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mardi 30 novembre 2021

Idéal et contradiction


Dans son article « À quoi rêve un bouddhiste ? », l'auteur du blog « Dans le sillage d'Advayavajra » cite des strophes très célèbres du Bodhicaryāvatāra du philosophe bouddhiste Shāntideva que les moines et lamas tibétains citent à tout bout de champ :


« Puissé-je devenir un sauveur pour ceux qui n’en ont pas,

Un guide pour ceux qui s’engagent sur le chemin,

Une barque, un navire, un pont,

Pour ceux qui désirent traverser [la grande rivière].


Que je devienne un parc pour qui cherche un parc,

Une lumière pour qui désire une lumière,

Un lit pour qui cherche un lieu de repos ;

Pour les êtres qui désirent un serviteur, que je devienne le serviteur de tous. »


Il fait mine de s'étonner alors de la contradiction entre cette aspiration à vouloir servir humblement pour le bien des êtres et la position dominante des lamas dans l'ordre social de la société tibétaine. Dans le bouddhisme tibétain, les grands lamas et les grands rimpotchés sont censés être des tulkous, c'est-à-dire des corps d'émanation (nirmānakāya en sanskrit), le fait qu'un bouddha ou un bodhisattva s'incarne dans ce monde pour venir en aide au monde, sacrifier complètement son bien-être pour le bien-être des autres. Voilà des gens censés être incroyablement altruistes, dont Shāntideva nous dit qu'ils aspirent à être des ponts et des barques pour le profit des autres, et dont on se rend compte qu'ils vivent dans des palais aisés, sont souvent liés à des familles nobles ou royales, qui mettent des pignons en or sur leurs temples somptueux, des gens qui vivent tout en haut de la hiérarchie sociale et qui écrasent sans vergogne les petites gens par leur arrogance et leur mépris de classe, des gens dont la seule aspiration se résume concrètement à leur volonté d'imposer une servitude totale à tous ceux qui les suivent. Singulier contraste que ce spectacle que laisse voir le bouddhisme tibétain.


Et c'est précisément à ce contraste, voire à cette contradiction à laquelle je voudrais m'intéresser. Tout d'abord, les strophes de Shāntideva s'inscrivent dans ce qu'on appelle le bouddhisme du Grand Véhicule une « prière de souhaits ». Ces prières expriment le souhait que tous les êtres aussi nombreux soient-ils dans l'univers soient libérés de la souffrance et l'on conçoit le projet de les aider tous. C'est très différent des prières que l'on peut trouver dans le bouddhisme des Anciens, ce que les mahayanistes appellent le « Petit Véhicule ». Les prières y sont beaucoup plus de l'ordre de l'expression d'une liste de bonnes résolution : puissé-je être persévérant, puissé-je garder les préceptes du Dharma, puissé-je ne pas boire d'alcool, puissé-je ne pas céder à la colère, puissé-je avoir un bon karma... Les prières de souhait n'ont pas pour vocation d'être aussi pragmatiques et liées aux actions du pratiquant. La prière de souhait dans le Grand Véhicule se veut un dépassement complet de la perspective individuelle ; elle n'a donc pas vocation à être réaliste.


Les strophes de Shāntideva en sont une des plus belles expression poétique de ce rêve de venir en aide à tout le monde, d'aller toujours plus loin dans l'altruisme, l'abnégation et le service aux autres. Shāntideva pousse la logique jusqu'à espérer être des objets inertes qui seront d'une certaine utilité pour des personnes dans le manque : être un lit pour la personne harassée, être un navire pour le naufragé qui a besoin d'un navire pour traverser les flots, un pont pour celui qui a besoin d'avancer sur le chemin. Je pense qu'il faut lire cela de manière métaphorique : être un soutien psychologique pour les autres, être solidaire dans leur traversée de l'existence, rassembler les gens et faciliter leur chemin dans le Dharma. Pris au pied de la lettre, ce serait même impossible, puisqu'on ne peut se réincarner (ou renaître pour employer un mot plus exact) nous dit la théorie bouddhiste qu'en être doué de conscience et de sensibilité, pas dans un objet matériel.


Par ailleurs, il faut bien comprendre le dessein, le but de ces prières de souhait mahayanistes. Je ne pense pas que ces prières de souhait ait véritablement pour vocation de nous faire renaître dans une situation où l'on sera le serviteur de tous, le dernier des esclaves. Personne n'a envie de cela d'être la personne servile que tout le monde manipule à sa guise. Ni vous, ni les Tibétains, ni personne, même les gens les plus altruistes ne veulent être traités comme des moins que rien. Le but de cette prière de souhait est d'élargir les limites souvent étroites, très étroites de notre altruisme. Ces prières vise à nous plonger dans une expérience de pensée d'altruisme total et sacrificiel pour qu'on puisse un peu sortir de nos mécanismes égoïstes dans la vie de tous les jours : être plus facilement prêt à aider notre prochain, faire preuve de plus d'empathie et de compréhension, accueillir l'autre avec plus gentillesse, etc... L'altruisme total est un idéal souvent inaccessible : nous ne sommes généralement pas prêts à assumer cette altruisme absolu, la société n'est pas prête, nos proches ne sont pas prêts, notre famille n'est pas prête, la préservation même de notre personne, de notre famille et de notre société nécessite qu'on envisage nos intérêts personnels et collectifs. Une prière de souhaits ne changera pas cet état de fait, mais par contre, elle peut nous inspirer afin de desserrer la bride de notre égoïsme dans les différentes occasions de la vie de tous les jours.


