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vendredi 17 août 2018

Tous les phénomènes sont vides d'un Soi




Tous les phénomènes sont vides d'un Soi




    Réagissant à mon article « Les quatre sceaux du Dharma », un internaute sur Twitter m'a fait remarquer que, si on se reporte au texte en langue pâlie qui parlent de ces sceaux du Dharma (des trois premiers en tous cas, notamment dans les strophes 277, 278 & 279 du Dhammapada), on a :

Sabbē sankhāra aniccā : tous les phénomènes composés sont impermanents,
Sabbē sankhāra dukkhā : tous les phénomènes composés sont souffrance,
Sabbē dhammā anattā : tous les phénomènes sont vides d'un soi / non-soi.



      Le terme diffère entre les deux premières propositions et la troisième : sankhāra pour les 2 premières (samskara en sanskrit) et dhamma (dharma en sanskrit) pour la troisième. Dhamma signifie ici « phénomène » sans préciser si c'est un phénomène composé ou un phénomène incomposé, doté d'une existence ultime. Or j'ai cité ce troisième sceau par la formule : « tous les phénomènes composés sont vides d'un soi », limitant la portée du 3ème sceau selon cet internaute.


      2 remarques par rapport à cela :


   1°) Dans la petite explication que j'ai donné de ce 3ème sceau, je ne dis absolument pas qu'il y aurait des phénomènes incomposés, existant de manière ultime que l'on devrait prendre pour un Soi. Au contraire, dans cette explication, je cite même le « Traité du Milieu » de Nāgārjuna, qui est certainement le texte philosophique le plus radical pour nier tant le soi des individus que le soi des phénomènes.


    2°) Les questions concernant l'existence ultime et le soi des phénomènes font l'objet d'énormément de controverses au sein même des différentes écoles bouddhistes : certaines écoles pensent que les atomes et les instants de conscience ont une existence ultime ; d'autres écoles soutiennent que le Nirvāna existe de manière ultime, Nāgārjuna pense que tant le Nirvāna que le samsāra sont vides d'une existence propre. Asanga, un des fondateurs de l'école idéaliste de l'Esprit Seulement considère que la conscience non-duelle est le véritable Soi, car pour lui, l'esprit dans sa véritable nature, la conscience non-duelle, a dépassé la dualité entre le moi et le monde. Les différentes écoles bouddhiques ne sont même pas d'accord pour dire ce qui est ou n'est pas un « phénomène incomposé ». Et il n'y a pas plus d'unanimité pour dire ce que recouvre dans le cas présent le mot « dhamma/dharma » (qui est déjà à la base un terme extrêmement polysémique) : certains bouddhistes considèrent que le Nirvāna n'est pas un phénomène, un « dhamma », d'autres l'incluent dans la liste des dhammas.


       Quand j'expose les 3 sceaux du Dharma comme étant les éléments constitutifs de la « vision juste » des phénomènes dans la pratique de la méditation, je ne veux pas m'embourber dans des considérations de métaphysique et des débats souvent stériles. L'urgence est de reconnaître que ce que l'on prend pour un « moi » est en fait un phénomène composé des éléments de votre corps, de votre mental et de votre psychologie ainsi que de votre situation et de votre histoire. Ni votre corps, ni votre mental, ni vos émotions ne sont un Soi. Il est douloureux et illusoire de s'identifier à ces éléments impermanents. Une fois que l'on aura cessé ce processus d'identification, qu'on aura vu l'absence de soi dans les phénomènes composés, alors on pourra interroger le statut métaphysique des « phénomènes incomposés ».


     Donc il n'y a aucun problème pour moi à employer l'expression « tous les phénomènes sont vides d'un soi », d'autant que c'est plus proche de la lettre du texte pâli (même s'il y a, comme je viens de le montrer, un intérêt à se montrer prudent en énonçant le 3ème sceau par l'expression « tous les phénomènes composés sont vides d'un soi » afin d'éviter des querelles sans fin sur la métaphysique). Attention également à ne pas trop s'attacher à des concepts et à leurs expressions (« dhamma » plutôt que « sankhāra »), car les concepts sont eux-mêmes des phénomènes composés dans notre mental tandis que les expressions sont des phénomènes composés relevant du langage. Autant de choses vides d'un soi...





