Si un homme parle ou agit avec un esprit purifié,

Le bonheur l’accompagne d’aussi près que son ombre inséparable ».



On observe une dualité ici à l’œuvre : d'un côté, l'esprit troublé qui ne voit pas l'alternance et qui la subit de plein fouet, se débattant dans l'existence et commettant le mal, s'attachant ainsi durablement à la souffrance « la roue suit le sabot du bœuf tirant le char  » . De l'autre, un esprit purifié qui voit avec les yeux de la sagesse, qui a compris l'impermanence et l'alternance des affects qui en découle, et qui s'apaise et cherche le bien autour de lui. Esprit clair, conscience heureuse.


Or le bouddhisme du Grand Véhicule n'accepte pas cette dualité entre l'esprit troublé plein de confusion et l'esprit purifié plein de sagesse, pas plus qu'il n'accepte la différence ontologique entre le samsāra et le nirvāna. Si on lit le Soûtra du Cœur de la Perfection de Sagesse, on trouve cette formule : « La forme est vide, le vide est forme. La forme n'est n'est autre que le vie. Le vide n'est autre que la forme. De même, la sensation, la perception, la formation mentale et la conscience sont vide ». La forme, la sensation, la perception, la formation mentale et la conscience sont les cinq agrégats qui constituent l'expérience de vie d'un être sensible. Si ces agrégats sont vides et indissociables du vide, toute l'expérience humaine est vide, une entière illusion, que vous soyez un être dans la tourmente ou un grand sage, votre tourmente ou votre sagesse est elle-même illusion.


D'ailleurs, le Soûtra du Cœur continue dans ce sens : « Par conséquent, au regard de la vacuité, il n'y a ni formes, ni sensations, ni perceptions, ni formation mentales, ni consciences, ni yeux, ni oreilles, ni nez, ni langue, ni corps, ni mental, ni formes visibles, ni sons, ni odeurs, ni saveurs, ni contacts physiques, ni objets mentaux, ni d'éléments matériels, ni d'éléments mentaux, ni d'éléments de la conscience mentale. Il n'y a ni ignorance, ni d'extinction de l'ignorance, pas de vieillissement et de mort, ni d'extinction du vieillissement et de la mort. De même, il n'y a pas de souffrance, ni d'origine de la souffrance, ni de cessation de la souffrance, ni chemin qui mène à l'extinction de la souffrance ».


L'ignorance de l'esprit troublé n'a pas de consistance ontologique que l'extinction de cette ignorance. Les manifestations de l’œuvre du temps, le vieillissement et la mort, n'ont pas plus de réalité que la libération de ce passage dans le temps. La souffrance est vide d'une existence propre, mais son origine et sa fin se résorbent également dans la vacuité, et le chemin proclamé par le Bouddha qui mène à la cessation de la souffrance est lui-même vide d'une existence propre.


Le philosophe du Grand Véhicule, Nāgārjuna va tirer les conclusions les plus radicales de cette vacuité tant de l'ignorance que de l'extinction de l'ignorance, cette vacuité tant de la souffrance que de l'extinction de la souffrance. Pour lui, il faut abandonner toute dualité entre le samsāra et le nirvāna :


« Le samsāra ne se distingue en rien

Du nirvāna.

Le nirvāna ne se distingue en rien

Du samsāra.


La limite du nirvāna,

Cela même est la limite du samsāra.

Pas même la plus fine différence

N'existe entre eux deux2 ».


Le Dzogchen, ce courant de la mystique tibétaine, s'inscrit pleinement dans cet héritage quand il affirme sous la plume de Minling Terchen Gyurmé Dorjé  : « L'alternance des pensées de bonheur et de souffrance, de désir et d'aversion, n'est rien d'autre que le jeu de la lumineuse vacuité de l'esprit ». D'un côté, les hauts et les bas de notre expérience de vie, le samsāra instable et insatisfaisant, de l'autre, la véritable nature de l'esprit, notre nature de Bouddha. On pourrait penser qu'il faut abandonner les premières pour sauter dans notre véritable nature. Mais ce saut hors de nous-mêmes n'est ni possible, ni même surtout souhaitable, car le flot des pensées n'est pas autre chose que la nature de l'esprit vide de toute pensée.


Il faut comprendre alors que le Dzogchen explique cette nature de l'esprit en trois points :


- 1°) La nature de l'esprit est vacuité. Il n'y a aucune substance dans l'esprit, juste un espace incroyablement vaste, l'esprit ne s'identifie donc à rien.


- 2°) La nature de l'esprit est lumineuse. L'esprit est vide de toute substance, pourtant, il peut tout concevoir et tout connaître.


- 3°) La nature de l'esprit est dynamique de compassion. L'esprit se manifeste dans le monde librement pour soulager les problèmes des êtres. C'est le « jeu » de la lumineuse vacuité.


Ce jeu est malheureusement obscurci par le voile de l'ignorance qui cache cette dynamique de compassion, et la transforme en un terrain conflictuel envahi par les émotions perturbatrices. La solution n'est pas de transformer la succession des pensées, mais, comme le dit Minling Terchen Gyurmé Dorjé, il faut laisser le « jeu de la lumineuse vacuité » transparaître de lui-même : « Sans altérer ce qui se manifeste, contemples-en la nature, et tu le percevras comme grande félicité ». On n'essaye pas de changer ou d'améliorer les pensées, mais on les voit une mise en scène de la nature de l'esprit, et on laisse ces pensées se libérer d'elles-mêmes, comme des acteurs qui abandonnent leur rôle une fois la pièce terminée et qui rentrent chez eux.


