Tous les phénomènes sont vides d'un Soi
Réagissant
à mon article « Les
quatre sceaux du Dharma », un internaute sur Twitter m'a
fait remarquer que, si on se reporte au texte en langue pâlie qui
parlent de ces sceaux du Dharma (des trois premiers en tous cas,
notamment
dans les strophes 277, 278 & 279 du Dhammapada), on
a :
Sabbē
sankhāra aniccā : tous les phénomènes composés sont
impermanents,
Sabbē
sankhāra dukkhā : tous les phénomènes composés sont
souffrance,
Sabbē
dhammā anattā : tous les phénomènes sont vides d'un soi
/ non-soi.
Le
terme diffère entre les deux premières propositions et la
troisième : sankhāra pour les 2 premières (samskara
en sanskrit) et dhamma (dharma en sanskrit) pour la troisième.
Dhamma signifie ici « phénomène » sans préciser
si c'est un phénomène composé ou un phénomène incomposé, doté
d'une existence ultime. Or j'ai cité ce troisième sceau par la
formule : « tous les phénomènes composés sont vides
d'un soi », limitant la portée du 3ème sceau selon cet
internaute.
2
remarques par rapport à cela :
1°)
Dans la petite explication que j'ai donné de ce 3ème sceau, je ne
dis absolument pas qu'il y aurait des phénomènes incomposés,
existant de manière ultime que l'on devrait prendre pour un Soi. Au
contraire, dans cette explication, je cite même le « Traité
du Milieu » de Nāgārjuna, qui est certainement le texte
philosophique le plus radical pour nier tant le soi des individus que
le soi des phénomènes.
2°)
Les questions concernant l'existence ultime et le soi des phénomènes
font l'objet d'énormément de controverses au sein même des
différentes écoles bouddhistes : certaines écoles pensent que
les atomes et les instants de conscience ont une existence ultime ;
d'autres écoles soutiennent que le Nirvāna existe de manière
ultime, Nāgārjuna pense que tant le Nirvāna que le samsāra sont
vides d'une existence propre. Asanga, un des fondateurs de l'école
idéaliste de l'Esprit Seulement considère que la conscience
non-duelle est le véritable Soi, car pour lui, l'esprit dans sa
véritable nature, la conscience non-duelle, a dépassé la dualité
entre le moi et le monde. Les différentes écoles bouddhiques ne
sont même pas d'accord pour dire ce qui est ou n'est pas un
« phénomène incomposé ». Et il n'y a pas plus
d'unanimité pour dire ce que recouvre dans le cas présent le mot
« dhamma/dharma » (qui est déjà à la base un terme
extrêmement polysémique) : certains bouddhistes considèrent
que le Nirvāna n'est pas un phénomène, un « dhamma »,
d'autres l'incluent dans la liste des dhammas.
Quand
j'expose les 3 sceaux du Dharma comme étant les éléments
constitutifs de la « vision juste » des phénomènes dans
la pratique de la méditation, je ne veux pas m'embourber dans des
considérations de métaphysique et des débats souvent stériles.
L'urgence est de reconnaître que ce que l'on prend pour un « moi »
est en fait un phénomène composé des éléments de votre corps, de
votre mental et de votre psychologie ainsi que de votre situation et
de votre histoire. Ni votre corps, ni votre mental, ni vos émotions
ne sont un Soi. Il est douloureux et illusoire de s'identifier à ces
éléments impermanents. Une fois que l'on aura cessé ce processus
d'identification, qu'on aura vu l'absence de soi dans les phénomènes
composés, alors on pourra interroger le statut métaphysique des
« phénomènes incomposés ».
Donc
il n'y a aucun problème pour moi à employer l'expression « tous
les phénomènes sont vides d'un soi », d'autant que c'est plus
proche de la lettre du texte pâli (même s'il y a, comme je viens de
le montrer, un intérêt à se montrer prudent en énonçant le 3ème
sceau par l'expression « tous les phénomènes composés sont
vides d'un soi » afin d'éviter des querelles sans fin sur la
métaphysique). Attention également à ne pas trop s'attacher à des
concepts et à leurs expressions (« dhamma » plutôt que
« sankhāra »), car les concepts sont eux-mêmes des
phénomènes composés dans notre mental tandis que les expressions
sont des phénomènes composés relevant du langage. Autant de choses
vides d'un soi...
