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samedi 13 mars 2021

Conscience et sentience

 


Un ami m'a récemment adressé ce message : « J'ai eu récemment une conversation intéressante avec le philosophe antispéciste Thomas Lepeltier, ce qui m'a conduit à relire certains de tes articles sur la question de la conscience et de la souffrance ou non des plantes. Je dois dire que le sentientisme peut parfois me sembler trop catégorique dans le fait d'affirmer que la sensibilité des plantes est finalement semblable à celle d'une machine genre téléphone portable, bref, l'exclusion de la prise en compte de l'ensemble du vivant dans la question "animale" m'interroge, je ne sais pas si les plantes ressentent quelque chose, je ne sais s'il existe ou non une forme de conscience sans cerveau, tu avais discuté de ça dans les commentaires de certains de tes articles.


Je subodore pour ma part que la sentience est un saut "qualitatif" dans l'expérience de souffrance mais je n'exclus pas que les plantes ou animaux non sentient puissent souffrir dans une certaine mesure, en tous cas plus que des cailloux/de la matière inerte sans que je penche pour le panpsychisme dont l'animisme pour autant. Enfin, c'est surtout que cela soulève en moi plein de questions : qu'est-ce que la conscience ? Faut-il être résolument conscient pour éprouver une souffrance ? Le cerveau est-il le fondement de la conscience ? Tes articles apportent des réponses intéressantes, mais au bout du compte, on ne peut rien vraiment affirmer en l'état actuel des connaissances. Je suis preneur de tes éclairages car les sentientistes positivistes misent vraiment tout sur la sentience sans laquelle point de souffrance, réfutant ainsi radicalement la notion de vivant comme non pertinente comme critère éthique. Au delà, évidemment, leur anti-écologisme et leur réfutation de l'idée de nature au nom d'un scientisme sceptique radical, admettant d'ailleurs le transhumanisme comme un moyen d'amélioration du monde, me laisse plutôt perplexe. »



NB : la « sentience » est la capacité d'un être vivant à ressentir et prendre conscience de lui-même et du monde qui l'entoure. Pour les antispécistes, la sentience est le critère moral essentiel pour condamner l'exploitation des animaux et demander un changement d'attitude envers ces animaux sentients.




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Selon moi, il est imprudent d'accorder une conscience aux plantes. Je dis bien « imprudent », car je n'en ai pas une certitude absolue : il se pourrait que les plantes aient elles aussi une conscience, mais alors cette conscience est quelque chose de très minimale, un état très vague et très confus par rapport à la conscience animale ou la conscience humaine. Néanmoins, j'admets parfaitement qu'il y a du vivant dans les plantes, et que les plantes participent du mystère du vivant, qu'elles sont animées par une force vitale et une capacité d'évoluer et de s'adapter. Et nous partageons cela avec les plantes, indubitablement.


Les scientifiques parlent parfois d' « intelligence des plantes » ou d' « intelligence des arbres ». Je pense qu'il faut se méfier de ce terme, je pense que les scientifiques l'utilisent avec excès alors même que le terme est abusif parce qu'ils veulent attirer l'attention médiatique à eux, ce qui est humain, mais n'est pas très rigoureux. Je me souviens ainsi d'une Une de « Science & Vie » qui évoquaient de manière très sensationnelle l'intelligence des plantes ou de documentaires qui vantent sur un mode très lyrique l'intelligence des arbres.


L'intelligence des plantes ou des arbres n'est pas l'intelligence d'un humain ou d'un animal. L'intelligence des plantes est juste la capacité d'adaptation de cette plante à son environnement. Et bien sûr, cette capacité d'adaptation est parfois tout à fait extraordinaire et fascinante. Je n'en doute pas. Et c'est en fait tout à fait normal : les plantes ne bougent pas, elles restent en place tout leur existence, ancrée dans la terre. On cite parfois le Socratea, le palmier à échasse qui poussent en Amérique centrale comme contre-exemple, comme « un arbre qui marche » puisqu'il peut faire pousser des racines aériennes à un ou deux mètres de son tronc et, avec le temps, voir son tronc se déplacer de son lieu d'origine. Ce déplacement n'est pourtant que d'un mètre par an, c'est-à-dire pas plus de 3 millimètres par jour. Même les escargots trouvent cela désespérément lent ! Et encore certains scientifiques contestent formellement cette marche au ralenti 1.



