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samedi 5 novembre 2022

La pleine conscience, une dérive sectaire ?

 


Je viens de tomber sur le rapport 2022 de la Miviludes, la mission interministérielle française contre les sectes et les « dérives sectaires ». Assez étonnamment, il y a quelques pages consacré à la méditation de pleine conscience dans ce rapport (pp. 111-117). C'est de prime abord assez choquant, mais surtout c'est le contenu de ces pages qui pose question et qui me laisse très dubitatif. Je voulais donc faire ici une petit compte-rendu et fournir une réflexion critique.


Tout d'abord, qu'est-ce que la méditation de pleine conscience ? C'est la méditation basée sur l'attention et la vigilance prônée dans le bouddhisme, qui peut parfois être associée à des pratiques issues du yoga hindouiste. Au XXème siècle, le psychiatre Jon Kabat-Zinn a repris ce terme de pleine conscience (mindfulness en anglais) au moine vietnamien Thich Nhat Hanh pour en faire une pratique thérapeutique expurgée de son contexte bouddhique et toute croyance métaphysique comme la théorie du karma. Je précise aussi que Kabat-Zinn a coupé la pleine conscience de la conduite éthique et de la sagesse (la compréhension juste des phénomènes) en ne gardant que la méditation. Or le Dharma du Bouddha se divise en 3 grandes sections : la conduite éthique, la méditation et la sagesse, et la méditation ne peut pas être pleinement comprise sans une conduite juste et apaisée ainsi qu'un effort de compréhension du monde et des phénomènes. Pour être juste avec Kabat-Zinn, précisons que le fait de se séparer artificiellement la méditation de toute discipline et de tout effort de sagesse était déjà en vigueur dans le bouddhisme que les hippies pratiquaient depuis les annnées '60. Kabat-Zinn n'a finalement fait que reprendre quelque chose qui était dans l'air du temps et qu'il a adapté au monde médical.


Ensuite cette méditation de pleine conscience médicalisée ou MBSR (Mindfulness Based Stress-Reduction, la réduction du stress basée sur la Pleine Conscience) s'est propagée dans toutes sortes de milieu, notamment le développement personnel, mais aussi et surtout s'est intégré avec le New-Age et son patchwork de croyances et de pratiques variées et colorées. Ce qui fait qu'aujourd'hui, parler de « méditation de pleine conscience » ne nous dit pas grand-chose sur ce qui va nous être proposé ! Comme le dit la rapport de la Miviludes (p. 111) : « La méditation peut être entendue comme une simple technique, être présentée comme authentiquement orientale, occidentalisée ou laïque, être associée à une approche religieuse, spirituelle ou philosophique. Elle peut aussi être associée à des soins (rééquilibrage ou soins énergétiques, hypnose, sophrologie, médecine ayurvédique, etc.), à des techniques de développement personnel (ennéagramme, pensée positive, communication non violente), voire au magnétisme, à l’astrologie et même au chamanisme ». C'est un peu le gloubi-boulga. Ce qui rend gênant de critiquer la méditation de pleine conscience dans sa globalité, sauf à vouloir jeter facilement l'opprobre sur une catégorie de la population.


Quels reproches fait donc la Miviludes à la méditation de pleine conscience ? Premièrement, des gens se plaignent de voir une chose tout à fait différente de l'idée qu'ils se fond de la « méditation de pleine conscience ». Ainsi, la Miviludes nous dit (p. 111) : « les saisines de la MIVILUDES montrent des pratiques diverses et parfois éloignées de l’idée générale que l’on peut avoir de la méthode et de ses objectifs) ou de promesses trompeuses (mise en avant de bienfaits et de résultats pouvant relever de la publicité mensongère) ». C'est précisément ce que l'on vient de dire : la pleine conscience est un terme qui regroupe tellement de pratiques disparates que cela engendre forcément la tromperie, la publicité mensongère et les promesses trompeuses. Quelqu'un qui souhaite pratiquer la méditation du Bouddha et qui se retrouve dans un rituel chamanique ne peut être que désorienté !


