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mardi 17 juin 2025

Philosophie et sagesse



Étymologiquement, le mot « philosophie » vient des deux mots grecs « philia » (amour) et « sophia » (sagesse). La philosophie est donc l'amour de la sagesse. Pythagore et Platon explique que la philosophie est différente de l'exposition d'une « sagesse », c'est-à-dire une méthode toute faite pour trouver l'harmonie dans l'existence ou la réussite dans toutes les dimensions de l'existence. Platon notamment entendait critiquer les sophistes, les détenteurs d'une sophia, que l'on traduirait mieux dans ce contexte par « habileté » ou « compétence » que par sagesse : ces sophistes enseignaient à qui voulaient bien payer pour recevoir cet enseignement une habileté dans le langage, les beaux discours et l'art de la politique afin de réussir dans la vie.



Je laisse ici cette querelle philosophique entre Platon et ses meilleurs ennemis, les sophistes, pour me concentrer sur l'idée importante d'un point de vue spirituel, l'amour de la sagesse : en tant que philosophe, vous aimez et désirez de tout votre cœur quelque chose que vous n'avez pas, qui vous manque, la sagesse. La philosophie est d'abord la reconnaissance de votre manque de sagesse, de vos fragilités, de vos incohérences, de vos défauts, de votre confusion. « Je sais que je ne sais pas » disait Socrate, et il faut commencer par constater votre ignorance avant de cheminer vers le savoir et la sagesse. On a souvent tendance à se surestimer, se croire dans le vrai du fait de notre génie naturel, puis on déchante, on réalise la facticité de ce sentiment d'être le vrai, et on commence véritablement à chercher la vérité.



Il y a donc quelque chose de profond dans la fait de se voir et de se définir comme vide de la sagesse et aspirant à la sagesse. Je me souviens d'une longue discussion avec une hollandaise assez mystique dans un car qui nous ramenait de Rome vers la Belgique pour moi et vers les Pays-Bas pour ma compagne de route. Elle ne jurait que par une mystique de la non-dualité, et je me souviens de son grand enthousiasme quand je lui ai expliqué que l'essentiel des atomes de notre corps, carbone, oxygène, fer, phosphore, etc... ont été forgés dans le cœur des étoiles, et que, donc, nous sommes faits de poussière d'étoiles. Elle avait par contre été beaucoup moins enthousiaste quand je lui ai expliqué la différence que Platon opère entre le sage et le philosophe, amoureux de la sagesse. Pour elle, c'était beaucoup trop dualiste, le philosophe d'un côté et le sage de l'autre, avec un gouffre existentiel entre les deux.



Je pense pourtant que reconnaître cette dualité est essentiel, non pas pour arriver à la conclusion qu'il y a une dualité indépassable entre l'homme et la sagesse, mais bien pour reconnaître un état initial de manque et de faiblesse. Notre point de départ est une insatisfaction fondamentale, sinon il n'y aurait pas de questionnement et de cheminement spirituel. Il n'y a probablement pas de dualité entre nous et la sagesse, cette sagesse doit être déjà en nous, au moins à l'état de graine, mais il y a encore à chercher cette sagesse qui se dérobe à nous et qu'on ne trouve pas la plupart du temps. On essaye alors au moins de l'approcher.




*****



Voilà pour cette distinction entre sagesse et amour de la sagesse. On pourrait voir cette distinction d'un point de vue spirituel ou existentiel, mais malheureusement, cette distinction a servi pour écarter du champ de la philosophie toutes sortes de courant philosophiques, à commencer par les philosophies orientales comme le bouddhisme, le taoïsme ou le confucianisme. L'idée est que ces courants ne proposent pas une réflexion rationnelle et une forme de questionnement critique par rapport au sens ou aux évidences, mais expose un chemin tout tracé vers la sagesse avec des recettes à suivre scrupuleusement pour trouver la paix de l'esprit et le bonheur.



Bouddhisme, taoïsme et confucianisme seraient des « sagesses », et pas des philosophies à proprement parler. Bouddhisme, taoïsme et confucianisme enseigneraient des « recettes » pour atteindre la sagesse ou l’Éveil, mais ne susciterait pas une réflexion proprement philosophique. Il faut avoir une grande ignorance de ces courants philosophiques pour affirmer de telles choses, et aussi un grand mépris culturel pour croire que seul l'Occident a été capable d'engendrer une réflexion philosophique. Quand je faisais des études en philosophie, il m'arrivait souvent de penser que la faculté de philosophie était le dernier bastion inexpugnable du fascisme et du colonialisme pour avoir une telle condescendance envers les pensées extérieures à la sphère culturelle occidentale.



