La
vacuité est l'antidote aux ténèbres
Formées
par le voile des passions et celui qui masque le connaissable.
Comme
ne pas la méditer
Pour
qui désire l'omniscience ?
Shāntideva,
Bodhisattvacaryāvatāra,
IX, 54.
La
vacuité est un concept essentiel de la philosophie bouddhique. La
vacuité est importante pour comprendre la véritable nature des phénomènes et de
ce monde. Et ce n'est pas seulement une question d'ontologie pour
reprendre un mot savant de la philosophie : comprendre la
vacuité est aussi essentiel pour entretenir un rapport plus apaisé
et harmonieux avec le monde. Il faut avoir une compréhension
intellectuelle du concept de vacuité, mais ce n'est pas suffisant :
il faut aussi comprendre la vacuité telle qu'elle est dans notre
expérience de la vie.
Il
y a quelque jours, je suis tombé sur un article de Douglas Harding
où il explique que rien n'est plus facile que réaliser la vacuité :
« Bien qu'au
cours des siècles on ait représenté la vision de la vacuité
(de notre vraie nature) comme la chose la plus difficile au monde,
c'est en réalité la plus facile. Un nombre incalculable de
chercheurs sincères ont été victimes de cette plaisanterie des
plus cruelles, le plus impie des pieux mensonges. Le trésor des
trésors qu'ils se sont épuisés à chercher est en fait le plus
accessible, le plus évident, le plus flagrant qui soit, exposé en
pleine lumière à chaque instant (sic) ».
Il ajoute même que voir la vacuité est plus facile que voir une
groseille dans le creux de notre main.
Il
y a là un grand malentendu. Il se peut qu'un jour on fasse
l'expérience de la vacuité ; cela ne veut pas dire qu'on a
réalisé la vacuité ! On pourrait certes concevoir la vacuité
comme quelque chose de caché derrière le monde des apparences et
qu'il faudrait un sens paranormal pour percevoir cette vacuité. Il
n'en est rien : cette vacuité est exposée au grand jour et
apparaît de manière concomitante aux apparences. Néanmoins, cela
ne veut pas dire qu'il soit facile de réaliser cette vacuité.
Prenons
un méditant à qui on aurait enseigné que les phénomènes sont
comme des rêves, des mirages, des illusions, un spectacle de magie.
Il se met à pratiquer la méditation et, avec la vision profonde,
voit ce qu'il expérimente comme un rêves ou comme un mirage. Il a
fait l'expérience de la vacuité, mais il n'a pas réalisé la
vacuité. Après cette expérience méditative qui l'a peut-être
bouleversé, il va voir des choses de la vie ordinaire comme une rue,
des voitures qui passent dans la rue, sa maison, la table du
living-room dans sa maison, sa déclaration d'impôt sur la table du
living-room et voir toutes ces choses comme ayant une existence
réelle. Son expérience de la vacuité n'aura pas survécu au flot
impétueux des sensations et des perceptions de la vie quotidienne.
C'est en ce sens que je dis que ce méditant a peut-être fait une
expérience sincère de la vacuité, mais n'a pas réalisé la
vacuité.
Je
me souviens d'un enseignement d'un lama tibétain, le khempo Tsultrim
Gyatso, sur le XVIIIème chapitre du Traité
du Milieu
de Nāgārjuna.
L'enseignement tournait bien évidemment autour des notions de
vacuité et de non-soi. Mais j'étais perplexe. J'étais intervenu en
disant : « C'est
très bien votre enseignement sur la vacuité. Mais quand je bois le
thé chaud à la cantine, la tassé de thé me semble très réelle,
très solide, et la chaleur du thé dans ma gorge me semble très
réelle. Comment
conjuguer cela avec l'enseignement de Nāgārjuna ? ».