Je vois alors deux problèmes qui peuvent parasiter cette compréhension des prières de souhait du Grand Véhicule. La première est la hiérarchisation des Véhicules bouddhistes et leur séparation. Les pratiquants du Grand Véhicule ont eu tendance à mépriser les pratiquants du « Petit Véhicule », voire à les condamner avec virulence dans les soûtras du Grand Véhicule et les textes fondamentaux de ce courant. En dehors du fait de créer la zizanie et la discorde dans la communauté bouddhiste, cela crée une rupture dans les deux perspectives que je viens d'exposer : perspective réaliste pour la Voie des Anciens (Petit Véhicule) centrée sur l'individu qui essaye de s'améliorer à sa petite échelle d'individus et perspective idéaliste du Grand Véhicule où on envisage le dépassement de l'individu dans la vastitude du monde. Si je dévalorise la perspective individualiste et réaliste de la Voie des Anciens, mes prières de souhait perdent pied avec le réel. Je prends ces prières de souhait comme quelque chose qui doit vraiment s'accomplir, et non comme un idéal lointain qui reste inaccessible, mais qui continue à m'inspirer au jour le jour dans des petites choses.


Et on arrive alors aux deuxième problème : on croit que cet idéal du bodhisattva doit s'accomplir dans des personnes humaines, et on ne se rend pas compte que les histoires des bodhisattvas sont TOUJOURS des histoires légendaires dans les textes bouddhistes, que ce soit les soûtras mahayanistes, les jātakas (contes des vies antérieures du Bouddha) ou des histoires pieuses qui racontent les exploits légendaires de grands maîtres comme Nāgārjuna. Ce sont des histoires où les gens font de leur corps un pont au-dessus d'un ruisseau pour laisser un Bouddha, où ils sont prêts à tout sacrifier : corps, santé, tête, famille pour faire plaisir au premier venu. Ces histoires sont édifiantes, mais elles ne sont pas du tout réalistes.


Or le bouddhisme tibétain tend à considérer les grands lamas et les rimpotchés comme des incarnations sur terre de ces bodhisattvas légendaires. Ils sont les dépositaires de la « magie » de ces prières de souhait récitées par milliers dans les monastères du Tibet et de la sphère culturelle tibétaine. En conséquence de quoi, les Tibétains pensent qu'ils faut vénérer avec faste et grandeurs ces dépositaires de la sagesse et la vastitude des aspirations passées et des engagements à venir. Ce qui peut heurter notre conscience démocratique occidentale : pourquoi ces gens qu'on nous présente comme des bodhisattvas, des grands sages, des êtres éveillés sont aussi attachés aux biens matérielles, aux manifestations du pouvoir et de prestige social ? Pourquoi dirigent-ils leur communauté de manière aussi autoritaire et toujours à leur profit ? Pourquoi commettent-ils parfois des abus de pouvoir, des abus financier et des abus sexuels à l'encontre des disciples ? Pourquoi oublient-ils si facilement leur idéal de générosité du bodhisattva qu'ils professent pourtant dans leur enseignement ?


J'image que la réponse de la propagande lamaïste tibétaine sera d'invoquer le karma : certes, ces grands maîtres spirituels ont fait des millions et des millions de prières de souhait au cours de leur existence, mais justement ces prières de souhait ont procuré un bon karma à ces personnes, et ce bon karma les a propulsé vers une renaissance dans une bonne famille de nobles ou de gens riches et puissants. Mais là encore, notre mentalité individualiste, démocratique et moderne qui prime en Occident a déjà beaucoup de mal avec la notion de karma. Combien de fois n'ai-je pas subi le feu des critiques et des récriminations par rapport à cette notion qui semble injuste et inégalitaire ? Mais en plus, si c'est pour justifier un ordre social axé sur la domination et l'obéissance... Je pense que l'argument passe mal.


Pour moi, la solution passe par le fait d'abandonner la croyance qu'il y a des hommes supérieurs qui méritent d'être vénérés. Nous sommes tout des êtres humains susceptibles de s'améliorer et de faire des grandes choses si on développe harmonieusement ces deux perspectives : la perspective réaliste où on se change soi-même et la perspective idéaliste où l'on souhaite ardemment la libération de tous les êtres sensibles. Il faut avoir la souplesse d'esprit de développer ces deux perspectives, et ne pas se braquer sur une seule au détriment de l'autre.