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      Celui qui a défendu cette thèse de la distinction à faire entre sankhāra et dhamma est l'auteur Walpola Rahula dans son désormais classique « L'enseignement du Bouddha » (éd. du Seuil, Paris, 1961, chap. 6 : La doctrine du non-soi – Anatta). Après avoir extrait les trois phrases des vers 277, 278 et 279 du chapitre XX du Dhammapada comme plus haut, il se pose la question suivante :


     « Pourquoi ce troisième vers n'utilise pas le mot sankhāra comme les deux premiers vers et pourquoi utilise-t-il le mot dhamma ? C'est là le point crucial de toute la question.


   Le terme sankhāra représente les cinq agrégats, tous conditionnés, interdépendants, états et choses relatifs, à la fois physique et mentaux. Si le troisième vers avait dit : « tous les sankhāra (choses conditionnées) sont sans soi », on aurait pu alors penser que bien que les choses conditionnées soient sans soi, il peut cependant y avoir un Soi en dehors des choses conditionnées, en dehors des cinq agrégats. C'est pour éviter cette interprétation fausse que justement le mot dhamma a été utilisé dans le troisième vers.


   Le mot dhamma a un sens beaucoup plus large que sankhāra. Il n'y a pas dans la terminologie bouddhiste, de terme plus large que dhamma. Il comprend non seulement les choses ou états conditionnés, mais aussi le non-conditionné, l'Absolu, le Nirvāna. Il n'y a rien dans l'Univers ou en dehors, bon ou mauvais, conditionné ou non-conditionné, relatif ou absolu qui ne soit inclus dans ce terme. C'est pourquoi il est parfaitement clair que d'après cet énoncé : « tous les dhamma son sans-soi ». Il n'y a pas de Soi ou d'Ātman non seulement dans les cinq agrégats, mais aussi n'importe où ou ailleurs, en dehors d'eux ou à partir d'eux.


       Cela signifie, d'après l'enseignement du Theravāda, qu'il n'y a pas de Soi, ni dans l'individu (puggala), ni dans les dhamma. La philosophie bouddhiste du Mahāyāna soutient exactement sur ce point la même position sans la moindre différence, mettant l'accent sur dharma-nairātmya (l'absence de soi des phénomènes) aussi bien que sur pudgala-nairātmya (l'absence de soi de la personne) ».







Walpola Rahula (1907 - 1997)




     Cette volonté de Walpola Rahula d'unifier le bouddhisme ancien (dont la seule branche qui a survécu à la traversée des siècles est le Theravāda) et le bouddhisme du Grand Véhicule a toute ma sympathie. Néanmoins sa théorie est ici et là contestée. J'ai trouvé certains bouddhistes theravādins que l'expression « Sabbē dhammā anattā » ne porte que les phénomènes matériels de ce monde corrompu. Je ne partage pas cette opinion ; mais force est de constater que la thèse de Walpola Rahula ne fait pas l'unanimité dans le monde bouddhiste.


     Par ailleurs, ce simple emploi du mot dhamma à la place du mot sankhāra n'est certainement pas une preuve irréfutable et incontestable de la théorie de Walpola Rahula. Le Bouddha dans les soûtras canoniques anciens explique toujours clairement les choses. Il dit lui-même qu'il « n'a rien caché dans sa main », le forçant à le croire sur parole. Pourquoi aurait-il caché toute cette doctrine dans un seul mot d'une seule phrase ?


      Est-on sûr qu'il n'a pas employé ce mot « dhamma » pour ne pas tout le temps répéter « sankhāra » ? Est-on sûr qu'Ānanda, le disciple proche du Bouddha, qui avait retenu par cœur tous les enseignements du Bouddha ne se serait pas trompé en employant un terme proche ? Est-on sûr qu'un des moines qui avaient la charge de retenir par cœur les soûtras ne serait pas trompé en répétant ce passage du Dhammapada ? Pendant des siècles, les soûtras n'ont pas été couchés par écrit, mais retransmis de génération de moines en génération de moines. Dans ce contexte, la fiabilité de cette transmission ne peut pas être vérifiée. De même, est-on sûr que certains moines copistes qui ont couché les soûtra sur le papier (ou plus exactement sur des feuilles de palmiers) dans les siècles suivants ne se sont pas trompés en recopiant le passage du Dhammapada ?