*****
Celui
qui a défendu cette thèse de la distinction à faire entre sankhāra
et dhamma est l'auteur Walpola Rahula dans son désormais
classique « L'enseignement du Bouddha » (éd. du Seuil,
Paris, 1961, chap. 6 : La doctrine du non-soi – Anatta). Après
avoir extrait les trois phrases des vers 277, 278 et 279 du chapitre
XX du Dhammapada comme plus haut, il se pose la question
suivante :
« Pourquoi
ce troisième vers n'utilise pas le mot sankhāra comme les deux
premiers vers et pourquoi utilise-t-il le mot dhamma ? C'est là
le point crucial de toute la question.
Le
terme sankhāra représente les cinq agrégats, tous conditionnés,
interdépendants, états et choses relatifs, à la fois physique et
mentaux. Si le troisième vers avait dit : « tous les
sankhāra (choses conditionnées) sont sans soi », on aurait pu
alors penser que bien que les choses conditionnées soient sans soi,
il peut cependant y avoir un Soi en dehors des choses conditionnées,
en dehors des cinq agrégats. C'est pour éviter cette interprétation
fausse que justement le mot dhamma a été utilisé dans le troisième
vers.
Le
mot dhamma a un sens beaucoup plus large que sankhāra. Il n'y a pas
dans la terminologie bouddhiste, de terme plus large que dhamma. Il
comprend non seulement les choses ou états conditionnés, mais aussi
le non-conditionné, l'Absolu, le Nirvāna. Il n'y a rien dans
l'Univers ou en dehors, bon ou mauvais, conditionné ou
non-conditionné, relatif ou absolu qui ne soit inclus dans ce terme.
C'est pourquoi il est parfaitement clair que d'après cet énoncé :
« tous les dhamma son sans-soi ». Il n'y a pas de Soi ou
d'Ātman non seulement dans les
cinq agrégats, mais aussi n'importe où ou ailleurs, en dehors d'eux
ou à partir d'eux.
Cela
signifie, d'après l'enseignement du Theravāda, qu'il n'y a pas de
Soi, ni dans l'individu (puggala), ni dans les dhamma. La philosophie
bouddhiste du Mahāyāna soutient exactement sur ce point la même
position sans la moindre différence, mettant l'accent sur
dharma-nairātmya (l'absence de soi des phénomènes) aussi bien que
sur pudgala-nairātmya (l'absence de soi de la personne) ».
Walpola Rahula (1907 - 1997) |
Cette
volonté de Walpola Rahula d'unifier le bouddhisme ancien (dont la
seule branche qui a survécu à la traversée des siècles est le
Theravāda) et le bouddhisme du Grand Véhicule a toute ma sympathie.
Néanmoins sa théorie est ici et là contestée. J'ai trouvé
certains bouddhistes theravādins
que l'expression « Sabbē
dhammā anattā »
ne porte que les phénomènes matériels de ce monde corrompu. Je ne
partage pas cette opinion ; mais force est de constater que la
thèse de Walpola Rahula ne fait pas l'unanimité dans le monde
bouddhiste.
Par
ailleurs, ce
simple emploi du mot dhamma
à la place du mot sankhāra
n'est certainement pas une preuve irréfutable et incontestable de la
théorie de Walpola Rahula. Le Bouddha dans les soûtras canoniques
anciens explique toujours clairement les choses. Il dit lui-même
qu'il « n'a rien caché dans sa main », le forçant à le
croire sur parole. Pourquoi aurait-il caché toute cette doctrine
dans un seul mot d'une seule phrase ?
Est-on
sûr qu'il n'a pas employé ce mot « dhamma » pour ne pas
tout le temps répéter « sankhāra » ? Est-on sûr
qu'Ānanda,
le disciple proche du Bouddha, qui avait retenu par cœur tous les
enseignements du Bouddha ne se serait pas trompé en employant un
terme proche ? Est-on sûr qu'un des moines qui avaient la
charge de retenir par cœur les soûtras ne serait pas trompé en
répétant ce passage du Dhammapada ?
Pendant des siècles, les soûtras n'ont pas été couchés par
écrit, mais retransmis de génération de moines en génération de
moines. Dans ce contexte, la fiabilité de cette transmission ne peut
pas être vérifiée. De même, est-on sûr que certains moines
copistes qui ont couché les soûtra sur le papier (ou plus
exactement sur des feuilles de palmiers) dans les siècles suivants
ne se sont pas trompés en recopiant le passage du Dhammapada ?