Néanmoins, je ne sais pas si le bouddhisme tibétain est prêt à cette transformation sociale et spirituelle. Le culte des lamas y est si puissant, la tradition y est si forte. En plus, cela risque de faire perdre au bouddhisme tibétain son aura de mystère et de transcendance, en tous cas une partie non-négligeable de cette aura. Un part importante de la fascination tibétaine, c'est effectivement tout le cérémonial et la dévotion qui entoure les grands maîtres. Personnellement, je n'y ai jamais été sensible, il y a d'autres choses vraiment intéressantes dans le bouddhisme tibétain, mais j'ai constaté que beaucoup de gens sont très impressionnés par le faste des rituels et des temples plus que par les subtilités du Dzogchen ou les chants de Milarépa. Je le regrette, mais c'est comme ça.




Frédéric Leblanc,

le 30 novembre 2021











Julee Resuggan





Voir également : 

 - Une dictature bienveillante ?

- Altruisme intéressé et altruisme désintéressé ?

- L'affaire Sogyal

- Discours et pratique

- Modernité et spiritualité


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dimanche 21 novembre 2021

Le jeu de la lumineuse vacuité



L'alternance des pensées

De bonheur et de souffrance, de désir et d'aversion,

N'est rien d'autre que le jeu

De la lumineuse vacuité de l'esprit.

Sans altérer ce qui se manifeste,

Contemples-en la nature,

Et tu le percevras comme grande félicité.


Minling Terchen Gyurmé Dorjé

(aussi appelé Terdak Lingpa, fondateur du monastère de Mindroling au Tibet, 1646-1714)




Voici une citation typique de la mentalité du Dzogchen inspirée par la philosophie du Grand Véhicule1. D'un côté, on a ce qu'on a expérimente et qu'on observe dans la méditation : l'expérience du réel comme une « alternance des pensées de bonheur et de souffrance, de désir et d'aversion ». La vision naïve du réel est une vision où les choses sont figées, ces choses autour de nous et nous-mêmes semblent avoir une durée, une certaine stabilité comme si les choses et nous-mêmes échappions un peu au temps. Quand on médite sur l'impermanence, on voit qu'il n'en est rien. Tout n'est qu'une succession d'états différents, tout se transforme, tout change. Le philosophe grec Héraclite disait : « Panta rhei », tout s'écoule, tout est dans le devenir. Et notre psychisme n'est qu'une succession de hauts et de bas, une alternance de bonheur et de souffrance, des choses qu'on recherche et des choses qu'on évite. Or cette succession sans répit est très insatisfaisante pour l'ego. On voudrait un apaisement, on voudrait être comblé une bonne fois pour toute, mais cela n'arrive pas, les moments de bonheur nous échappent, les moments de malheur reviennent inlassablement nous hanter et nous accabler. On a beau dire comme le poète : « Ô temps, suspends ton vol », quand on connaît des moments de joie et d'amour, rien n'y fait, tout passe par monts et par vaux, toute l'expérience humaine se diffracte dans cette succession de moments plaisants ou déplaisants.


Cette « alternance des pensées de bonheur et de souffrance, de désir et d'aversion » est ce qu'on appelle dans le bouddhisme le samsāra. C'est le chaos de l'existence, ce dont on voudrait se libérer pour accéder à la grande paix du Nirvāna. Or la philosophie bouddhique insiste sur le fait que la racine de cette alternance d'apparences bonnes et mauvaises se trouve dans l'esprit, et la racine de la libération se trouve aussi dans l'esprit. On retrouve cette idée dans tout le bouddhisme, on pourrait citer par exemple les deux premières strophes du Dhammapada où le Bouddha explique :


« Tous les phénomènes ont l’esprit pour avant-coureur, pour chef ;

Et ils sont créés par l’esprit.

Si un homme parle ou agit avec un mauvais esprit,

La souffrance le suit d’aussi près que la roue suit le sabot du bœuf tirant le char.


Tous les phénomènes ont l’esprit pour avant-coureur, pour chef ;

Et ils sont créés par l’esprit.

Si un homme parle ou agit avec un esprit purifié,

Le bonheur l’accompagne d’aussi près que son ombre inséparable ».



On observe une dualité ici à l’œuvre : d'un côté, l'esprit troublé qui ne voit pas l'alternance et qui la subit de plein fouet, se débattant dans l'existence et commettant le mal, s'attachant ainsi durablement à la souffrance « la roue suit le sabot du bœuf tirant le char  » . De l'autre, un esprit purifié qui voit avec les yeux de la sagesse, qui a compris l'impermanence et l'alternance des affects qui en découle, et qui s'apaise et cherche le bien autour de lui. Esprit clair, conscience heureuse.


Or le bouddhisme du Grand Véhicule n'accepte pas cette dualité entre l'esprit troublé plein de confusion et l'esprit purifié plein de sagesse, pas plus qu'il n'accepte la différence ontologique entre le samsāra et le nirvāna. Si on lit le Soûtra du Cœur de la Perfection de Sagesse, on trouve cette formule : « La forme est vide, le vide est forme. La forme n'est n'est autre que le vie. Le vide n'est autre que la forme. De même, la sensation, la perception, la formation mentale et la conscience sont vide ». La forme, la sensation, la perception, la formation mentale et la conscience sont les cinq agrégats qui constituent l'expérience de vie d'un être sensible. Si ces agrégats sont vides et indissociables du vide, toute l'expérience humaine est vide, une entière illusion, que vous soyez un être dans la tourmente ou un grand sage, votre tourmente ou votre sagesse est elle-même illusion.


