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jeudi 26 février 2015

Souviens-toi quand tu temporises



Souviens-toi quand tu temporises et combien de fois, ayant obtenu des dieux des dates d’échéance, tu ne les mets pas à profit. Il te faut désormais bien sentir de quel cosmos tu es une partie, de quel gouverneur du cosmos tu es l’émanation, et qu’une borne temporelle te circonscrit. Si tu ne profites pas de cet instant pour jouir du ciel pur, il passera, tu passeras toi aussi, et il ne reviendra plus.


Marc-Aurèle, Pensées à soi-même, III, 2
(Traduction de Pierre Maréchaux, éditions Payot & Rivages, Paris, 2003)







mercredi 25 février 2015

Nés pour collaborer




            Dès l’aurore, se dire d’avance : je vais rencontrer un indiscret, un ingrat, un violent, un fourbe, un envieux, un égoïste. Tous ces défauts leur sont venus de ce qu’ils ignoraient la distinction entre les biens et les maux. Mais moi, ayant jugé par mes observations que la nature intrinsèque du bien, c’est la rectitude et celle du mal, le faux, et que par ailleurs la nature intrinsèque de l’homme faillible est d’être mon parent, non point de même sang ou d’une même semence, mais un être participant de la Raison et possédant une parcelle de divinité, je ne puis être lésé par aucun de ces hommes, car nul ne saurait me couvrir de honte, et je ne peux encore moins m’irriter contre mon parent, et le vouer à mon exécration. En effet, nous sommes nés pour collaborer, comme les pieds, les mains, les paupières ou les deux rangées de dents, supérieures ou inférieures. En conséquence, s’opposer les uns aux autres est contre-nature. Or c’est s’opposer à quelqu’un de s’emporter contre lui ou de s’en détourner.


Marc-Aurèle, Pensées à soi-même, II, 1.
(Traduction de Pierre Maréchaux, éditions Payot & Rivages, Paris, 2003)





Marc-Aurèle (121-180)

dimanche 22 février 2015

Batailler dans les hautes herbes



avec les enfants à nouveau nous bataillons avec les herbes sauvages
nous bataillons, rebataillons, les heures passent
au soleil du crépuscule, seul après que tout le monde soit rentré
ronde, brillante, monte la lune dans l’automne limpide

Ryokan


samedi 21 février 2015

Les craquelures du pain

« Il faut aussi surveiller les détails de ce genre : même les phénomènes insignifiants qui affectent accessoirement les phénomènes naturels ont un je-ne-sais-quoi de gracieux et d’attachant. Par exemple, lorsque le pain cuit, certaines parties se crevassent à sa surface ; et pourtant, ce sont précisément ces fissures qui, en quelques sortes, semble avoir échappé aux intentions qui président à la confection du pain, ce sont ces fentes mêmes qui, en quelques sortes, nous plaisent et excitent notre appétit d’une manière si particulière.

Ou encore les figues : quand elles sont bien mûres, elles se fendillent. Et dans les olives mûres, c’est justement l’approche de la pourriture qui rehausse le fruit d’une beauté singulière. Et les épis courbés vers la terre, et le front plissé du lion et la bave qui file au groin du sanglier : ces choses et beaucoup d’autres encore, si on les considérait isolément et en elles-mêmes, seraient loin d’être belles.

Pourtant, parce que ces aspects secondaires accompagnent des phénomènes naturels, ils adjoignent à leur beauté un effet supplémentaire, et ils nous séduisent ; en sorte qui si quelqu’un possède l’expérience et la connaissance approfondie des phénomènes universels, il n’y aura presque pas un seul des phénomènes qui accompagnent par voie de conséquence les processus naturels, qui ne lui paraissent se présenter, sous un certain angle, d’une manière charmante.

Cet homme n’éprouvera pas moins de plaisir à contempler, dans leur réalité nue, les gueules béantes des bêtes féroces, que toutes celles que lui offrent les imitations des peintres et des sculpteurs. Ses yeux purs seront capables de voir une sorte de maturité et de floraison chez la vieille femme ou le vieillard, une sorte de grâce aimable chez les bambins. Beaucoup de cas de ce genre seront plausibles : ce n’est pas le premier venu qui y trouvera son plaisir, mais celui qui est intimement familiarisé avec la Nature et avec ses œuvres. »