Non, les plantes sont immobiles ou quasi-immobiles dans le cas du palmier à échasse, et c'est la raison pour laquelle elles doivent avoir des capacités plus importantes d'adaptation que les animaux. C'est une simple question de survie, de « struggle for life » comme disait Darwin. S'il y a un problème, un incendie ou une région qui devient inhabitable, les animaux peuvent bouger et s'enfuir, les plantes restent sur place et doivent donc avoir plus de potentiel et de ressources cachées. C'est pourquoi les capacités génétiques et épigénétiques des plantes sont sensiblement plus complexes : pour survivre dans des nouveaux contextes imprévisibles, les plantes ont des mécanismes de régulation épigénétique qui peuvent faciliter les changements de l'activité des gènes et transformer les plantes de manière étonnante : les piquants de la rose, les poisons qui découragent les animaux de dévorer les plantes trop facilement, etc...



Ce monde des plantes est fascinant, mais l'intelligence des plantes n'en est pas une, je veux dire, au sens humain du terme, c'est-à-dire d'une capacité de réflexion personnelle qui permet à un individu de réfléchir et de résoudre des problèmes. L'intelligence des plantes n'est qu'une stratégie d'adaptation aveugle dans l'évolution darwinienne des espèces. Personne n'est derrière cette intelligence : le vivant génère constamment des mutations, et certaines de ces mutations vont avoir plus de succès que la version de base ou une autre mutation, parce que cette mutation va apporter une solution au problème environnemental que rencontre la plante. Et si cette mutation permet de répondre plus efficacement à ces problèmes, la plante qui en est dotée survivra plus longtemps et engendrera plus de graines qui transmettront cette mutation. Aucune intelligence là-dedans, au sens d'une intelligence qui procéderait de la réflexion d'un individu, mais un processus aveugle qui anime et forge toutes les espèces vivantes sur Terre, végétale ou animale.



Le corps humain est lui-même le produit de ces stratégies d'adaptation aveugles : le fait que tu aies cinq doigts dont un pouce opposable qui te permet de manipuler très efficacement les objets autour de toi, ce n'est pas toi qui les a inventés. C'est le produit d'une longue évolution qui procurent aux humains un avantage évolutif incroyable. On pourrait évidemment parler du cerveau qui te permet de réfléchir, mais que tu n'as pas inventé toi-même, du cœur qui bat encore et encore, te maintenant en vie, mais que tu ne décides pas d'activer. Pareillement, on peut s'émerveiller d'un tournesol qui fait face au soleil, des fleurs de la passion qui se ferment quand le soleil n'est plus au rendez-vous ou des plantes carnivores qui se referment sur leur proie. Mais aucune intelligence au sens humain là-dedans, seulement des stratégies d'adaptation aveugles qui ont émergé au fil des millénaires depuis des temps immémoriaux.



Je suis le premier à dire qu'il faut s'émerveiller des plantes et des arbres, de leur germination, de leur bourgeonnement, de leur floraison, de leur bruissement, de leur diversité. L'autre jour, je me promenais dans les bois sur les hauteurs de ma ville, et je regardai la cime des arbres et les premières feuilles qui commencent timidement à faire leur apparition en ce début de printemps. Et c'était un moment précieux de contemplation et de fascination, mais je ne vois ce qu'on gagne à leur attribuer hâtivement une conscience ou une intelligence. Quand vous regardez une plante, vous êtes face au mystère du vivant, et c'est déjà bien extraordinaire comme cela !




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Maintenant, comment du vivant est apparu la conscience ? Comment la conscience a-t-elle émergé en tant qu'adaptation évolutive dans les myriades de manifestations du vivant ? Je ne peux pas apporter de réponse définitive à cela, juste des pistes à proposer. C'est là le mystère de la conscience. En gros, il y a deux types de réponses : la réponse matérialiste et la réponse spiritualiste. La réponse matérialiste voit certainement la conscience comme un avantage évolutif décisif pour répondre plus rapidement et plus efficacement à des problèmes environnementaux. Mais alors comment est-on passé d'un neurone tout seul à un cerveau capable d'engendrer des désirs, des volontés, des peurs, du plaisir et de la souffrance qui met en branle et anime les animaux ? Parce qu'un neurone tout seul ne peut rien engendrer du tout qui soit comparable à la conscience, le neurone n'engendre juste qu'un flux électrique.