D'ailleurs, le Soûtra du Cœur continue dans ce sens : « Par conséquent, au regard de la vacuité, il n'y a ni formes, ni sensations, ni perceptions, ni formation mentales, ni consciences, ni yeux, ni oreilles, ni nez, ni langue, ni corps, ni mental, ni formes visibles, ni sons, ni odeurs, ni saveurs, ni contacts physiques, ni objets mentaux, ni d'éléments matériels, ni d'éléments mentaux, ni d'éléments de la conscience mentale. Il n'y a ni ignorance, ni d'extinction de l'ignorance, pas de vieillissement et de mort, ni d'extinction du vieillissement et de la mort. De même, il n'y a pas de souffrance, ni d'origine de la souffrance, ni de cessation de la souffrance, ni chemin qui mène à l'extinction de la souffrance ».


L'ignorance de l'esprit troublé n'a pas de consistance ontologique que l'extinction de cette ignorance. Les manifestations de l’œuvre du temps, le vieillissement et la mort, n'ont pas plus de réalité que la libération de ce passage dans le temps. La souffrance est vide d'une existence propre, mais son origine et sa fin se résorbent également dans la vacuité, et le chemin proclamé par le Bouddha qui mène à la cessation de la souffrance est lui-même vide d'une existence propre.


Le philosophe du Grand Véhicule, Nāgārjuna va tirer les conclusions les plus radicales de cette vacuité tant de l'ignorance que de l'extinction de l'ignorance, cette vacuité tant de la souffrance que de l'extinction de la souffrance. Pour lui, il faut abandonner toute dualité entre le samsāra et le nirvāna :


« Le samsāra ne se distingue en rien

Du nirvāna.

Le nirvāna ne se distingue en rien

Du samsāra.


La limite du nirvāna,

Cela même est la limite du samsāra.

Pas même la plus fine différence

N'existe entre eux deux2 ».


Le Dzogchen, ce courant de la mystique tibétaine, s'inscrit pleinement dans cet héritage quand il affirme sous la plume de Minling Terchen Gyurmé Dorjé  : « L'alternance des pensées de bonheur et de souffrance, de désir et d'aversion, n'est rien d'autre que le jeu de la lumineuse vacuité de l'esprit ». D'un côté, les hauts et les bas de notre expérience de vie, le samsāra instable et insatisfaisant, de l'autre, la véritable nature de l'esprit, notre nature de Bouddha. On pourrait penser qu'il faut abandonner les premières pour sauter dans notre véritable nature. Mais ce saut hors de nous-mêmes n'est ni possible, ni même surtout souhaitable, car le flot des pensées n'est pas autre chose que la nature de l'esprit vide de toute pensée.


Il faut comprendre alors que le Dzogchen explique cette nature de l'esprit en trois points :


- 1°) La nature de l'esprit est vacuité. Il n'y a aucune substance dans l'esprit, juste un espace incroyablement vaste, l'esprit ne s'identifie donc à rien.


- 2°) La nature de l'esprit est lumineuse. L'esprit est vide de toute substance, pourtant, il peut tout concevoir et tout connaître.


- 3°) La nature de l'esprit est dynamique de compassion. L'esprit se manifeste dans le monde librement pour soulager les problèmes des êtres. C'est le « jeu » de la lumineuse vacuité.


Ce jeu est malheureusement obscurci par le voile de l'ignorance qui cache cette dynamique de compassion, et la transforme en un terrain conflictuel envahi par les émotions perturbatrices. La solution n'est pas de transformer la succession des pensées, mais, comme le dit Minling Terchen Gyurmé Dorjé, il faut laisser le « jeu de la lumineuse vacuité » transparaître de lui-même : « Sans altérer ce qui se manifeste, contemples-en la nature, et tu le percevras comme grande félicité ». On n'essaye pas de changer ou d'améliorer les pensées, mais on les voit une mise en scène de la nature de l'esprit, et on laisse ces pensées se libérer d'elles-mêmes, comme des acteurs qui abandonnent leur rôle une fois la pièce terminée et qui rentrent chez eux.


C'est cela, le Dzogchen, la Grande Perfection : tout est parfait comme il apparaît. On ne cherche pas à ajouter quelque chose, on ne cherche pas non plus à retirer autre chose. On ne cherche pas non plus à modifier cette chose qui apparaît à la lumière de notre conscience. On la voit simplement comme le « jeu de la lumineuse vacuité de l'esprit » ; et cette reconnaissance opérée, alors la chose et nous-mêmes pouvons nous détendre dans la luminosité et la grande félicité.




*****




Voilà l'explication, que j'espère la plus claire possible, de cette strophe de Minling Terchen Gyurmé Dorjé dans l'esprit du Dzogchen. Pour être tout à fait honnête avec mes lecteurs, je suis un peu ambivalent quant à ce genre de citation. D'une part, je trouve cette strophe très édifiante : elle exprime en peu de mots une dimension essentielle de la libération spontanée. Ce qui peut nous inspirer dans les difficultés existentielles : vous avez la liberté de ne pas vous identifier à vos problèmes ou à vos conflits intérieurs.