Il
y a plusieurs stades dans la compréhension de la vacuité. Tout
d'abord la compréhension intellectuelle. Et n'en déplaise aux
adeptes de Douglas Harding, c'est beaucoup plus compliqué que de
voir une groseille dans sa main. Rien qu'au sein de la philosophie
bouddhique, il y plusieurs conceptions philosophiques de ce qu'est la
vacuité. Et je ne parlerai pas ici de la vacuité dans la
philosophie taoïste ou dans la philosophie hindouiste, pas plus que
je ne parlerai des différentes conceptions de la vacuité au sein de
l'Histoire de la pensée occidentale, ni des développements de ce
concept dans la science moderne comme le vide-plein de la physique
quantique. Tout au plus, je rappellerai ici une métaphore de la
physique classique pour donner une idée de la quantité prodigieuse
de vide qui réside au sein même de la matière. Imaginez le noyau
d'un atome qu'on ramènerait à l'échelle d'un grain de riz. Et
bien, les électrons de cet atome se promèneraient de ce noyau à
une distance qui équivaudrait à la taille d'un terrain de football.
Entre ce noyau et les électrons, rien que du vide.
Pour
les écoles réalistes du bouddhisme, le monde matériel a une
existence réelle au sens où il est composé d'éléments réels
comme les atomes. Ce qui est irréel, c'est de croire que les
composés de ces atomes aient une existence permanente et
indépendante. Tous les phénomènes composés comme le corps des
personnes humaines ou des animaux n'existent qu'en dépendance du
reste de la nature et sont voués à disparaître. L'école réaliste
Sautrāntika, ces phénomènes physiques ne durent pas plus d'un
instant, les atomes se déplaçant constamment au sein de ce corps,
même si, en apparence, on en voit aucune modification. Pour ces
écoles réalistes du bouddhisme, la vacuité est avant tout une
vacuité d'existence propre : rien en ce monde n'existe de
manière séparée et indépendante du reste du monde.
Pour
l'école idéaliste du Cittamātra (encore appelée Yogāchāra), la
vacuité est d'abord l'inexistence d'une dualité entre le sujet et
l'objet, entre la conscience et le phénomène perçu. Tout se
résorbe dans la « conscience base-de-tout » ; et
quand cette conscience base-de-tout se libère grâce à l'ascèse et
la méditation, elle devient la conscience pure non-duelle, libre des
notions de « moi » et d'« autre ». La
conscience pure non-duelle est vide de toute dualité et d'un objet
qui existerait indépendamment d'elle.
Enfin,
pour l'école du Milieu, le madhyamaka, la vacuité est vacuité
d'existence ultime. Rien n'existe de manière ultime, ni les atomes,
ni la conscience qu'elle soit pure ou non. Même le Nirvāna n'existe
pas de manière ultime. La vacuité elle-même n'existe pas de
manière ultime : la vacuité n'existe pas indépendamment des
phénomènes. Les choses apparaissent, mais il n'y a aucune existence
ultime, aucune existence séparée derrière ceux-ci.
Voilà
pour les positions ontologiques des écoles bouddhiques à propos de
la vacuité. Mais il faudrait faire une distinction entre les
enseignements du bouddhisme ancien et le bouddhisme du Grand
Véhicule. La différence ne tient pas spécifiquement ici à ce qui
est considéré comme vide et ce qui ne l'est pas, mais plutôt à la
manière d'aborder cette vacuité. Dans les soûtras du canon pâli,
la vacuité est abordée de manière progressive : on va d'une
vacuité assez grossière à une vacuité de plus en plus subtile. On
donne l'image d'un lotus à mille pétales qui s'ouvriraient
progressivement, pétale par pétale, la vacuité au sens ultime du
terme se trouvant au cœur même de la fleur de lotus, mais ne
pouvant être découvert que progressivement en approfondissant son
expérience de la vacuité.
On
commence par méditer quand on est seul qu'étant seul, la pièce ou
la forêt est vide de l'agitation de la rue ou l'agitation que l'on
peut rencontrer au travail. Puis on affine cette compréhension en
faisant l'expérience d'absorption méditative qui est vide
d'agitation mentale. Puis on fait l'expérience méditative d'un
monde divin qui est vide de la matière grossière de notre monde.
Puis en progressant, on fait l'expérience méditative d'un monde
divin vide de toute matière, ouvert sur l'infini. Puis progressant
encore, on finit par atteindre la « sphère de cessation des
sensations et des perceptions », complètement vide du samsāra.
Et on comprend que tout n'existe que par la production
interdépendante.