   Par ailleurs, certains passages semblent contredire l'interprétation, notamment le passage dans la section Udana (VIII, 3) du canon bouddhique : « Il y a, ô disciples, un non-né, un non-créé, un non-devenu et un non-composé. S'il n'y avait pas ce non-né, ce non-créé, ce non-devenu, ce non-composé, il n'y aurait pas de délivrance de ce monde pour ce qui est né, créé, devenu et composé. Mais puisque, ô disciples, il y a le non-né, le non-créé, le non-devenu et le non-composé, il peut y avoir une délivrance pour ce qui est né, créé, devenu et composé ». Dans ce passage, le Bouddha se montre affirmatif dans l'existence de cet incomposé, ce non-conditionné, cet au-delà du monde qui n'est pas soumis au temps, à la création et à la destruction, et qui n'est pas atteint par la douleur et la souffrance, et qu'il faut atteindre par la pratique spirituelle afin d'être délivré de ce monde relatif, impermanent et vide d'une existence propre. En soi, ce passage n'est pas une preuve non plus : le Bouddha ne se positionne pas sur la statut ontologique de ce « non-composé » : il dit qu'il y a quelque chose au-delà de ce monde et qui n'est pas soumis à la temporalité comme nous le sommes ici-bas.


      Autre passage gênant pour la théorie de Walpola Rahula : le deuxième enseignement que le Bouddha a donné, le « Soûtra du Caractère du Non-soi » (Anatta Lakkhana Sutta, Samyutta Nikāya, III, 66-67 ou Vinaya, I, 13-14). Ici, le mot français « caractère » traduit le pâli lakkhana (sanskrit : lakshana) qu'on traduit dans l'expression les « trois sceaux » ou « quatre sceaux ». On s'attendrait à un texte qui défendrait la position de Walpola Rahula, mais en fait pas du tout. Le Soutra du Caractère du Non-Soi n'évoque pas tous les phénomènes, mais seulement les phénomènes composés qui relèvent des « cinq agrégats ».


      Tout l'enseignement du Bouddha consiste ici à dire que les cinq agrégats (la forme, la sensation, la perception, la formation mentale et la conscience) ne peuvent pas être considérés comme étant le Soi. Le Bouddha commence par prendre la forme : si l'agrégat de la forme était le Soi, on pourrait modeler les apparences de notre corps et de notre environnement à notre guise. Or la forme est sujette à la maladie et aux choses douloureuses que la volonté de notre Soi ne peut pas vouloir. Ce n'est donc pas le Soi. Il reprend ensuite exactement le même raisonnement pour les quatre agrégats : sensation, perception, formation mentale et conscience.


     Puis dans un petit interrogatoire avec les cinq premiers disciples qui écoutent attentivement, il leur demandent : est-ce que la forme est permanente ? Non, elle est impermanente. Est-ce que quelque chose qui est impermanent, sujet au changement peut être pleinement satisfaisant ? Non, c'est une chose insatisfaisante ? Est-ce qu'une chose insatisfaisante peut-elle être considérée comme « cela est mien, je suis cela, ceci est mon Soi » ? Non, le je, l'ego veut constamment s'identifier à ce qui est plaisant et posséder ce qui est plaisant. Il rejette spontanément tout ce qui est déplaisant et insatisfaisant. La forme ne peut donc pas être le Soi. Le même interrogatoire est appliqué aux quatre autres agrégats : sensation, perception, formation mentale et conscience.


     Enfin, le Bouddha encourage à cesser d'identifier tout agrégat de la forme à un Soi : « Il en résulte, ô moines, que tout ce qui est forme, passé, présente ou future, intérieure ou extérieure, grossière ou subtile, vile ou excellente, lointaine ou proche, tout ce qui est forme doit être considéré selon la sagesse correcte en se disant : "Cela n'est pas à moi, je ne suis pas cela, cela n'est pas mon Soi" ». Le même encouragement est réitéré à ne pas identifier le moi aux sensations, aux perceptions, aux formations mentales et aux consciences.


     On voit bien que le non-soi n'est appliqué ici qu'aux « phénomènes composés » que sont les agrégats. Le Bouddha nous invite à cesser de voir un « moi », un « ego », un « Soi » dans les manifestations de notre expérience de la vie. En outre, dans la deuxième partie de son raisonnement, le Bouddha associe clairement le non-soi à l'impermanence et à l'insatisfaction, sans mentionner d'au-delà des agrégats.