Si on prend le bouddhisme par exemple, l'enseignement du Bouddha ne se résume pas à des « recettes » et des « conseils de sagesse ». Il y a toute une réflexion et une analyse de l'existence et des phénomènes pour justifier la conduite éthique, la méditation et l'accès à la sagesse. Il y a bien sûr une exposition de ce qui est à faire et à ne pas faire pour aller vers plus de bonheur, plus de sagesse et plus d’Éveil. C'est ce qu'on appelle le Noble Octuple Sentier : la vision juste, la pensée juste, l'action juste, la parole juste, les moyens d'existence juste, l'effort juste, l'attention juste et la concentration juste. Mais ce Noble Octuple Sentier est trop vaste pour être résumer avec mépris comme consistant en des « recettes » qu'il faudrait appliquer machinalement pour avoir le résultat escompté. Chaque branche de ce Noble Octuple Sentier mérite des heures et des heures de développement pour être bien comprise, et une vie n'est pas assez pour en voir toute la profondeur.



Par ailleurs, le Bouddha demande lui-même qu'on l'on examine minutieusement sa doctrine. Il ne s'agit pas de croire sur parole tout ce qu'il dit, mais de vérifier chacun de ses arguments pour voir si on est en accord avec eux. Il y a donc bien là une démarche motivée par l'esprit critique encouragée par le Bouddha, et non pas des dogmes à suivre aveuglément. Par ailleurs, chacun des points soulevés par le Bouddha mérite une réflexion philosophique pour qu'on puisse se l'approprier dans l'époque et le contexte culturel qui est le nôtre. Toutes sortes de question se manifeste, et c'est le travail d'une philosophie bouddhique que de tenter d'y répondre.



En vrac : le Bouddha dit que le premier précepte moral est de ne pas tuer, mais du coup un bouddhiste se doit-il d'être végétarien ? Les légendes bouddhiques évoquent des phénomènes miraculeux comme de léviter dans les airs. La méditation nous permet-elle de voler dans les airs comme les moines de « Tintin au Tibet » ? Sur la question de la méditation, quelle méthode pratiquer sachant qu'on retrouve des enseignements très variés dans les soûtras anciens, les soûtras du Grand Véhicule, dans la tradition Zen ou dans le tantrisme tibétain ? Est-il essentiel de croire aux renaissances d'une vie à l'autre pour pratiquer le bouddhisme ? Qu'est-ce que la sagesse exactement ? Qu'est-ce que la sagesse nous permet de faire, de savoir ou de comprendre ? Qu'est-ce qu'on peut retirer de la cosmologie bouddhique sachant qu'elle a été invalidée par la science moderne ? Etc, etc....



Dans la conception bouddhique, le Bouddha est un Sage. En fait, c'est même LE Sage, le Sage par excellence. En ce sens, on pourrait dire que le Bouddha n'est pas un philosophe : il n'a pas aimé la sagesse comme quelque chose lui manquant, puisqu'un Bouddha réside de plein pied dans la sagesse ultime du Plein Éveil. Certes, mais il a enseigné une philosophie à destination de nous qui ne sommes pas des sages, mais des êtres confrontés aux difficultés et à la confusion. Et avant d'être ce Bouddha pleinement accompli, il a été ce bodhisattva insatiablement en quête de sagesse. Pour nous, êtres dans l'ignorance et l'illusion, la Voie du Bouddha est un amour de la sagesse, et le chemin sera long, très long avant qu'on atteigne cette sagesse. On peut surtout espérer s'en approcher un petit peu pour éclairer et apaiser notre vie. On peut espérer connaître quelques étincelles de sagesse qui éclaireront nos troubles existentiels sans que l'on soit nécessairement un Sage à 100%.



Récemment, une personne apprenant que je suis philosophe m'a demandé quel était mon philosophe préféré. J'ai répondu : « Le Bouddha ». Un collègue philosophe m'a rétorqué : « Sauf que ce n'est pas un philosophe ». Je lui ai répondu : « C'est certes un Sage plus qu'un philosophe, mais ce qu'il a enseigné est bien une philosophie ». Le collègue m'a alors dit : « Oui, mais il n'y a pas de métaphysique chez le Bouddha. Ce n'est donc pas un philosophe ». Je lui ai répondu : « Tout d'abord, si le Bouddha ne parle pas de métaphysique, c'est motivé par des raisons philosophiques : essayer de savoir si Dieu existe ou non, si il y a quelque chose après la mort, si l'univers est fini ou infini, éternel ou pas, tout cela n'est pas utile pour résoudre le véritable problème qui vaut la peine d'être résolu : la souffrance.