Dans
le Mahāyāna, le bouddhisme du Grand Véhicule, la vacuité est
enseignée dès le début. Ainsi les mots fameux du Soûtra
du Cœur de la Perfection de Sagesse :
« La
forme est vide.
Le
vide est forme.
La
forme n'est autre que la vide.
Le
vide n'est autre que la forme ».
Les
apparences qui se présentent à notre conscience doivent être vues
comme vides quel que soit notre niveau spirituel. La voie bouddhiste
doit elle-même être vue comme vide. Cette vacuité doit aussi
s'unir à la compassion car percevoir la vacuité n'a d'autre but que
de libérer les êtres des souffrances de croire que ce monde est
réel.
Mais
tout cela est intellectuel, dépendant des mots et de la
signification. Il faut certes faire effort pour comprendre
intellectuellement cette vacuité. Ce que je viens de faire ici n'est
qu'un très bref résumé : il faut beaucoup plus de temps pour
avoir accompli un survol plus général de cette notion
intellectuelle de la vacuité en sachant qu'on ne peut pas se
contenter de cette compréhension intellectuelle de la méditation.
Il faut alors faire l'expérience intuitive de cette vacuité. Et une fois qu'on a
fait l'expérience de cette vacuité, la méditer encore et encore
pour s'imprégner de la vacuité dans tous les aspects de notre vie,
voir chaque moment de notre vie comme un rêve, un mirage, une ombre,
un reflet, une illusion, un spectacle de magie... Mais cela ne coule
pas de source, il faut s'y reprendre encore et encore.
Par
ailleurs, il faut bien comprendre que si nous faisons l'expérience
de la vacuité, la plupart des gens autour de nous font l'expérience
d'un monde bien réel, qu'ils jugent en tous cas comme réels. Mais
ce jugement est accompli avec force, comme s'ils se saisissaient
vigoureusement de tel ou tel phénomène et combattaient d'autres
phénomènes avec acharnement. Ce qui rend leur monde très réel. Et
ce sentiment puissant du réel nous contamine par l'empathie et la
communication.
Donc
il faut un long chemin pour s'imprégner de cette vacuité. Il faut
revenir encore et encore à la conscience méditative de cette
vacuité. Convaincre le mental est une chose, mais c'est notre
expérience intuitive qu'il faut aussi convaincre. Vous pouvez être
mentalement convaincu que la tasse de thé entre vos mains est vide
d'une existence propre, et pourtant la ressentir comme profondément
réel au creux de vos mains ! D'autant plus que nous sommes
bombardés d'impressions sensorielles à tout moment : formes,
bruits, odeurs, saveurs, choses touchées, impressions physiques et
mentales... La conscience de la vacuité ne peut se développer que
lentement, lentement, lentement....
Par
ailleurs, méditer la vacuité a parfois des effets qui peuvent
sembler paradoxaux. Il m'est souvent arrivé de méditer la vacuité
et d'arriver à une conscience très aiguë de la réalité de ce qui
m'entourait. Comme si plus vous cherchiez à percer l'irréalité des
choses, plus vous vous heurtiez à ce que vos sens vous donnent à
percevoir. En fait, méditer la vacuité ne consiste pas nier les
apparences comme si tout allait devenir fantomatique. « La
forme est vide. Le vide est forme ».
Dans
son texte, Douglas Harding dit : « La
description du nirvāna
donnée par le Bouddha dans le Canon pâli est
parfaitement claire : "Il
est visible dans cette vie même,
engageant, séduisant, accessible" ».
C'est vrai... mais uniquement pour un Bouddha ! Un Bouddha voit
l'illusion de ce monde et à quel point le Nirvāna est préférable.
Pour nous qui ne sommes pas éveillés, c'est beaucoup moins
accessible ! Harding ajoute aussi : « Claire
encore l'affirmation du maître zen Ummon selon laquelle le
premier pas sur la voie du zen consiste à contempler sa propre
vacuité : se débarrasser de son mauvais karma ne vient qu'en
second ».
C'est là l'approche du Grand Véhicule : voir la vacuité avant
même d'essayer de s'améliorer. Mais il ne faudrait pas tomber dans
l'illusion de végéter dans ses défauts sous prétexte que ces
défauts sont vides d'une existence propre ! D'autant que cette
contemplation de la vacuité se perd d'un moment à l'autre.
