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lundi 19 août 2019

Voir la vacuité




La vacuité est l'antidote aux ténèbres
Formées par le voile des passions et celui qui masque le connaissable.
Comme ne pas la méditer
Pour qui désire l'omniscience ?

Shāntideva, Bodhisattvacaryāvatāra, IX, 54.







Laura Williams, Invisible.









La vacuité est un concept essentiel de la philosophie bouddhique. La vacuité est importante pour comprendre la véritable nature des phénomènes et de ce monde. Et ce n'est pas seulement une question d'ontologie pour reprendre un mot savant de la philosophie : comprendre la vacuité est aussi essentiel pour entretenir un rapport plus apaisé et harmonieux avec le monde. Il faut avoir une compréhension intellectuelle du concept de vacuité, mais ce n'est pas suffisant : il faut aussi comprendre la vacuité telle qu'elle est dans notre expérience de la vie.



Il y a quelque jours, je suis tombé sur un article de Douglas Harding où il explique que rien n'est plus facile que réaliser la vacuité : « Bien qu'au cours des siècles on ait représenté la vision de la vacuité (de notre vraie nature) comme la chose la plus difficile au monde, c'est en réalité la plus facile. Un nombre incalculable de chercheurs sincères ont été victimes de cette plaisanterie des plus cruelles, le plus impie des pieux mensonges. Le trésor des trésors qu'ils se sont épuisés à chercher est en fait le plus accessible, le plus évident, le plus flagrant qui soit, exposé en pleine lumière à chaque instant (sic) ». Il ajoute même que voir la vacuité est plus facile que voir une groseille dans le creux de notre main.


Il y a là un grand malentendu. Il se peut qu'un jour on fasse l'expérience de la vacuité ; cela ne veut pas dire qu'on a réalisé la vacuité ! On pourrait certes concevoir la vacuité comme quelque chose de caché derrière le monde des apparences et qu'il faudrait un sens paranormal pour percevoir cette vacuité. Il n'en est rien : cette vacuité est exposée au grand jour et apparaît de manière concomitante aux apparences. Néanmoins, cela ne veut pas dire qu'il soit facile de réaliser cette vacuité.


Prenons un méditant à qui on aurait enseigné que les phénomènes sont comme des rêves, des mirages, des illusions, un spectacle de magie. Il se met à pratiquer la méditation et, avec la vision profonde, voit ce qu'il expérimente comme un rêves ou comme un mirage. Il a fait l'expérience de la vacuité, mais il n'a pas réalisé la vacuité. Après cette expérience méditative qui l'a peut-être bouleversé, il va voir des choses de la vie ordinaire comme une rue, des voitures qui passent dans la rue, sa maison, la table du living-room dans sa maison, sa déclaration d'impôt sur la table du living-room et voir toutes ces choses comme ayant une existence réelle. Son expérience de la vacuité n'aura pas survécu au flot impétueux des sensations et des perceptions de la vie quotidienne. C'est en ce sens que je dis que ce méditant a peut-être fait une expérience sincère de la vacuité, mais n'a pas réalisé la vacuité.


Je me souviens d'un enseignement d'un lama tibétain, le khempo Tsultrim Gyatso, sur le XVIIIème chapitre du Traité du Milieu de Nāgārjuna. L'enseignement tournait bien évidemment autour des notions de vacuité et de non-soi. Mais j'étais perplexe. J'étais intervenu en disant : « C'est très bien votre enseignement sur la vacuité. Mais quand je bois le thé chaud à la cantine, la tassé de thé me semble très réelle, très solide, et la chaleur du thé dans ma gorge me semble très réelle. Comment conjuguer cela avec l'enseignement de Nāgārjuna ? ».