La Miviludes met aussi le doigt sur des abus financiers (p.111) : « Plusieurs signalements font également état d’exigences financières disproportionnées eu égard aux moyens économiques des personnes concernées, ainsi qu’une certaine marginalisation et des changements importants dans les trajectoires personnelles des pratiquants ». on aurait aimé des précisions et des cas précis. Il y a des cas au sein du bouddhisme traditionnel (je pense à l'affaire Sogyal Rimpotché notamment), mais aussi dans le développement personnel et le New Age. Malheureusement, la Miviludes ne s'étend pas sur ce sujet sensible. Ce qui est pourtant sa fonction.


La Miviludes termine sa liste des critiques en mettant les retraites intensives de méditation et les personnes qui craquent psychologiquement n(p. 111) : « Enfin, s’ils sont peu nombreux, la MIVILUDES a reçu quelques signalements circonstanciés de personnes très ébranlées et perturbées par des retraites méditatives silencieuses ou d’épisodes consécutifs dépressifs. S’agissant des mineurs, la MIVILUDES a réceptionné des signalements, mentionnant un isolement excessif générateur d’angoisse, des conditions matérielles trop rigoureuses et des privations ». Une retraite de méditation intensive peut effectivement être éprouvante psychologiquement ; c'est pourquoi il vaut mieux y être préparé par une pratique quotidienne de la méditation. Il vaut mieux prendre son temps et y aller progressivement. Je sais que, malheureusement, ce n'est pas une opinion partagée par tout le monde : je pense notamment aux retraites vipassana où on pousse des gens qui n'ont jamais médité de leur vie à faire 10 jours au rythme de 15 heures par jour assis en lotus. Certains trouvent cela génial, mais on parle peut-être moins de ceux qui moins bien vécu la chose !


Concernant, la méditation pour les enfants, j'ai déjà exprimé par le passé mon scepticisme (voir mon article « Si tous les enfants de huit ans »). Pour faire bref, je pense que la méditation est surtout un truc d'adultes et qu'il faut être très vigilant et très souple dès lors qu'on parle de méditation aux enfants, notamment à l'école. Je pense aussi qu'il faut ne pas trop attendre de la méditation qui leur est destinée et, surtout, ne pas être trop exigeant envers ces enfants. Néanmoins, quand la Miviludes dit avoir « réceptionné des signalements, mentionnant un isolement excessif générateur d’angoisse, des conditions matérielles trop rigoureuses et des privations », on ne sait pas très bien de quoi elle parle, certainement pas de méditation pour les enfants pratiquées dans les écoles, mais probablement de signalement de sectes comme OKC où les enfants étaient séparés de leurs parents. Je trouve que ce flou entretenu par la Miviludes est extrêmement criticable ! Cela permet en parlant de faits liés de toute évidence à UNE secte en particulier d'attaquer TOUS les pratiquants de la méditation de pleine conscience. C'est assez méprisable comme procédé.



Ensuite, tout l'argumentaire de la Miviludes va être de remettre en question le bien-fondé des expériences qui accordent des bienfaits à la méditation de pleine conscience : « Des scientifiques s’emparent ainsi du sujet et cherchent à travailler sur les effets mesurables de la pratique de la méditation de pleine conscience. Toutefois, les études menées posent question notamment en ce qui concerne l’indépendance des chercheurs, et par conséquent l’objectivité des études. Par qui ou par quel organisme sont-elles financées ? Sur les 2 000 publications traitant de la méditation, combien d’entre elles sont rigoureusement étayées et contrôlées ?  »