*****
Pour
terminer, je voudrais aussi dire à quel point il faut envisager la
vacuité avec l'impermanence et la souffrance. Impermanence,
souffrance et vacuité, ce sont les trois sceaux du Dharma que le
Bouddha nous a encouragé à pratiquer encore et encore.
L'impermanence nous permet de voir que les choses changent,
apparaissent et disparaissent de manière incessante. Cela nous
permet d'effriter les apparences de solidité et de permanence des
phénomènes, une manière de les affaiblir ontologiquement avant de
voir leur véritable vacuité.
Voir
les phénomènes composés comme étant souffrance permet de se
libérer progressivement de l'emprise émotionnelle que ces
phénomènes ont sur nous. Les émotions perturbatrices comme le
désir, l'avidité et la haine participent grandement à notre
sentiment de réalité de ce monde. Cela crée des attachements
puissants aux choses ou aux êtres de ce monde. Quelqu'un d'assoiffé
et qui voit un mirage dans le désert se mettra à courir comme un
désespéré vers ce mirage, il lui sera extrêmement difficile de
concevoir que le point d'eau qu'il voit au loin n'est qu'une illusion
du fait même de sa soif. Apaisez la soif et vous serez beaucoup plus
disposé à envisager la vacuité du mirage !
La
vacuité est certes un antidote aux ténèbres causées par les
émotions perturbatrices et les ténèbres issues de notre ignorance
de ce qu'est réellement le monde comme le dit Shāntideva
en exergue de ce texte. Mais il faudra méditer encore et encore
cette vacuité pour que celle-ci ait un effet d'apaisement sur nos
états mentaux et qu'elle dissipe les ténèbres dans notre esprit et
celui de nos contemporains. Je me récite souvent cette strophe de
Shāntideva
pour me rappeler en toutes circonstances le vide d'existence propre
des choses autour de moi.
Frédéric Leblanc, 19 août 2019.
Frédéric Leblanc, 19 août 2019.
Deux
traductions peuvent être trouvées en langue française du
Bodhicaryāvatāra:
- « La
marche vers l'Éveil », Comité Padmakara,
Saint-Léon-sur-Vézère (France), 2007 (2e édition),
-
« Vivre en héros pour l'Éveil », Georges
Driessens, Seuil/Points Sagesse, Paris, 1993.
J'ai
trouvé le texte de Douglas Harding sur la page facebook d'un de ses
disciples français, José le Roy (à la date du 13 août 2019).
Autres
citations de Shântideva :
-
Comme un éclair déchire la nuit (I,5)
-
La masse illimitées des êtres atteindra la suprême félicité
(I,7)
-
Bodhicitta: le désir d'apaiser les souffrances infinies (I, 21-22)
-
Pourquoi s'inquiéter ? (VI,
10)
- Égoïsme
& altruisme selon Shântideva (IV, 125)
-
Quand ni l'existence, ni la non-existence ne se présentent à
l'esprit (IX,
34)
- La joie et le don (VIII, 125). Voir aussi sur le même strophe : Générosité.
- Joie
Voir également à propos de la vacuité dans la philosophie bouddhique :
- Slowly, slowly, slowly
- Les quatre sceaux du Dharma
- Tous les phénomènes sont vides d'un Soi
- La vision juste des phénomènes (strophes du Dhammapada sur les 3 sceaux du Dharma)
- Court Soûtra sur la Vacuité
- Les quatre sceaux du Dharma
- Tous les phénomènes sont vides d'un Soi
- La vision juste des phénomènes (strophes du Dhammapada sur les 3 sceaux du Dharma)
- Court Soûtra sur la Vacuité
- Soûtra de l’Écume (Phena Sutta) et son commentaire.
- Soûtra de Kaccânayagotta (Kaccânayagotta Sutta)
- Rosée que ce monde (Kobayashi Issa)
- Formes sur fond vide (Dai'an Puzhuang)
- Le son du tonnerre (Milarépa)
- Émotions (Kalou Rimpotché)
- Apparence et vacuité (Longchenpa)
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Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.
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