     Le Bouddha voulait-il établir un Soi ou une existence ultime dans les « phénomènes incomposés » comme le Nirvāna ou la nature de l'esprit ? Non, bien entendu. Il n'y a aucune preuve de cela. Cela va même à l'encontre du Soûtra de la Racine de Toutes Choses (Mūlapariyāya Sutta, Majjhima Nikāya, I, 1-6) où le Bouddha encourage à ne pas s'identifier aux éléments de ce monde, puis après un long développement continue à exhorter à ne pas s'identifier à des entités mystiques comme l'unicité, le multiple, la totalité, puis termine en recommandant de ne pas s'identifier même au Nirvāna : « Un pratiquant comprend correctement le Nirvāna comme Nirvāna. Ayant compris le Nirvāna comme Nirvāna, il faut qu'il s'efforce de ne pas se concevoir lui-même comme Nirvāna. Qu'il s'efforce de ne pas se concevoir lui-même comme dans le Nirvāna. Qu'il s'efforce de ne pas se concevoir lui-même comme venant du Nirvāna. Qu'il s'efforce de ne pas penser : « le Nirvāna est mien » et qu'il s'efforce de ne pas se réjouir du Nirvāna. Pourquoi ? Parce qu'il a encore à comprendre entièrement le Nirvāna ».


       Je pense que le propos du Bouddha était de se focaliser sur tout ce qui compose l'expérience vécue et d'éviter de se perdre dans les questionnements métaphysiques sans fin qu'il compare à « un fourré d'opinions, un désert d'opinions, un cirque d'opinions, un frétillement d'opinions, un lien d'opinions qui s'accompagne de chagrin, d'affliction, de trouble, de peine, mais qui en conduit pas au dégoût, ni au détachement, ni à l'extinction, ni au calme, ni à la connaissance, ni à la sagesse parfaite, ni au Nirvāna » (Aggi Vachagotta Sutta, Majjhima Nikāya, I, 483-489). C'est pourquoi on ne trouvera pas de preuve de l'existence des phénomènes non-composés comme on ne trouvera pas de preuves de l'inexistence des phénomènes non-composés ou de preuves de leur non-Soi. La question centrale est : comment cesser de s'identifier aux phénomènes impermanents et insatisfaisants qui sont notre lot quotidien ? Car c'est en dissolvant la croyance profondément enfouie du « moi » que l'on parviendra à la libération dans cette vie.





*****




        NB : on vient de parler assez longuement des « trois sceaux du Dharma » : impermanence, souffrance (ou insatisfaction) et non-soi (ou vide d'un soi). Ce n'est pas le Bouddha qui les a qualifié de « trois sceaux » ; cela n'est venu qu'ultérieurement pour bien spécifier ces trois éléments importants de sa doctrine qui étaient liés dans l'esprit du Bouddha comme le montre la lecture du Soûtra du Caractère du Non-Soi ou les trois strophes du Dhammapada. Mais alors d'où viennent les « quatre sceaux » avec la quatrième proposition : « seule le Nirvāna est la paix » ? Personnellement, je l'ignore. Je ne sais pas quand et comment on est passé de trois à quatre sceaux. L'influence vient très probablement de l'extrait de l'Udana que j'ai cité plus haut et où le Bouddha parle explicitement de l'existence d'un non-né, un non-crée, un non-composé, non-soumis à la dynamique du devenir, l'affirmation de la possibilité d'une délivrance. Ce quatrième sceau pourrait être vu comme une façon de contrebalancer la « déception » infligée par les trois premiers sceaux qui voient les choses comme des illusions douloureuses et vouées à disparaître quand elles sont plaisantes. Ce serait l'annonce de la possibilité d'une délivrance de ce jeu d'illusion qui aurait un effet de soulagement pour nous. Même si cet effet de contraste ne doit pas nous induire en erreur et nous faire postuler dogmatiquement un Soi ou une existence ultime dans la nature incomposée du Nirvāna.


















Hiroshi Watanabe









Voir :












Sur le thème de la vacuité et du non-Soi :


Soûtra de l’Écume (Phena Sutta) et son commentaire.


Soûtra de Kaccânayagotta (Kaccânayagotta Sutta)


Rosée que ce monde (Kobayashi Issa)


Formes sur fond vide (Dai'an Puzhuang)




Le son du tonnerre (Milarépa)


Émotions (Kalou Rimpotché)


Apparence et vacuité (Longchenpa)








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