C'est cela, le Dzogchen, la Grande Perfection : tout est parfait comme il apparaît. On ne cherche pas à ajouter quelque chose, on ne cherche pas non plus à retirer autre chose. On ne cherche pas non plus à modifier cette chose qui apparaît à la lumière de notre conscience. On la voit simplement comme le « jeu de la lumineuse vacuité de l'esprit » ; et cette reconnaissance opérée, alors la chose et nous-mêmes pouvons nous détendre dans la luminosité et la grande félicité.




*****




Voilà l'explication, que j'espère la plus claire possible, de cette strophe de Minling Terchen Gyurmé Dorjé dans l'esprit du Dzogchen. Pour être tout à fait honnête avec mes lecteurs, je suis un peu ambivalent quant à ce genre de citation. D'une part, je trouve cette strophe très édifiante : elle exprime en peu de mots une dimension essentielle de la libération spontanée. Ce qui peut nous inspirer dans les difficultés existentielles : vous avez la liberté de ne pas vous identifier à vos problèmes ou à vos conflits intérieurs.


D'un autre côté, il me semble qu'il y a là une source de confusion possible. Le problème et la solution au problème serait une seule et même chose ? Est-ce que cela ne va pas inciter les gens à ne rien faire pour arranger leurs problèmes ?


Bien sûr, les connaisseurs du Dzogchen me diront que si on ne réalise pas la Grande Perfection tout de suite, il faut pratiquer les véhicules inférieurs pour purifier et apaiser l'esprit en attendant d'être capable de recevoir la révélation de cette Grande Perfection. Mais il me semble qu'il faut aller plus loin : pratiquer la conduite éthique, la méditation, le détachement, la bienveillance de toute façon, sans se poser la question de savoir si on a atteint ou non la Grande Perfection. Car l'ego tombe trop facilement dans l'illusion d'avoir atteint la transcendance ou l'absolu ainsi que dans l'orgueil illusoire de pratiquer le « véhicule supérieur » ou un « enseignement supérieur ».


C'est le maître zen Dōgen Zenji qui expliquait qu'il ne faut pas détacher la pratique de la réalisation ; il n'y a pas d'abord la pratique, puis la réalisation en fin de compte. Le fait même de pratiquer et de trouver sa joie dans la pratique est un signe de réalisation. Dans la même optique, la sagesse, ce n'est pas de décréter que les pensées et les émotions sont la nature de l'esprit et que l'éveil est facile puisqu'il suffit de simplement reconnaître cela. Mais c'est de faire effort encore et encore pour reconnaître « l'alternance des pensées de bonheur et de souffrance, de désir et d'aversion » et apaiser ces affects par rapport aux remous de l'existence, voir l'impermanence de tout ce qui se produit.


Dans les enseignements du Bouddha, il faut faire le tri entre les ceux qui parlent de l'expérience directe des choses et l'enseignement qui parlent de choses inaccessibles à nos sens : vous percevez bien des pensées de bonheur ou de malheur comme vous percevez le désir et l'aversion en vous, mais vous ne percevez pas le « jeu de la vacuité lumineuse de l'esprit ». Vous êtes obligés de croire cet enseignement. C'est pourquoi ces enseignements ne peuvent pas être mis sur le même plan : on peut bien sûr être inspiré par des enseignements comprenant des notions métaphysiques, mais on ne devrait pas s'enfermer dans ces enseignements. Dans la vie courante, il faut privilégier les enseignements de base qui encouragent une conduite bénéfique, la pratique de l'attention et le fait de cultiver la sagesse.


Quand, par exemple, le Soûtra du Cœur nous dit qu'il n'y a pas d'agrégats, pas d'éléments constitutifs de l'expérience humaine, pas de sagesse ou d'ignorance, qu'il n'y a pas de souffrance et pas non plus de chemin spirituel qui mène à l'extinction de la souffrance, il pointe qui est au-delà de nos sens, puisqu'on perçoit bel et bien une expérience et qu'on perçoit la souffrance. Le Soûtra du Cœur se place d'un point de vue qui n'est pas celui de l'expérience humaine, mais celui de la vérité ultime faite de la vacuité d'existence propre. C'est pourquoi la logique du Soûtra du Cœur n'est pas la logique de la pratique quotidienne, la logique de la vérité relative dans laquelle nous baignons d'instant en instant. Si vous souffrez du fait d'une consommation excessive d'alcool, arrêtez l'alcool. Ne vous réfugiez pas dans la logique illusoire qui dirait que votre ébriété, votre gueule de bois et votre addiction sont vides d'une existence propre parce que le Soûtra du Cœur ou n'importe quel autre texte dit que cela n'existe pas. Ne justifiez pas vos errements existentiels par des « enseignements supérieurs » du Grand Véhicule, du Zen ou du Dzogchen. Pratiquez humblement et essayez constamment de vous améliorer. Voilà mon message.











1 J'ai trouvé cette citation sur le blog de Matthieu Ricard : https://www.matthieuricard.org/pensees/15. Toutes les références de la citation s'y trouvent.


2 Nāgārjuna, « Traité du Milieu », XXV, 19 & 20. Voir notamment la traduction de Georges Driessens, éd. du Seuil/Points Sagesses, Paris, 1995, p. 242.











Photographie de Philip Slotte dans les Alpes








Voir également : 

- Tel un vieux parchemin

- Voir la vacuité

Apparence et vacuité (Longchenpa)

- Demeurer dans la nature de l'esprit

Soûtra d'Udaya et son commentaire : "Encore et encore"

- Commentaire au Soûtra de l'Ecume 

Slowly, slowly, slowly

Ces trois choses

Peu doué pour la sagesse

Méditer

Les quatre sceaux du Dharma

Tous les phénomènes sont vides d'un Soi

Court Soûtra sur la Vacuité




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