L'autre réponse est spiritualiste : à un moment donné, de la conscience immatérielle a plongé dans la matérialité du monde vivant. Le bouddhisme postule ainsi que nous sommes animés d'une « soif (tanha) » qui nous pousse à renaître encore et encore au travers de toutes sortes d'existence animale et humaine. Dans cette perspective bouddhiste, il faut distinguer clairement la pensée de l'esprit. Les pensées, les émotions, les souvenirs sont tributaires du cerveau, mais ne se réduisent pas à ce cerveau. La pensée est comme une vague, l'esprit ou conscience est comme l'océan. C'est l'hypothèse que me semble la plus probable, même si ce postulat d'une conscience immatérielle qui interagit avec la matérialité du cerveau ne va pas sans apories philosophiques et scientifiques.



En tant que philosophe bouddhiste, je ne prétends pas avoir réponse à tout. Il faut être « zététicien » dans l'âme, au sens premier et antique du terme, du mot grec « zététis », la recherche. Être ouvert à la recherche encore et encore sans s'arrêter à un dogme définitif. Et non « zététicien » au sens moderne des scientistes qui « débunkent » des théories du complot et des théories pseudo-scientifiques sur internet. Ce qui me frappe avec les zététiciens modernes, c'est leur arrogance, leur suffisance de se croire eux-mêmes sans croyance, alors même que le matérialisme, l'athéisme, le scientisme sont des croyances au même titre que leur contraire.



Personnellement, j'admets que les matérialistes ont peut-être raison. Je dis bien « peut-être », c'est le mot important de la phrase. Peut-être que la conscience est juste une évolution adaptative, une « intelligence » aveugle du vivant qui a permis l'émergence de la vraie intelligence, à la fois avantage décisif pour les êtres qui en sont doués, mais aussi malédiction sans nom avec le cortège de souffrances que suppose la conscience et la « sentience ».



J'admets que la matérialité de la conscience est une possibilité, même si je parierais plutôt sur l'immatérialité de la conscience qui a besoin de la matérialité du cerveau et du système nerveux pour permettre l'émergence de la pensée et des perceptions. Étrange alliance. C'est ce qui me semble le plus probable. Probable, mais pas absolument certain. Comme le Bouddha, je pense qu'il ne faut pas s'accrocher à des thèses métaphysiques : notamment, est-ce que la conscience et le corps sont une seule et même chose ? (Matérialisme) Ou est-ce que la conscience et le corps sont deux choses séparées ? (Spiritualisme) Tout cela dépasse notre entendement et n'est pas efficace pour résoudre le vrai problème, celui de la souffrance.



Je pense dès lors que plutôt que d'apporter des réponses définitives à des problèmes métaphysiques qui sont au-delà de ce que l'humain ou la science moderne peut apporter comme réponse effective, il vaut mieux ne pas s'accrocher à telle ou telle thèse, mais plutôt pratiquer les quatre établissements de l'attention, le noyau même de la méditation bouddhiste : attention au corps, attention aux sensations, attention à l'esprit et attention aux objets de l'esprit. C'est en pratiquant encore et encore l'attention que l'on sera au plus près de ce qu'est véritablement la conscience, cette subjectivité fondamentale qui est là avant tout sujet. Avant de chercher des réponses définitives, il faut pratiquer une « recherche » longue et patiente dans l'expérience de la vie, où la conscience n'est pas en dualité avec la matière, l'objet, la nature, mais en plutôt dans une interdépendance fondamentale.



Et d'un point de vue éthique, la méditation est là aussi pour que l'on suscite encore et encore l'amour bienveillant, la compassion, la joie et l'équanimité envers tous les êtres. Notamment la compassion envers tous les êtres doués de conscience et de sentience, les animaux et parmi ces animaux, les humains : souhaiter que tous les êtres sensibles cessent de souffrir et de connaître les causes de la souffrance.