Il y a plusieurs stades dans la compréhension de la vacuité. Tout d'abord la compréhension intellectuelle. Et n'en déplaise aux adeptes de Douglas Harding, c'est beaucoup plus compliqué que de voir une groseille dans sa main. Rien qu'au sein de la philosophie bouddhique, il y plusieurs conceptions philosophiques de ce qu'est la vacuité. Et je ne parlerai pas ici de la vacuité dans la philosophie taoïste ou dans la philosophie hindouiste, pas plus que je ne parlerai des différentes conceptions de la vacuité au sein de l'Histoire de la pensée occidentale, ni des développements de ce concept dans la science moderne comme le vide-plein de la physique quantique. Tout au plus, je rappellerai ici une métaphore de la physique classique pour donner une idée de la quantité prodigieuse de vide qui réside au sein même de la matière. Imaginez le noyau d'un atome qu'on ramènerait à l'échelle d'un grain de riz. Et bien, les électrons de cet atome se promèneraient de ce noyau à une distance qui équivaudrait à la taille d'un terrain de football. Entre ce noyau et les électrons, rien que du vide.


Pour les écoles réalistes du bouddhisme, le monde matériel a une existence réelle au sens où il est composé d'éléments réels comme les atomes. Ce qui est irréel, c'est de croire que les composés de ces atomes aient une existence permanente et indépendante. Tous les phénomènes composés comme le corps des personnes humaines ou des animaux n'existent qu'en dépendance du reste de la nature et sont voués à disparaître. L'école réaliste Sautrāntika, ces phénomènes physiques ne durent pas plus d'un instant, les atomes se déplaçant constamment au sein de ce corps, même si, en apparence, on en voit aucune modification. Pour ces écoles réalistes du bouddhisme, la vacuité est avant tout une vacuité d'existence propre : rien en ce monde n'existe de manière séparée et indépendante du reste du monde.


Pour l'école idéaliste du Cittamātra (encore appelée Yogāchāra), la vacuité est d'abord l'inexistence d'une dualité entre le sujet et l'objet, entre la conscience et le phénomène perçu. Tout se résorbe dans la « conscience base-de-tout » ; et quand cette conscience base-de-tout se libère grâce à l'ascèse et la méditation, elle devient la conscience pure non-duelle, libre des notions de « moi » et d'« autre ». La conscience pure non-duelle est vide de toute dualité et d'un objet qui existerait indépendamment d'elle.


Enfin, pour l'école du Milieu, le madhyamaka, la vacuité est vacuité d'existence ultime. Rien n'existe de manière ultime, ni les atomes, ni la conscience qu'elle soit pure ou non. Même le Nirvāna n'existe pas de manière ultime. La vacuité elle-même n'existe pas de manière ultime : la vacuité n'existe pas indépendamment des phénomènes. Les choses apparaissent, mais il n'y a aucune existence ultime, aucune existence séparée derrière ceux-ci.


Voilà pour les positions ontologiques des écoles bouddhiques à propos de la vacuité. Mais il faudrait faire une distinction entre les enseignements du bouddhisme ancien et le bouddhisme du Grand Véhicule. La différence ne tient pas spécifiquement ici à ce qui est considéré comme vide et ce qui ne l'est pas, mais plutôt à la manière d'aborder cette vacuité. Dans les soûtras du canon pâli, la vacuité est abordée de manière progressive : on va d'une vacuité assez grossière à une vacuité de plus en plus subtile. On donne l'image d'un lotus à mille pétales qui s'ouvriraient progressivement, pétale par pétale, la vacuité au sens ultime du terme se trouvant au cœur même de la fleur de lotus, mais ne pouvant être découvert que progressivement en approfondissant son expérience de la vacuité.


On commence par méditer quand on est seul qu'étant seul, la pièce ou la forêt est vide de l'agitation de la rue ou l'agitation que l'on peut rencontrer au travail. Puis on affine cette compréhension en faisant l'expérience d'absorption méditative qui est vide d'agitation mentale. Puis on fait l'expérience méditative d'un monde divin qui est vide de la matière grossière de notre monde. Puis en progressant, on fait l'expérience méditative d'un monde divin vide de toute matière, ouvert sur l'infini. Puis progressant encore, on finit par atteindre la « sphère de cessation des sensations et des perceptions », complètement vide du samsāra. Et on comprend que tout n'existe que par la production interdépendante.