Personnellement, je me méfie de la volonté de tester scientifiquement la méditation. Non pas que je sois contre la science, j'ai au contraire le plus grand intérêt pour la science. Mais je ne pense pas que la science puisse expliquer tout ce qui se passe en méditation, et je ne pense pas non plus qu'on devrait toujours s'en remettre à la science. Si la méditation de pleine conscience guérit la dépression dans 70% des cas, et alors ? Vous n'êtes pas 70% ! Vous êtes une personne unique qui ne se réduit pas à une statistique, vous pouvez très bien être dans les 70% sur qui la pleine conscience va diminuer votre dépression, ou dans les 30% sur qui votre dépression va continuer à vous pourrir la vie. Que vous soyez ou non guéri de la dépression ne devrait pas être le critère central de votre décision pour faire ou non de la méditation. Le critère, vous devez aller le chercher dans votre expérience personnelle. Ce qui est important, ce n'est pas la dépression elle-même, mais comment vous allez vivre subjectivement cette dépression. (NB : Je précise que j'ai inventé à titre d'exemple les « 70% », je ne connais pas les chiffres des études, et peu m'importe ici, l'idée est de ne pas trop s'attacher aux statistiques des études scientifiques, même favorables)


Est-ce que selon vous la méditation vous semble justifiée ou non ? Est-ce que cela vous apporte quelque chose ou non ? Vous ne devriez pas vous en remettre totalement à la science, car la science étudie des objets (avec le plus d'objectivité possible, les deux mots sont liés). Or vous, vous êtes un sujet, pas un objet, la méditation n'est pas comme un médicament dont on observe l'efficacité sur un panel de cobayes. Dans la méditation, c'est vous qui vous changez vous-mêmes, la logique n'est pas du tout la même qu'un médicament avec ses substances actives.


Mais j'en reviens à la charge de la Miviludes contre les études scientifiques sur la méditation de pleine conscience (p. 113) : «  (Des scientifiques) mettent en évidence plusieurs biais méthodologiques : absence d’essais randomisés, échantillonnages restreints, non-respect des protocoles en double-aveugle, et absence de groupes témoins ». Ils mentionnent également des études retirées et des résultats partiaux, mais aussi des résultats probants de Richard Davidson, mais qu'ils tempèrent directement et remettent en question : « Plus récemment, en 2018, l’équipe de Richard Davidson, de l’université du Wisconsin (Madison, États-Unis) et d’Antoine Lutz, du Centre de recherche en neurosciences de Lyon (2018) montre, à partir de l’observation du cerveau de 90 volontaires, que la méditation de pleine conscience aiderait à apaiser la zone du cerveau responsable de la peur et du stress, l’amygdale. Ces résultats sont cependant à nuancer au regard des limites méthodologiques précédemment citées » (p. 114). Cette « nuance » s'opère de manière totalement partiale, mais les rédacteurs de la Miviludes font mine d'ignorer que la partialité ne va pas que dans un sens.


Personnellement, je l'ai déjà dit, les études scientifiques, qu'elles soient positives ou négatives, doivent être considérées avec suspicion et esprit critique. Une étude qui met en lumière des effets positifs de la méditation n'est pas une preuve absolue des bienfaits de la méditation exactement comme une étude qui nierait ces bienfaits ou les considérait comme négligeable n'est pas non plus une preuve invalidant la méditation et la renvoyant à la superstition. La science n'est pas et ne devrait pas être le caractère essentiel pour vous décider de faire de la méditation ou pas. C'est la conscience qui devrait être le juge principal pour cela. Et encore une fois, je répète que je ne suis pas anti-science, la science est une activité essentielle pour comprendre objectivement le monde, mais cela ne devrait pas le guide de chacun de vos gestes et chacune de vos pensées.