D'un autre côté, il me semble qu'il y a là une source de confusion possible. Le problème et la solution au problème serait une seule et même chose ? Est-ce que cela ne va pas inciter les gens à ne rien faire pour arranger leurs problèmes ?


Bien sûr, les connaisseurs du Dzogchen me diront que si on ne réalise pas la Grande Perfection tout de suite, il faut pratiquer les véhicules inférieurs pour purifier et apaiser l'esprit en attendant d'être capable de recevoir la révélation de cette Grande Perfection. Mais il me semble qu'il faut aller plus loin : pratiquer la conduite éthique, la méditation, le détachement, la bienveillance de toute façon, sans se poser la question de savoir si on a atteint ou non la Grande Perfection. Car l'ego tombe trop facilement dans l'illusion d'avoir atteint la transcendance ou l'absolu ainsi que dans l'orgueil illusoire de pratiquer le « véhicule supérieur » ou un « enseignement supérieur ».


C'est le maître zen Dōgen Zenji qui expliquait qu'il ne faut pas détacher la pratique de la réalisation ; il n'y a pas d'abord la pratique, puis la réalisation en fin de compte. Le fait même de pratiquer et de trouver sa joie dans la pratique est un signe de réalisation. Dans la même optique, la sagesse, ce n'est pas de décréter que les pensées et les émotions sont la nature de l'esprit et que l'éveil est facile puisqu'il suffit de simplement reconnaître cela. Mais c'est de faire effort encore et encore pour reconnaître « l'alternance des pensées de bonheur et de souffrance, de désir et d'aversion » et apaiser ces affects par rapport aux remous de l'existence, voir l'impermanence de tout ce qui se produit.


Dans les enseignements du Bouddha, il faut faire le tri entre les ceux qui parlent de l'expérience directe des choses et l'enseignement qui parlent de choses inaccessibles à nos sens : vous percevez bien des pensées de bonheur ou de malheur comme vous percevez le désir et l'aversion en vous, mais vous ne percevez pas le « jeu de la vacuité lumineuse de l'esprit ». Vous êtes obligés de croire cet enseignement. C'est pourquoi ces enseignements ne peuvent pas être mis sur le même plan : on peut bien sûr être inspiré par des enseignements comprenant des notions métaphysiques, mais on ne devrait pas s'enfermer dans ces enseignements. Dans la vie courante, il faut privilégier les enseignements de base qui encouragent une conduite bénéfique, la pratique de l'attention et le fait de cultiver la sagesse.


Quand, par exemple, le Soûtra du Cœur nous dit qu'il n'y a pas d'agrégats, pas d'éléments constitutifs de l'expérience humaine, pas de sagesse ou d'ignorance, qu'il n'y a pas de souffrance et pas non plus de chemin spirituel qui mène à l'extinction de la souffrance, il pointe qui est au-delà de nos sens, puisqu'on perçoit bel et bien une expérience et qu'on perçoit la souffrance. Le Soûtra du Cœur se place d'un point de vue qui n'est pas celui de l'expérience humaine, mais celui de la vérité ultime faite de la vacuité d'existence propre. C'est pourquoi la logique du Soûtra du Cœur n'est pas la logique de la pratique quotidienne, la logique de la vérité relative dans laquelle nous baignons d'instant en instant. Si vous souffrez du fait d'une consommation excessive d'alcool, arrêtez l'alcool. Ne vous réfugiez pas dans la logique illusoire qui dirait que votre ébriété, votre gueule de bois et votre addiction sont vides d'une existence propre parce que le Soûtra du Cœur ou n'importe quel autre texte dit que cela n'existe pas. Ne justifiez pas vos errements existentiels par des « enseignements supérieurs » du Grand Véhicule, du Zen ou du Dzogchen. Pratiquez humblement et essayez constamment de vous améliorer. Voilà mon message.











1 J'ai trouvé cette citation sur le blog de Matthieu Ricard : https://www.matthieuricard.org/pensees/15. Toutes les références de la citation s'y trouvent.


2 Nāgārjuna, « Traité du Milieu », XXV, 19 & 20. Voir notamment la traduction de Georges Driessens, éd. du Seuil/Points Sagesses, Paris, 1995, p. 242.











Photographie de Philip Slotte dans les Alpes








Voir également : 

- Tel un vieux parchemin

- Voir la vacuité

Apparence et vacuité (Longchenpa)

- Demeurer dans la nature de l'esprit

Soûtra d'Udaya et son commentaire : "Encore et encore"

- Commentaire au Soûtra de l'Ecume 

Slowly, slowly, slowly

Ces trois choses

Peu doué pour la sagesse

Méditer

Les quatre sceaux du Dharma

Tous les phénomènes sont vides d'un Soi

Court Soûtra sur la Vacuité




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vendredi 5 novembre 2021

Bruit de fond


Dans mon article précédent, j'évoquais la difficulté d'atteindre en méditation un état d'apaisement complet des pensées et d'agitation de l'esprit qu'on appelle « jhāna ». Un internaute m'a alors suggéré une piste de solution : « Tu as essayé les boules Quies ? Parfois il suffit d'un détail ». C'est une remarque intéressante, mais qui exprime surtout un malentendu sur la méditation qui revient à dire que l'absence de perturbation produit un esprit sans perturbation. À première vue, cela peut sembler logique et cohérent, mais cela ne l'est pas.