            Marc-Aurèle, Pensées à soi-même, III, 2

dimanche 15 février 2015

T'aider à ne rien faire




    Pourquoi après tout faudrait-il toujours que l'on fasse quelque chose pour venir en aide à nos amis ou à notre prochain ? Parfois ne rien faire est tout aussi bien ! Calvin expérimente ce que les philosophes chinois de l'Antiquité ont appelé le wuwei, 舞為, en français, le non-agir. Calvin s'adonne ici à une version très fraternelle et chaleureuse du non-agir. Le Bouddha insiste aussi sur la méditation des Quatre Incommensurables : amour, compassion, joie et équanimité que l'on fait rayonner partout dans le monde entier et qui prend alors une dimension incommensurable, illimitée, infinie. Dans cette méditation, on ne fait rien pour aider les autres. Pourtant, silencieusement, tout doucement, on transforme notre disposition à notre égard et l'on est capable de saisir l'instant présent pour vivre en paix et en harmonie avec les autres.

samedi 14 février 2015

Le Dharma, philosophie ou religion ?



      Dans l'émission radiophonique « Les nouvelles chemins de la connaissance » sur France Culture, Adèle van Reeth recevait hier Philippe Cornu, spécialiste du bouddhisme tibétain, auteur entre autres de « Longchenpa, la liberté naturelle de l'esprit » et du volumineux « Dictionnaire encyclopédique du bouddhisme ». Interrogé sur la question récurrente de savoir si le bouddhisme est une religion ou une philosophie, Philippe Cornu répond que, même s'il y a bien des « éléments de philosophie » (sic) dans le bouddhisme, le bouddhisme est avant tout une religion.

      Pour reprendre ses mots exacts : « On ne peut pas dire que le bouddhisme ne soit pas une religion. Honnêtement. Il faut arrêter avec ça. Parce que les bouddhistes occidentaux ont une tendance à se présenter eux-mêmes comme suivant une philosophie, à se démarquer de la religion comme s'ils avaient un peur du mot « religion », comme si le mot ne sentait pas très bon pour eux ; alors ils voudraient bien être une philosophie ou quelque chose de rationnel, ou alors une religion athée. Tout ça, c'est quand même un montage occidental, honnêtement. Tous les éléments du religieux sont dans le bouddhisme. » « Sauf Dieu », ajoute Adèle van Reeth



    J'ai un problème avec ce genre de conception. Je pense que tout dépend de nous en fait : c'est notre façon personnelle d'envisager le bouddhisme qui fait du bouddhisme une religion ou une philosophie. Si vous vous en tenez à la Voie du Bouddha afin de vous transformer vous-mêmes et votre rapport au monde, ce qui implique une certaine conduite éthique, des pratiques méditatives ainsi qu'une certaine dimension de sagesse qui implique l'étude, la réflexion et la vision intuitive de la réalité telle qu'elle est, alors vous êtes dans la dimension philosophique du bouddhisme. Si, par contre, vous voyez le Bouddha comme une entité cosmique qui peut intercéder en votre faveur si vous le priez, par exemple pour guérir d'une maladie, pour réussir vos études ou réussir votre carrière, alors vous êtes dans une dimension religieuse. Cette dimension religieuse implique aussi de se relier à des lieux sacrés (temples, stoupas, statue géante du Bouddha...), à des rites qui vous unissent à la communauté et à tout un clergé (moines, lamas, abbés de monastère, etc...) qui sont les garants de ce lien sacré avec le monde mystique des Bouddhas.

    Il est donc possible que certains aient une approche purement philosophique du bouddhisme et d'autres une approche purement religieuse du bouddhisme. Il est aussi possible que chez beaucoup de bouddhistes, on retrouve en réalité un mélange de ces deux approches, avec une composante dominante qui penche soit vers la philosophie, soit vers la religion. Moi-même, je me revendique d'une approche philosophique du Dharma du Bouddha. Ce qui m'intéresse dans le bouddhisme, c'est de pouvoir transformer ma vie dans un sens positif, de gagner en sagesse et en quiétude, d'apporter du bonheur et du bien-être autour de moi. Cela, j'essaye de le faire, non pas en invoquant la puissance cosmique d'un Bouddha ou d'un grand lama, mais en m'appliquant à mettre en œuvre les enseignements du Bouddha. Je ne compte pas sur une source de transcendance extérieure à moi-même, mais sur mes ressources de simple être humain : ma persévérance, mon intelligence, ma capacité à me remettre en question, mon aspiration à vouloir aider les êtres à se débarrasser de leurs souffrances.

dimanche 8 février 2015

La conscience de soi - 1ère partie

La conscience de soi

Hier, j’ai regardé le film de science-fiction « Transcendance » de Wally Pfister avec Johnny Depp et Rebecca Hall, dont le thème tourne autour des intelligences artificielles et des théories transhumanistes qui prônent une amélioration continue de l’humanité jusqu’à atteindre la « singularité » ou la « transcendance », l’état d’évolution où notre conscience se détachera complètement de notre corps biologique. Le film évoque toutes les inquiétudes que peuvent faire naître ces théories transhumanistes et les sciences convergentes NBIC (nanotechnologie, biologie génétique, informatique, sciences cognitive et théories de l’information). Le transhumanisme est un vaste sujet extrêmement intéressant et préoccupant quand on sait que c’est l’idéologie officielle des patrons des grandes multinationales des nouvelles technologies (Google, notamment pour parler de l’entreprise la plus célèbre et la plus emblématique dans le domaine).