Par
ailleurs, certains passages semblent contredire l'interprétation,
notamment le passage dans la section Udana
(VIII, 3) du canon bouddhique : « Il
y a, ô disciples, un non-né, un non-créé, un non-devenu et un
non-composé. S'il
n'y avait pas ce non-né, ce non-créé, ce non-devenu, ce
non-composé, il n'y aurait pas de délivrance de ce monde pour ce
qui est né, créé, devenu et composé. Mais puisque, ô disciples,
il y a le non-né, le non-créé, le non-devenu et le non-composé,
il peut y avoir une délivrance pour ce qui est né, créé, devenu
et composé ».
Dans ce passage, le Bouddha se montre affirmatif dans l'existence de
cet incomposé, ce non-conditionné, cet au-delà du monde qui n'est
pas soumis au temps, à la création et à la destruction, et qui
n'est pas atteint par la douleur et la souffrance, et qu'il faut
atteindre par la pratique spirituelle afin d'être délivré de ce
monde relatif, impermanent et vide d'une existence propre. En soi, ce
passage n'est pas une preuve non plus : le Bouddha ne se
positionne pas sur la statut ontologique de ce « non-composé » :
il dit qu'il y a quelque chose au-delà de ce monde et qui n'est pas
soumis à la temporalité comme nous le sommes ici-bas.
Autre
passage gênant pour la théorie de Walpola Rahula : le deuxième
enseignement que le Bouddha a donné, le « Soûtra
du Caractère du Non-soi »
(Anatta
Lakkhana Sutta, Samyutta Nikāya, III, 66-67 ou Vinaya, I, 13-14).
Ici, le mot français « caractère » traduit le pâli
lakkhana (sanskrit : lakshana) qu'on traduit dans l'expression
les « trois sceaux » ou « quatre sceaux ». On
s'attendrait à un texte qui défendrait la position de Walpola
Rahula, mais en fait pas du tout. Le Soutra du Caractère du Non-Soi
n'évoque pas tous les phénomènes, mais seulement les phénomènes
composés qui relèvent des « cinq agrégats ».
Tout
l'enseignement du Bouddha consiste ici à dire que les cinq agrégats
(la forme, la sensation, la perception, la formation mentale et la
conscience) ne peuvent pas être considérés comme étant le Soi. Le
Bouddha commence par prendre la forme : si l'agrégat de la
forme était le Soi, on pourrait modeler les apparences de notre
corps et de notre environnement à notre guise. Or la forme est
sujette à la maladie et aux choses douloureuses que la volonté de
notre Soi ne peut pas vouloir. Ce n'est donc pas le Soi. Il reprend
ensuite exactement le même raisonnement pour les quatre agrégats :
sensation, perception, formation mentale et conscience.
Puis
dans un petit interrogatoire avec les cinq premiers disciples qui
écoutent attentivement, il leur demandent : est-ce que la forme
est permanente ? Non, elle est impermanente. Est-ce que quelque
chose qui est impermanent, sujet au changement peut être pleinement
satisfaisant ? Non, c'est une chose insatisfaisante ?
Est-ce qu'une chose insatisfaisante peut-elle être considérée
comme « cela est mien, je suis cela, ceci est mon Soi » ?
Non, le je, l'ego veut constamment s'identifier à ce qui est
plaisant et posséder ce qui est plaisant. Il rejette spontanément
tout ce qui est déplaisant et insatisfaisant. La forme ne peut donc
pas être le Soi. Le même interrogatoire est appliqué aux quatre
autres agrégats : sensation, perception, formation mentale et
conscience.
Enfin,
le Bouddha encourage à cesser d'identifier tout agrégat de la forme
à un Soi : « Il
en résulte, ô moines, que tout ce qui est forme, passé, présente
ou future, intérieure ou extérieure, grossière ou subtile, vile ou
excellente, lointaine ou proche, tout ce qui est forme doit être
considéré selon la sagesse correcte en se disant : "Cela
n'est pas à moi, je ne suis pas cela, cela n'est pas mon Soi" ».
Le même encouragement est réitéré à ne pas identifier le moi aux
sensations, aux perceptions, aux formations mentales et aux
consciences.
On
voit bien que le non-soi n'est appliqué ici qu'aux « phénomènes
composés » que sont les agrégats. Le Bouddha nous invite à
cesser de voir un « moi », un « ego », un
« Soi » dans les manifestations de notre expérience de
la vie. En outre, dans la deuxième partie de son raisonnement, le
Bouddha associe clairement le non-soi à l'impermanence et à
l'insatisfaction, sans mentionner d'au-delà des agrégats.