Quand on enseigne la méditation à des débutants, on recommande effectivement de se retirer dans un endroit calme et tranquille comme un centre de retraite à la campagne ou à la montagne. L'esprit est agité et a tendance à suivre n'importe quel stimulus qui viendrait exciter les sens. Pour un débutant, méditer en ville est plus difficile parce qu'il y a à la fois plus d'activités mondaines en tout genre qui vont nous distraire, mais aussi parce qu'il y règne généralement un brouhaha disharmonieux, un environnement sonore moins propice à une quête de sérénité.


Pour autant, faut-il considérer le bruit en lui-même comme un facteur de perturbation et un obstacle à l’Éveil ? En Inde dans la ville spirituelle d'Auroville fondée sur les principes philosophiques de Shri Aurobindo, il y a ce temple en forme de boule de golf dorée géante, le Matrimandir, où tout est fait pour que tout soit le plus calme possible, pour que tout son soit le plus étouffé possible. Est-ce une solution pour la méditation ? Non, je ne le pense pas. Le problème n'est pas le bruit, mais l'esprit qui s'attache au bruit.


La pratique de l'attention, ce n'est pas oblitérer les objets de la perception qui pourraient accaparer notre attention, voire nous obnubiler, mais les laisser passer dans le champ de la conscience sans les juger et sans les retenir. N'importe quelle apparence, qu'elle soit visuelle, auditive, olfactive ou tactile, se manifeste, elle occupe ce champ de la conscience un certain temps, puis finit nécessairement par disparaître. L'attention voit cette apparition, cette évolution et cette disparition sans s'identifier à cette perception et sans la commenter mentalement d'une manière ou d'une autre.


Inutile donc de faire disparaître les choses perçues pour être moins soumis à la tentation de l'agitation. Rien ne sert de fermer les yeux, de se pincer le nez ou de se boucher les oreilles pour avoir moins de choses à voir, moins de choses à sentir ou moins de choses à entendre. Le problème n'est pas de voir, de sentir ou d'entendre ; le problème est le mental qui se disperse dans toutes les directions, qui commente tout ce qu'il perçoit et réagit émotionnellement.


En fait, imaginez même qu'on médite dans une chambre insonorisée et stérile, avec des murs capitonnés, dans le noir complet. On pourrait se dire que c'est le lieu idéal pour pratiquer la méditation à son aise. Eh bien non, pas nécessairement. Vous serez toujours confronté à une sphère de la perception qui produit toutes sortes d'apparence : le mental. Ce mental qui produit des idées, des pensées en tout genre, des souvenirs, des anticipations de ce qui va se passer ou non, des craintes et des espoirs, des émotions positives ou négatives... Et tous ces phénomènes mentaux sont autant de pièges qui peuvent capter notre attention et l'entraîner très loin du moment présent !


L'essentiel n'est donc pas de se retirer du champ des perceptions, mais de développer l'équanimité et le lâcher-prise par rapport à tous les phénomènes physiques ou mentaux qui se manifestent. C'est ce qu'explique le Bouddha dans le Soûtra du Développement des Facultés Sensorielles (Indriya bhāvayatanā Sutta1). Un jeune ascète était venu lui expliquer la technique de son maître pour méditer : « Il ne faut pas voir les formes matérielles par les yeux. Il ne faut pas écouter les sons par les oreilles. C'est ce que (mon maître) enseigne à ses élèves sur le développement des facultés sensorielles ». Le Bouddha ironise sur le fait que, dans cette logique, un aveugle devrait avoir la vue pleinement développée et un sourd l'ouïe pleinement développée. Pour le Bouddha, la méditation ne consiste à se couper du monde, devenir une espèce de bulle complètement indépendante du monde.


En méditation, il faut accueillir le monde et ce qu'on en perçoit avec équanimité. Si j'entends un son, ce son produit chez moi une sensation agréable, désagréable ou neutre. Ces sensations sont susceptibles de m'égarer parce que je vais tenter de me les accaparer, de les rejeter, d'y réagir de manière plus ou moins émotionnelle, et faire toutes sortes d'associations d'idées qui vont me plonger encore plus dans la distraction et la dispersion du mental. Mais avant que je ne tombe dans cette saisie/répulsion des phénomènes, je reconnais avec attention la sensation produite par ce son, et je reconnais que cette sensation est un phénomène conditionné par des causes, qui n'est pas un monolithe éternel plantée sur le chemin de mon existence. Au contraire, cette sensation ne dure qu'un instant avant de céder la place à d'autres sensations. Le Bouddha explique que la sensation causée par un son ou un bruit ne dure que le temps d'un claquement de doigt. Après, apparaissent d'autres sensations qui ne durent qu'un instant avant de céder la place d'autres sensations, comme la succession d'images qui font un film.