Ceci étant dit, qu'on trouve que la science soit pertinente ou non pour avoir le dernier mot sur la méditation de pleine conscience, on peut légitimement s'interroger sur la place qu'occupe les études scientifiques dans le rapport de la Miviludes. S'il agissait de se questionner sur le bien-fondé d'implémenter telle ou telle pratique de la pleine conscience dans des unités de soin des hôpitaux publics français, je pourrais encore le comprendre, même si c'est à des médecins, des psychiatres ou à des psychologues de trancher sur cette question. Mais ici, il s'agit uniquement de jeter le discrédit en supposant que c'est un complot pour mieux répandre cette pratique dans la population (p. 114) : « Dans ce foisonnement d’études, il est alors possible de se demander si les scientifiques s’emparent du sujet dans l’objectif de mesurer précisément les effets de la méditation de pleine conscience sur la santé ou si cet intérêt scientifique croissant ne s’inscrit pas dans une stratégie plus large de diffusion et de promotion de la méditation de pleine conscience en Occident » (p. 114). Ou encore le complot de toucher les royalties de la méditation (pour une pratique qui, rappelons-le, dans son versant bouddhiste, est vieille de plus de 2500 ans) : « Quels intérêts économiques et quelles motivations se trouvent derrière la volonté d’implanter la méditation dans tous les domaines de la vie des citoyens, et ce dès l’enfance? A l’instar d’autres pratiques, existera-t-il un copyright attaché à la « mindfulness » qui bénéficierait financièrement à ses fondateurs ? » (P. 115) C'est là où on se rend compte que le complotisme n'est pas nécessairement là on le croit d'habitude....


Enfin, la Miviludes mentionne des effets secondaires négatifs et des contre-indications à la méditation de pleine conscience, notamment pour les personnes souffrant de dépression, d’addictions, de schizophrénie, de troubles bipolaires ou risque psychotique. Effectivement, présenter à ces personnes la méditation comme un médicament comme un remède n'est pas vraiment une chose recommandée. Que cela aggrave les choses, je n'en suis pas certain par contre (je parle bien entendu de méthodes sérieuses de pleine conscience, pas du gloubi-boulga new-age où on peut raconter tout et n'importe quoi).


Le rapport mentionne aussi le témoignage d'une néphrologue de l'hôpital de la Pitié-Salpétrière à Paris : « Dans une phase où les symptômes de dépression sont trop intenses, un programme qui consiste à retourner le projecteur vers soi-même et à explorer ses émotions serait assimilable à une torture » (p. 115) Je pense que cela est vrai, et pas seulement pour des personnes dépressives, il suffit de traverser un moment de désespoir dans la vie pour rendre l'attention à notre discours mental, au flot intérieur de pensées particulièrement pénible car cela nous confronte directement à la partie sombre de nous-mêmes. Et c'est une épreuve particulièrement difficile. C'est pourquoi je réfute fermement l'assimilation de la méditation à un « médicament ». Cela n'a rien d'un médicament qui rendrait notre vie plus confortable. La méditation est souvent une épreuve très dure à vivre parce qu'elle nous confronte directement à l'existence qui est souvent difficile. On n'y plane pas comme sur un petit nuage comme un certain stéréotype de la méditation voudrait nous le faire croire ! Pour moi, cela n'est pas une « contre-indication » à la méditation, vocabulaire médicamenteux, mais bien quelque chose dont les enseignants doivent prévenir ceux qui veulent se lancer dans la méditation : « la méditation n'est pas une pilule du bonheur. C'est une voie qui n'est pas facile tous les jours. Vous aurez affaire à la peur, à l'angoisse, à la haine et au ressentiment, à la culpabilité, à la tristesse et au désespoir et toutes sortes d'émotions négatives ; tout cela fait partie de votre esprit ! ». C'est comme un guide de montagnes qui se doit de dire aux gens qu'ils guident : « oui, il y aura des pentes ardues, des descentes glissantes, des ravins et des escarpements dangereux ». Les pentes difficiles et les sentiers étroits le long d'un ravin ne sont pas une contre-indication à la pratique de la randonnée ! La méditation ne vous guérit pas du désespoir, c'est juste un moyen d'aller au-delà du désespoir et de vivre avec ce désespoir.