Le
Bouddha voulait-il établir un Soi ou une existence ultime dans les
« phénomènes incomposés » comme le Nirvāna ou la
nature de l'esprit ? Non, bien entendu. Il n'y a aucune preuve
de cela. Cela va même à l'encontre du Soûtra
de la Racine de Toutes Choses
(Mūlapariyāya
Sutta,
Majjhima Nikāya,
I, 1-6)
où le Bouddha encourage à ne pas s'identifier aux éléments de ce
monde, puis après un long développement continue à exhorter à ne
pas s'identifier à des entités mystiques comme l'unicité, le
multiple, la totalité, puis termine en recommandant de ne pas
s'identifier même au Nirvāna : « Un
pratiquant comprend correctement le Nirvāna comme Nirvāna. Ayant
compris le Nirvāna comme Nirvāna, il faut qu'il s'efforce de ne pas
se concevoir lui-même comme Nirvāna. Qu'il s'efforce de ne pas se
concevoir lui-même comme dans le Nirvāna. Qu'il s'efforce de ne pas
se concevoir lui-même comme venant du Nirvāna. Qu'il s'efforce de
ne pas penser : « le Nirvāna est mien » et qu'il
s'efforce de ne pas se réjouir du Nirvāna. Pourquoi ? Parce
qu'il a encore à comprendre entièrement le Nirvāna ».
Je
pense que le propos du Bouddha était de se focaliser sur tout ce qui
compose l'expérience vécue et d'éviter de se perdre dans les
questionnements métaphysiques sans fin qu'il compare à « un
fourré d'opinions, un désert d'opinions, un cirque d'opinions, un
frétillement d'opinions, un lien d'opinions qui s'accompagne de
chagrin, d'affliction, de trouble, de peine, mais qui en conduit pas
au dégoût, ni au détachement, ni à l'extinction, ni au calme, ni
à la connaissance, ni à la sagesse parfaite, ni au Nirvāna »
(Aggi Vachagotta Sutta, Majjhima Nikāya, I, 483-489). C'est pourquoi
on ne trouvera pas de preuve de l'existence des phénomènes
non-composés comme on ne trouvera pas de preuves de l'inexistence
des phénomènes non-composés ou de preuves de leur non-Soi. La
question centrale est : comment cesser de s'identifier aux
phénomènes impermanents et insatisfaisants qui sont notre lot
quotidien ? Car c'est en dissolvant la croyance profondément
enfouie du « moi » que l'on parviendra à la libération
dans cette vie.
*****
NB :
on vient de parler assez longuement des « trois sceaux du
Dharma » : impermanence, souffrance (ou insatisfaction) et
non-soi (ou vide d'un soi). Ce n'est pas le Bouddha qui les a
qualifié de « trois sceaux » ; cela n'est venu
qu'ultérieurement pour bien spécifier ces trois éléments
importants de sa doctrine qui étaient liés dans l'esprit du Bouddha
comme le montre la lecture du Soûtra
du Caractère du Non-Soi ou
les trois strophes du Dhammapada.
Mais alors d'où viennent les « quatre sceaux » avec la
quatrième proposition : « seule le Nirvāna est la
paix » ? Personnellement, je l'ignore. Je ne sais pas
quand et comment on est passé de trois à quatre sceaux. L'influence
vient très probablement de l'extrait de l'Udana que j'ai cité plus
haut et où le Bouddha parle explicitement de l'existence d'un
non-né, un non-crée, un non-composé, non-soumis à la dynamique du
devenir, l'affirmation de la possibilité d'une délivrance. Ce
quatrième sceau pourrait être vu comme une façon de contrebalancer
la « déception » infligée par les trois premiers sceaux
qui voient les choses comme des illusions douloureuses et vouées à
disparaître quand elles sont plaisantes. Ce serait l'annonce de la
possibilité d'une délivrance de ce jeu d'illusion qui aurait un
effet de soulagement pour nous. Même si cet effet de contraste ne
doit pas nous induire en erreur et nous faire postuler dogmatiquement
un Soi ou une existence ultime dans la nature incomposée du Nirvāna.
Hiroshi Watanabe |
Voir :
Sur le thème de la vacuité et du non-Soi :
- Rosée que ce monde (Kobayashi Issa)
- Formes sur fond vide (Dai'an Puzhuang)
- Émotions (Kalou Rimpotché)
- Apparence et vacuité (Longchenpa)
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
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