Mais ce à quoi je voudrais m’intéresser plus modestement, c’est un court passage du film où Will Casey (incarné par Johnny Depp) présente son super-ordinateur, appelé PINN et sensé renfermer une intelligence artificielle. Un scientifique présent, Joseph Taggert (incarné par Morgan Freeman), interroge alors la machine : « Quelle est la preuve que vous êtes conscient de vous-mêmes (self-aware) ? ». L’ordinateur répond : « C’est une question difficile. Pouvez-vous prouver que vous êtes conscient de vous-mêmes ? » 

La conscience de soi - 2ème partie


Voir la première partie de l'article.



   On en revient à « Transcendance » et à la question : « Pouvez-vous prouver que vous êtes conscient de vous-mêmes ? ». Et c’est une question problématique tant pour les animaux que pour les humains ou pour les ordinateurs. Mais je pense que la question est surtout problématique parce qu’on pose la question en mode binaire : est-ce que, oui ou non, vous êtes conscients de vous-mêmes ? Mais la question devrait se poser en termes de degré ou d’étendue de la conscience : « Jusqu’à quel point êtes-vous conscient de vous-mêmes ? ».

La conscience de soi - 3ème partie

Voir la première et la seconde partie de cet article



Peut-on dès lors que l’on a pleinement réussi à mettre en œuvre cette pratique des quatre établissements de l’attention arriver à la pleine conscience de soi, je veux bien dire : « à un stade ultime de cette prise de conscience » ? C’est une question philosophique délicate car il se pose un problème majeur qui est que la conscience ultime en nous-mêmes ne peut pas prendre conscience d’elle-même. De la même façon que l’œil ne peut pas voir l’œil ou que le sabre ne peut pas se couper lui-même, la conscience ne peut se connaître elle-même. Pour certains philosophes bouddhistes, notamment ceux de l’école idéaliste de l’Esprit Seulement (Cittamâtra), les Bouddhas peuvent transcender ce problème en opérant dans la « méditation semblable au diamant » le « renversement du support » : la conscience qui était inéluctablement toujours conscience de quelque chose devient grâce à ce renversement « conscience qui se connaît et s’illumine elle-même », une conscience non-dualiste qui ne différencie plus entre le sujet et l’objet, entre le moi et le monde.

mercredi 4 février 2015

Plutarque : être sensible à la vie animale



Voilà cependant ce que nous faisons ; nous ne sommes sensibles ni aux belles couleurs qui parent quelques uns de ces animaux, ni à l'harmonie de leurs chants, ni à la simplicité et à la frugalité de leur vie, ni à leur adresse et à leur intelligence; et, par une sensualité cruelle, nous égorgeons ces bêtes malheureuses, nous les privons de la lumière des deux, nous leur arrachons cette faible portion de vie que la nature leur avait destinée. Croyons-nous d'ailleurs que les cris qu'ils font entendre ne soient que des sons inarticulés, et non pas des prières et de justes réclamations de leur part? Ne semblent-ils pas nous dire : Si c'est la nécessité qui vous force à nous traiter ainsi, nous ne nous plaindrons pas, nous ne réclamons que contre une violence injuste. Avez-vous besoin de nourriture? égorgez-nous. Ne cherchez-vous que des mets plus délicats ? laissez-nous vivre, et ne nous traitez pas avec tant de cruauté. C'est un spectacle dégoûtant que devoir servir sur les tables des riches ces corps morts que l'art des cuisiniers déguise sous tant de formes différentes ; mais c'en est un plus horrible encore que de les voir desservir. Les restes sont toujours plus considérables que ce qu'on a mangé. Combien donc d'animaux tués inutilement ! D'autres ne touchent point à une partie des mets qu'on leur a servis, ils ne souffrent pas qu'on coupe les viandes qu'ils ont laissées, et eux-mêmes ils n'ont pas honte de mettre en pièces des animaux vivants.

Plutarque, Sur l'usage des viandes, Œuvres morales, tome IV, 994 d-f.