*****





En conclusion, je réaffirme que ces quelques pages du rapport de la Miviludes sont problématiques, qu'il s'agit d'une tentative malveillante de discréditer l'entièreté de la pratique de la méditation de pleine conscience comme irrationnelle et dangereuse. Il m'aurait semblé préférable de faire la part des choses, d'insister d'emblée sur les différentes conceptions qui sont regroupées sous le vocable « pleine conscience » et de préciser des problématiques spécifiques et les remèdes qui peuvent être apportés pour améliorer la situation. Mais cela n'a pas été fait dans ce rapport tant était forte la volonté de jeter le discrédit sur un ensemble de personnes qui sont aussi des citoyens.



Frédéric Leblanc, 

le 5 novembre 2022

















Lire également : 


- Philosophie eudémoniste et développement personnel


- Si tous les enfants de 8 ans (1ère partie & 2ème partie) : Critique de la méditation adressée aux enfants


Mushotoku, sans but, ni profit  : On entend beaucoup parler ces temps-ci de méditation dans les entreprises, des bienfaits de la pleine conscience ou mindfulness dans le management. Mais est-il judicieux de réduire la méditation à une pratique prometteuse en terme d'augmentation de la productivité ?












vendredi 4 novembre 2022

Les bienfaits de l'Esprit d'Éveil (I, 12)

 

Les bienfaits de l'Esprit d'Éveil (I, 12)

Commentaire du Bodhisattvacaryāvatāra de Shāntideva


12. Tel un bananier qui a donné des fruits,

Toutes les autres vertus s'épuisent.

Mais l'arbre de l'esprit d'Éveil toujours fructifie

Et croît sans s'épuiser.



Il est difficile de maintenir une qualité morale sur le long terme. Par exemple, la générosité peut s'exercer une fois sans trop de problème. Mais quand on est constamment sollicité, notre générosité s'épuise, nos moyens ne sont pas illimités. Pareillement, persévérer dans nos efforts conduit à un moment ou un autre à l'épuisement. L'esprit d'Éveil ou bodhicitta ne répond pas à cette logique : le souhait ardent que tous les autres êtres sensibles soient libérés de toute souffrance et de toute confusion existentielle peut constamment être renouvelé encore et encore et s'intensifier. Et même quand on s'est suffisamment imprégné de cet esprit d'Éveil, celui-ci se manifeste spontanément sans qu'aucun effort ne soit nécessaire.








Hidenobu Suzuki







Voir aussi : 

Les bienfaits de l'Esprit d'Eveil (I, 1 à 3)

Les bienfaits de l'Esprit d'Eveil (I, 4)

Les bienfaits de l'Esprit d'Eveil (I, 5)

Les bienfaits de l'esprit d'Eveil (I,6)

Les bienfaits de l'esprit d'Eveil (I,7)

Les bienfaits de l'esprit d'Eveil (I,8)

- Les bienfaits de l'esprit d'Eveil (I, 9, 10 & 11)








jeudi 3 novembre 2022

Les bienfaits de l'Esprit d'Éveil (I,9, 10 & 11)

 

Les bienfaits de l'Esprit d'Éveil (I,9, 10 & 11)

Commentaire du Bodhisattvacaryāvatāra de Shāntideva


9. À l'instant ou l'esprit d'Éveil se lève en eux,

Les faibles enchaînés dans la prison du samsāra

Reçoivent le nom de Fils-Allés-en-la-Joie

Et sont vénérés par le monde des hommes et des dieux.


10. Tel le suprême élixir qui transforme en or,

Il fait de ce corps impur assumé

Le joyaux sans prix de la forme d'un Vainqueur.

Saisissez fermement ce qu'on appelle l'esprit d'Éveil !


11. Puisque l'esprit sans limite du Guide unique des migrants,

Après une complète investigation, a vu sa grande valeur,

Vous qui désirez vous séparer des états mondains,

Saisissez fermement le précieux esprit d'Éveil !