Dans le Mahāyāna, le bouddhisme du Grand Véhicule, la vacuité est enseignée dès le début. Ainsi les mots fameux du Soûtra du Cœur de la Perfection de Sagesse :

« La forme est vide.
Le vide est forme.
La forme n'est autre que la vide.
Le vide n'est autre que la forme ».


Les apparences qui se présentent à notre conscience doivent être vues comme vides quel que soit notre niveau spirituel. La voie bouddhiste doit elle-même être vue comme vide. Cette vacuité doit aussi s'unir à la compassion car percevoir la vacuité n'a d'autre but que de libérer les êtres des souffrances de croire que ce monde est réel.


Mais tout cela est intellectuel, dépendant des mots et de la signification. Il faut certes faire effort pour comprendre intellectuellement cette vacuité. Ce que je viens de faire ici n'est qu'un très bref résumé : il faut beaucoup plus de temps pour avoir accompli un survol plus général de cette notion intellectuelle de la vacuité en sachant qu'on ne peut pas se contenter de cette compréhension intellectuelle de la méditation. Il faut alors faire l'expérience intuitive de cette vacuité. Et une fois qu'on a fait l'expérience de cette vacuité, la méditer encore et encore pour s'imprégner de la vacuité dans tous les aspects de notre vie, voir chaque moment de notre vie comme un rêve, un mirage, une ombre, un reflet, une illusion, un spectacle de magie... Mais cela ne coule pas de source, il faut s'y reprendre encore et encore.


Par ailleurs, il faut bien comprendre que si nous faisons l'expérience de la vacuité, la plupart des gens autour de nous font l'expérience d'un monde bien réel, qu'ils jugent en tous cas comme réels. Mais ce jugement est accompli avec force, comme s'ils se saisissaient vigoureusement de tel ou tel phénomène et combattaient d'autres phénomènes avec acharnement. Ce qui rend leur monde très réel. Et ce sentiment puissant du réel nous contamine par l'empathie et la communication.


Donc il faut un long chemin pour s'imprégner de cette vacuité. Il faut revenir encore et encore à la conscience méditative de cette vacuité. Convaincre le mental est une chose, mais c'est notre expérience intuitive qu'il faut aussi convaincre. Vous pouvez être mentalement convaincu que la tasse de thé entre vos mains est vide d'une existence propre, et pourtant la ressentir comme profondément réel au creux de vos mains ! D'autant plus que nous sommes bombardés d'impressions sensorielles à tout moment : formes, bruits, odeurs, saveurs, choses touchées, impressions physiques et mentales... La conscience de la vacuité ne peut se développer que lentement, lentement, lentement....


Par ailleurs, méditer la vacuité a parfois des effets qui peuvent sembler paradoxaux. Il m'est souvent arrivé de méditer la vacuité et d'arriver à une conscience très aiguë de la réalité de ce qui m'entourait. Comme si plus vous cherchiez à percer l'irréalité des choses, plus vous vous heurtiez à ce que vos sens vous donnent à percevoir. En fait, méditer la vacuité ne consiste pas nier les apparences comme si tout allait devenir fantomatique. « La forme est vide. Le vide est forme ».


Dans son texte, Douglas Harding dit : « La description du nirvāna donnée par le Bouddha dans le Canon pâli est parfaitement claire : "Il est visible dans cette vie même, engageant, séduisant, accessible" ». C'est vrai... mais uniquement pour un Bouddha ! Un Bouddha voit l'illusion de ce monde et à quel point le Nirvāna est préférable. Pour nous qui ne sommes pas éveillés, c'est beaucoup moins accessible ! Harding ajoute aussi : « Claire encore l'affirmation du maître zen Ummon selon laquelle le premier pas sur la voie du zen consiste à contempler sa propre vacuité : se débarrasser de son mauvais karma ne vient qu'en second ». C'est là l'approche du Grand Véhicule : voir la vacuité avant même d'essayer de s'améliorer. Mais il ne faudrait pas tomber dans l'illusion de végéter dans ses défauts sous prétexte que ces défauts sont vides d'une existence propre ! D'autant que cette contemplation de la vacuité se perd d'un moment à l'autre.