Quand je me rends compte de cela, je peux cultiver l'équanimité. La sensation s'estompe, mais l'équanimité reste, l'équanimité s'inscrit beaucoup plus profondément dans le cours du temps et change mon rapport à l'existence. Et c'est cette équanimité, si elle est développée harmonieusement, qui me permettra d'être libre par rapport à tous ces stimuli des sens comme les bruits, les sons, les voitures qui passent, les oiseaux qui chantent, les cris de la rue, les klaxons qui retentissent, le voisin qui me casse les oreilles en mettant Johnny Hallyday à fond. Tous ces sons n'auront plus le pouvoir de me détourner de la méditation, de la concentration, des jhānas et du samadhi.










1 Indriya bhāvayatanā Sutta, Majjhima Nikāya, III, 298-302. Môhan Wijayaratna, « Sermons du Bouddha », Points Sagesses, éd. du Seuil, Paris, 2006, pp. 187-195.








Petros Koublis







Lire également sur la méditation :


- Croire et savoir


Soûtra du Laïc Citta







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mercredi 3 novembre 2021

Croire et savoir

 


Je voudrais commenter ici le « Soûtra du Laïc Citta ». Le texte met en scène une confrontation entre un disciple laïc du Bouddha, le chef de famille Citta, et le fondateur de la religion jaïne, Mahāvīra Jina, ici appelé par les bouddhistes, Nighanta Nāthaputta. Le cœur du dialogue est la distinction entre croire et savoir. Mahāvīra demande à Citta s'il croit qu'il est possible d'atteindre les hauts états d'absorption méditative (jhāna) où plus aucune pensée, plus aucune réflexion ou production du mental ne se fait jour dans le champ de la conscience.


Précisons que, dans la pensée bouddhiste, il y a une distinction claire entre esprit et pensée. C'est beaucoup moins clair dans la pensée occidentale qui associe généralement ces deux choses, voire qui assure que la raison et la sagesse ne peuvent se produire qu'aux moyens de pensées qui décrivent adéquatement le réel. Cela culmine dans le terme grec Logos - λόγος qui signifie à la fois « raison », « connaissance » (et qui rentre dans l'étymologie de « logique », « biologie », « zoologie »), mais aussi « discours » (et qu'on retrouve dans l'étymologie de « monologue », « dialogue », « logopède »...). Le Logos, c'est à la fois une raison qui illumine le monde, et un discours, un moyen d'expliquer le monde. Dans le bouddhisme, une métaphore classique est l'image de l'océan pour l'esprit et de la vague pour la pensée. La pensée n'est qu'une toute petite partie de la conscience, de l'esprit, et une partie agitée qui plus est, qui va dans un sens et puis dans l'autre. Dans la méditation, il faut abandonner ces pensées pour accéder à quelque chose de beaucoup plus vaste qui est la conscience, et qui est aussi beaucoup plus calme. Les pensées peuvent avoir l'utilité, elles peuvent indiquer le chemin vers la sagesse, mais ne sont pas en elles-mêmes la sagesse. Elles sont comme le doigt qui indique la lune, pas la lune elle-même.


D'où l'intérêt d'accéder à des états d'absorption méditative, les jhānas, où les pensées, les émotions, tout ce qui agite la surface de l'esprit s'apaisent, puis viennent carrément à disparaître. Ce serait le moment propice pour la conscience de rentrer en elle-même et de voir par-delà le mental. Et là, Nighanta Nāthaputta, alias Mahāvīra, n'est pas d'accord ! Pour lui, il est impossible d'atteindre un état « dans lequel il n'existe pas de raisonnement, ni de réflexion et également qu'il y ait une cessation de la pensée discursive et réfléchie ». De la même manière que vous ne pouvez pas arrêter d'entendre des sons, vous ne pouvez pas arrêter subitement d'avoir votre conscience animée par toutes sortes de pensées qui se succèdent les unes aux autres, par moment comme un bruit de fond incessant, par moment qui accapare complètement l'attention.


Citta dit alors à Mahāvīra qu'il ne croit pas que ces états existent ; mais directement après les approbations de celui-ci, il affirme qu'il expérimente ces états d'absorption méditative, les jhānas. Il lui suffit d'entrer en méditation pour connaître ces états où les pensées perdent de leur prégnance pour finalement s'évanouir dans la tranquillité totale. Il ne croit pas à ces états, il n'a pas besoin d'y croire; en fait, il les connaît, il en fait l'expérience.


Au XVIIIème siècle, Emmanuel Kant avait travaillé cette distinction entre croire et savoir dans sa « Critique de la Raison Pure ». Très brièvement, on peut connaître les phénomènes naturels grâce à la science. Par contre, pour tout ce qui dépasse l'entendement et la sensibilité, comme des questions de métaphysique telles que « Dieu existe-t-il ? », « L'âme existe-t-elle ? » et ainsi de suite, on peut croire ou pas en ces choses, mais la réalité de ces choses sera toujours au-delà de la portée de connaissance et de notre savoir. La distinction entre croire et savoir chez Kant porte sur le discours de la raison et sur la portée de ce discours. La raison pour être véritablement la raison doit critiquer ses ambitions à expliquer le monde et ce qui est au-delà de ce monde.