Cette dynamique de la compassion me paraît plus importante que de vouloir répondre à tout prix à la question : les animaux sont-ils les seuls à être doués de conscience ? Les plantes ont-elles, elles aussi, leur part de sentience ? La compassion nous incite à plus respectueux du vivant en général, parce que le monde vivant est notre demeure, et que nous, les animaux, ne pouvons vivre sans les plantes, les arbres, les fleurs, les algues. On ne peut pas vivre sans toute la diversité du vivant : les végétaux, les champignons, les bactéries, etc...





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Globalement, même si je ne partage pas tous les prémisses matérialistes de certains antispécistes, je suis néanmoins d'accord avec ces philosophes antispécistes quand ils considèrent la « sentience » des animaux comme critère moral essentiel pour condamner les souffrances atroces que l'humanité fait subir tous les jours aux milliards d'animaux qui vivent et meurent sous le joug de leur cruauté. Ce critère est fondamental pour refuser un mode d'alimentation carniste, c'est-à-dire fondé sur les produits animaux, et pour faire l'apologie d'un mode d'alimentation et de consommation végane.



Et d'ailleurs les carnistes ont bien compris qu'il fallait à tout prix chercher à mettre le doute dans ce critère de la « sentience » en attribuant justement de la sentience aux plantes et aux légumes, tout cela afin d'essayer de mettre le carniste et le végane sur le même niveau. C'est le fameux argument dit du « cri de la carotte ». Tout d'un coup, les mangeurs de viande se prennent d'empathie pour les pauvres carottes qui succomberaient sous les crocs des méchants véganes. Cet argument me semble vraiment une tentative désespérée du lobby de la viande pour invalider une alimentation non-carnée. Mais franchement, qui est vraiment convaincu par cet argument ? Qui le trouve probant ? Qui se prend vraiment de compassion pour les carottes et les salades ? Qui aurait sérieusement l'idée de mettre sur un même plan la vidéo de la mise à mort d'un veau dans un abattoir et la vidéo d'un jardinier qui tire ses carottes hors du potager ? Je pense qu'il faut écouter son cœur et son intuition en de telles circonstances.



Dans l'Antiquité, Ovide estimait déjà que le blé suffisait à notre alimentation sans qu'il soit nécessaire d'y ajouter de la cruauté et de la maltraitance envers les animaux.



« Vous avez le blé, les pommes qui pèsent,

Sur les branches souples ; vous avez le raisin qui gonfle

Dans des vignes vertes, et les herbe plaisantes, les légumes

Que la cuisson fait doux et tendres ; vous avez le lait

Et le miel de trèfle. La Terre est prodigue

De provisions et ses nourritures

Sont aimables ; elle dépose sur vos tables

Des choses qui ne réclament ni le sang ni la mort.

Hélas, quelle méchanceté que de faire avaler de la chair par notre propre chair,

Que d'engraisser nos corps avides en y enfournant d'autres corps,

Que de nourrir une créature vivante de la mort d'une autre ».


(Ovide, Les Métamorphoses, chant XV)










1« Can walking palm tree really walk ? », Benjamin Radford, LiveScience, 16 janvier 2012.Voir aussi la vidéo du spécialiste des arbres, Francis Hallé : « Socratea, le palmier aux racines aériennes » (YouTube, chaîne : « Icebreaker », 28 janvier 2014).






Quentin Simon, Jardin botanique de Barcelone, April 2015.






Concernant ce sujet de la conscience ou non des plantes,  voir les deux articles précédents sur le sujet : 



- La question de la conscience



Sur le fait de s'abstenir de chair animale et sur l'empathie envers les animaux: 

L'appétit et la joie de vivre


Dza Patrül Rimpotché : la compassion envers les êtres sensibles, et notamment les animaux



Jeremy Bentham: peuvent-ils souffrir ?



Isaac Bashevis Singer : - un éternel Treblinka


Ajahn Brahm : - la vache qui pleure


Charles Darwin: - l'extension de la sympathie








Andrei Savitsky, Intérieur d'une tulipe.




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