*****






Pour terminer, je voudrais aussi dire à quel point il faut envisager la vacuité avec l'impermanence et la souffrance. Impermanence, souffrance et vacuité, ce sont les trois sceaux du Dharma que le Bouddha nous a encouragé à pratiquer encore et encore. L'impermanence nous permet de voir que les choses changent, apparaissent et disparaissent de manière incessante. Cela nous permet d'effriter les apparences de solidité et de permanence des phénomènes, une manière de les affaiblir ontologiquement avant de voir leur véritable vacuité.


Voir les phénomènes composés comme étant souffrance permet de se libérer progressivement de l'emprise émotionnelle que ces phénomènes ont sur nous. Les émotions perturbatrices comme le désir, l'avidité et la haine participent grandement à notre sentiment de réalité de ce monde. Cela crée des attachements puissants aux choses ou aux êtres de ce monde. Quelqu'un d'assoiffé et qui voit un mirage dans le désert se mettra à courir comme un désespéré vers ce mirage, il lui sera extrêmement difficile de concevoir que le point d'eau qu'il voit au loin n'est qu'une illusion du fait même de sa soif. Apaisez la soif et vous serez beaucoup plus disposé à envisager la vacuité du mirage !


La vacuité est certes un antidote aux ténèbres causées par les émotions perturbatrices et les ténèbres issues de notre ignorance de ce qu'est réellement le monde comme le dit Shāntideva en exergue de ce texte. Mais il faudra méditer encore et encore cette vacuité pour que celle-ci ait un effet d'apaisement sur nos états mentaux et qu'elle dissipe les ténèbres dans notre esprit et celui de nos contemporains. Je me récite souvent cette strophe de Shāntideva pour me rappeler en toutes circonstances le vide d'existence propre des choses autour de moi.


Frédéric Leblanc, 19 août 2019.



























Deux traductions peuvent être trouvées en langue française du Bodhicaryāvatāra
- « La marche vers l'Éveil », Comité Padmakara, Saint-Léon-sur-Vézère (France), 2007 (2e édition), 
- « Vivre en héros pour l'Éveil », Georges Driessens, Seuil/Points Sagesse, Paris, 1993.



J'ai trouvé le texte de Douglas Harding sur la page facebook d'un de ses disciples français, José le Roy (à la date du 13 août 2019).




Autres citations de Shântideva : 

- Comme un éclair déchire la nuit (I,5)


- Bodhicitta : vaincre la grande force du mal (I, 6)


- La masse illimitées des êtres atteindra la suprême félicité (I,7)


- Bodhicitta: le désir d'apaiser les souffrances infinies (I, 21-22)


- Pourquoi s'inquiéter ? (VI, 10)


- Égoïsme & altruisme selon Shântideva (IV, 125)


- Quand ni l'existence, ni la non-existence ne se présentent à l'esprit (IX, 34)



- La joie et le don (VIII, 125). Voir aussi sur le même strophe : Générosité.






- Joie








Voir également à propos de la vacuité dans la philosophie bouddhique : 




Soûtra de l’Écume (Phena Sutta) et son commentaire.


Soûtra de Kaccânayagotta (Kaccânayagotta Sutta)


Rosée que ce monde (Kobayashi Issa)


Formes sur fond vide (Dai'an Puzhuang)




Le son du tonnerre (Milarépa)


Émotions (Kalou Rimpotché)


Apparence et vacuité (Longchenpa)








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