Par contre, la distinction du laïc Citta entre croire et savoir ne porte pas sur un discours (puisqu'il s'agit de répondre à la question : peut-on dépasser le discours du mental?), mais sur le fait d'expérimenter ou non des propositions comme : il est possible d'apaiser complètement le flux des pensées en méditation. Soit vous pensez que c'est possible (mais vous êtes toujours emprisonné dans la pensée qu'il est possible de sortir des pensées), soit vous expérimentez cet état de fait sans pensée, et vous témoignez après de cette expérimentation.





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On voit là aussi la dimension polémique de ce texte : un simple laïc, disciple du Bouddha, surplombe complètement le fondateur d'une spiritualité rivale du bouddhisme, à savoir le jaïnisme. Certains bouddhistes se conforteront dans un sentiment de supériorité, d'autres commentateurs plus sceptiques se demanderont sur ce discours entre les deux hommes a réellement eu lieu et dans les termes qui nous ont été rapportés dans ce soûtra. Mais je laisse à d'autres ces deux attitudes. Je pense qu'il faut s'intéresser aux idées même du débat, car elles sont intéressantes. Il ne faut pas lire ce texte comme un supporter de football. Vous savez, un supporter de foot a tendance de ne voir que des qualités à l'équipe qu'il soutient et à voir toutes les gestes de l'arbitre qui ne vont pas dans le sens de son équipe comme une trahison ou le fait d'être un « vendu ».


En l'occurrence, ce qui m'intéresse ici, c'est la réflexion de Nighanta Nāthaputta qui me semble profonde : « L'individu qui pense possible la cessation de la pensée discursive et réfléchie doit être quelqu'un qui pense attraper la psyché à l'aide d'un filet, ou bien quelqu'un qui pense pouvoir arrêter le fleuve Gange à l'aide du poing ». Arrêter la pensée avec sa seule motivation, c'est aussi dérisoire que vouloir arrêter une rivière avec son simple point. Voire même, c'est contradictoire : cette motivation procède elle-même d'une pensée, d'une intention, une émanation du mental dont on doit se détacher.


Personnellement, cela fait plus de vingt-cinq ans que je pratique la méditation tous les jours. Pendant des années, cela a été même plusieurs heures par jour, et je ne peux pas dire que j'ai atteint les jhānas. Cela ne veut pas dire qu'ils n'existent pas : je suis peut-être simplement un mauvais pratiquant de la méditation. Je peux connaître en méditation des états de grand calme et de sérénité, mais les pensées ne sont jamais loin. Parfois, c'est très subtil : ces pensées se glissent subtilement et commentent la méditation tout doucement comme une caresse, mais si on n'y prend garde, elles reviennent après quelques minutes en nous focalisant sur des sujets qui n'ont rien à voir.


Ce que j'expérimente, ce n'est pas une cessation complète des pensées, mais c'est plutôt la capacité à relativiser ces pensées de plus en plus vite. Par exemple, si je suis agité à cause de la vie courante et de toutes sortes de problèmes, je laisse décanter les pensées, je les laisse couler, et après quelques minutes, je les regarde passer comme si j'étais au bord du fleuve sans être moi-même le fleuve. Panta rhei : tout coule, disait Héraclite, et je ne suis plus ce fleuve de pensées et d'émotions, je ne suis plus ces souvenirs ou ces angoisses, cet énervement ou cette frustration.


Mais il y a toujours le fleuve, le flux des pensées. Et si je n'y prends garde, je peux retomber dans les flots comme Narcisse qui regarde dans les pensées son propre reflet et se perd dans cette rivière dans laquelle il est tombé et qui l'emporte au gré de l'agitation mentale !


Cette distinction entre croire et savoir, c'est d'abord pour moi le fait d'être honnête quand à ce que j'expérimente. Il n'est pas question de se vanter de ce que je n'ai pas expérimenté. Je me souviens, il y a une quinzaine d'années, une conversation sur le thème justement des jhānas : la personne avec qui je m'entretenais m'avait demandé avec des yeux émerveillés si j'avais expérimenté ces jhānas. J'avais répondu platement que non, et j'ai bien senti que j'avais dégringolé sérieusement dans l'estime de mon interlocuteur ! Quinze plus tard, ce n'est toujours pas le cas. Pour autant, la méditation est une activité qui me fascine toujours autant, même si je dois revenir à l'attention à mon corps et à la respiration des dizaines et des dizaines de fois chaque jour et à chaque session de méditation !


Ces quatre jhānas sont pour moi un horizon spirituel dans lequel je dois bien croire pour avancer. Mais dans mon cas, je peux témoigner qu'il s'agit plus qu'une croyance : en méditant, j'ai comme l'intuition subtile de leur présence. Comme avoir le pressentiment du soleil quelques minutes avant qu'il ne se lève à l'orient.











Sebastião Salgado, Rio Jutaí, État d’Amazonas, Brésil, 2017









Lire le Soûtra du Laïc Citta


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