Quand l'esprit d'Éveil ou bodhicitta prend racine et se développe en vous pleinement, vous devenez, nous dit Shāntideva, un « fils de Ceux-Allés-en-la-Joie », un fils des Bouddhas, entendez : un bodhisattva. Là où ce texte me laisse perplexe ; c'est quand Shāntideva nous explique qu'une fois l'esprit d'Éveil s'est levé en nous, on va être vénéré par le monde des hommes et des dieux. Je ne suis pas certain que votre pratique extrêmement vertueuse soit systématiquement reconnu par la société autour de vous. La plupart des qualités spirituelles passent complètement inaperçues des gens. Des charlatans, par contre, sont vénérés et encensés par une foule de gens extrêmement crédules.


Il est vrai que Shāntideva vivait dans l'Inde du VIIIème siècle-, une époque où le bouddhisme était une religion reconnue et respectée, même si l'hindouisme avait politiquement pris le dessus depuis au moins quelques siècles. Shāntideva a vécu à Nalanda, une université célèbre à l'époque. Il devait vivre entouré de bodhisattvas, et ces statues devaient être particulièrement vénérées par les fidèles. Pour lui, il ne devait pas faire de doute qu'un bodhisattva serait reconnu et admiré par la société autour de lui. Moi qui n'ai pas grandi dans ce contexte, je trouve cela nettement plus douteux.


Ensuite, Shāntideva nous explique que l'esprit d'Éveil est comme le processus alchimique qui transforme le plomb en or : cet esprit d'Éveil transforme le « corps impur » en corps pur d'un Bouddha. Dans le bouddhisme, le corps est considéré comme « impur » dans la mesure où les entrailles d'un corps nous dégoûtent : on a envie de voir l'apparence corporelle d'une belle femme ou d'un bel homme, mais personne n'a envie de voir l'intérieur de ce corps, les viscères, le sang, les excréments, les os qui sont contenus dans cette limite qu'est la peau. Par ailleurs, le corps est voué aux maladies, aux infirmités, aux blessures et finalement à la mort.


Selon la mythologie bouddhiste, le corps du Bouddha serait tout autre, incomparable avec le corps des simples mortels humains, il serait doté de trente-deux marques majeures et quatre-vingt signes mineurs. Je ne vais pas énumérer tous ceux-ci, seulement dire qu'on y trouve des critères de beauté qui ont influencé la statuaire : une grande taille, de longues et belles mains, une tête ronde, des épaules larges, la voix mélodieuse, des dents bien blanches, etc... On y trouve aussi des caractéristiques beaucoup plus étranges comme un teint doré, des doigts palmés, un sexe caché dans une gaine, quarante dents au lieu de 32 pour une personne normale, une protubérance sur le crâne, les paumes de mains et de pieds marqués de la roue du Dharma.


Avec le temps, la légende a pris le pas sur la réalité biologique du corps du Bouddha, de toute façon disparu depuis des siècles. Je me souviens d'un enseignement d'un lama où celui-ci expliquait que le Bouddha faisait 4 mètres de haut, qu'il flottait sur un petit nuage, que sa peau était semblable à de l'or et que seul Devadatta, le disciple félon, était incapable de voir ces marques extraordinaires du Bouddha Shākyamuni. Évidemment, ce genre d'affirmations n'est rien d'autre que de la superstition. J'en veux pour preuve un soûtra du canon pâli1 où un jeune ascète Pukkusati adepte du Dharma demande l'autorisation de passer la nuit dans un hangar à un moine errant qui s'y était installé. Ce que ne sait pas Pukkusati, c'est que le moine errant en question n'est autre que le Bouddha en personne. S'il avait eu des doigts palmés, un teint d'or et une taille de 4 mètres, je pense que Pukkusati aurait reconnu immédiatement le Bouddha. Le Bouddha avait donc l'apparence d'un être humain normal, peut-être très beau, peut-être avec beaucoup de prestance et de charisme, mais sans caractéristique extraordinaire qui aujourd'hui le ferait passer pour un extra-terrestre !


La phrase de Shāntideva « Tel le suprême élixir qui transforme en or, il fait de ce corps impur assumé le joyaux sans prix de la forme d'un Vainqueur », je ne peux la comprendre qu'au sens figuré, c'est-à-dire cette alchimie de la transformation personnelle qui fait de nous une meilleure personne, une transformation de notre psychologie, une transformation de notre attitude et de notre personnalité, une transformation de notre rapport au corps. Mais je ne peux pas l'entendre au sens où l'entendait Shāntideva et ses contemporains ainsi que beaucoup de bouddhistes très religieux encore de nos jours qui pensent que le Bouddha est un être matériellement à part. Biologiquement parlant, un bouddha est comme chacun d'entre nous. Il ne se distingue que spirituellement de nous. Je pense que les personnes religieuses ont besoin de miracles, ils ont besoin de parler du « joyaux sans prix de la forme d'un Vainqueur » pour parler du Bouddha Shākyamuni ne comprenant pas que le véritable miracle est dans la sagesse, ce miracle est dans l'amour infini, ce miracle est dans la sérénité, ce miracle est dans la vision pénétrante.







1 Soûtra de la Distinction des Eléments, Dhatuvibhangasutta, Majjhima Nikâya, III, 237-247 : Môhan Wijayaratna, Le Bouddha et ses disciples, éd. Cerf, Paris, 1990, pp. 232-240.









Buddha Shâkyamuni  accompagné de Shariputra et Maudgalyayana, ses grands disciples
 Thangka de Tashi Dhargyal.
On reconnaît le teint doré, les bras très longs, la roue sur la plante des pieds,
et la protubérance crânienne comme marques majeures d'un bouddha 








Voir aussi : 

Les bienfaits de l'Esprit d'Eveil (I, 1 à 3)

Les bienfaits de l'Esprit d'Eveil (I, 4)

Les bienfaits de l'Esprit d'Eveil (I, 5)

Les bienfaits de l'esprit d'Eveil (I,6)

Les bienfaits de l'esprit d'Eveil (I,7)

- Les bienfaits de l'esprit d'Eveil (I,8)







mercredi 2 novembre 2022

Sensation

 

Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l’herbe menue :
Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l’amour infini me montera dans l’âme,
Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, – heureux comme avec une femme.



Arthur Rimbaud – Cahier de Douai. Mars 1870















Ce qui frappe tout de suite dans ce poème d'Arthur Rimbaud, c'est la contemplation, la spontanéité et la légèreté. Aucune gravité, aucune austérité, et pourtant une incroyable spiritualité qui se dégage. La force du texte est en outre de ramasser en quelques mots les sensations d'une balade un soir d'été, de nous les faire sentir justement et faire sentir cet amour infini qui nous envahit et nous ouvre au monde.

Il y a aussi dans ce poème de flagrants rapprochements avec la méditation : prêter attention aux sensations les plus minimes et en apparence insignifiantes de la vie quotidienne, sentir le poids qui s'exerce sur la plante de nos pieds et sentir l'air qui caresse nos cheveux. Se laisser aller à la contemplation de toutes ces choses simples que nous touchons et nous effleurons, et puis baigner dans le silence des paroles, mais aussi des pensées. Laisser l'amour infini monter en nous et rayonner dans toutes les directions, au-delà des frontières et de toutes les limitations que le mental peut tracer. Laisser cet amour infini nous accompagner dans la joie.




















Lire également : 


- Le bateau ivre


- C'est beaucoup, et c'est l'ombre d'un rêve


Joie 


Sans savoir pourquoi (Sōseki Natsume)




- La craquelure du pain (Marc Aurèle)







- Forêt, prairie er rivière (Merleau-Ponty)