S'acharner sur les questions métaphysiques, c'est un désert d'opinions, une jungle d'opinions, un fourré épineux de solutions pour reprendre les mots mêmes du Bouddha. C'est comme être frappé par une flèche, et refuser de voir la flèche retirée avant de savoir qui a tiré la flèche et de quel bois est fait cette flèche. L'indianiste Guy Bugault avait à ce propos une belle formule en parlant du "refus métaphysique de la métaphysique" chez le Bouddha. Par ailleurs, je doute vraiment qu'une philosophie ait absolument besoin d'une métaphysique pour être consistante. Elle a surtout besoin d'alimentet cette quête de sagesse, cet amour de la sagesse, pour être ce qu'elle est.












Mark Lehmkuhler, Bouddha marchant de Sukhothai (Thaïlande) 








Lire également : 


La parabole de la flèche


- Soûtra du Fardeau (Bhāra sutta)


- Soûtra des Kālāmas (Kālāma Sutta)


- Discours et pratique


- Le professeur et le sage


- La meilleure version de soi-même


- Savourer la vie avec sagesse


- Savoir ce qu'est la mort


- La constance des sages


- Peu doué pour la sagesse


Blaise Pascal, Epictète, Montaigne et la question du stoïcisme au XVIIe siècle
























Tenzing Rigdol







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lundi 9 juin 2025

La meilleure version de soi-même



Cela fait quelques années qu'on entend un peu partout cette expression : « la meilleure version de soi-même ». Avec en général une injonction à la clef : « Sois la meilleure version de toi-même » ou « Deviens la meilleure version de toi-même ». Je ne sais pas exactement d'où vient cette expression. Est-elle juste un leitmotiv sorti des discours inspirants d'un coach en développement personnel ou de psychologie positive ? Ou a-t-elle une origine plus ancienne ? Je ne sais pas. Il ne me semble pas l'avoir rencontré dans les textes de la philosophie antique, que ce soit chez les Grecs ou les Romains ou en Inde, en Chine ou ailleurs. Je me suis dit que la formule provenait peut-être de l'alchimie : de la même façon que le Grand Œuvre consiste à transformer un métal, le plomb en un autre métal, l'or, la meilleure version de soi-même serait à la base ce « soi » de plomb plein de défauts et de lourdeurs qu'un processus de transmutation alchimique espère transformer en un « Soi » doré, scintillant et resplendissant. Mais ce n'est là que pure conjecture de ma part.


Toujours est-il que cette expression derrière son apparente évidence m'a toujours semblé branlante. D'abord par sa présupposition qu'il y a un « soi-même ». Puis qu'il y a une version prédéfinie de soi-même et fixée a priori qui serait la « meilleure » : un soi-même plus fonctionnel, plus performant, et sans kilos en trop. Un soi-même moins sujet aux vices et aux sorties de route, un soi-même sans hésitation et sans tergiversation, un soi-même idéalisé et parfait par rapport à ce qu'on attend de lui.


Et il me semble que cette formule « la meilleure version de soi-même » nous enferme dans l'idéalisation de cette chose ambiguë qu'est le « soi ». Influencé par les exigences de la société, on projette un soi débarrassé de nos faiblesses et nos dysfonctionnements. Et on se rend pas compte que, si on n'avait pas ces faiblesses et ces dysfonctionnements, on ne serait pas nous-mêmes. On serait quelqu'un d'autre. Et un autre peut-être pas d'ailleurs foncièrement meilleur que cette version imparfaite de nous-mêmes en cet instant présent !


C'est là la contradiction : on veut expurger de nous-mêmes certaines parts de nous-mêmes en pensant que cela va nous rapprocher de nous-mêmes. Il a là quelque chose de paradoxal! Et de plus, le développement personnel n'insiste même pas sur ce que la morale ou l'éthique le plus commune tend à juger comme des choses réprouvées ou condamnées : la malveillance, l'égoïsme, l'orgueil. Mais en général, le développement personnel se focalise sur la transformation des traits et des faiblesses qui nous rendent moins performants dans cette société de la réussite et du paraître. Si j'ai le vertige, je voudrais un « moi » dépourvu de tout vertige, un moi fonctionnel qui transcende ses peurs et qui va de l'avant (ou vers le haut en ce qui concerne le vertige). Je ne veux pas d'un moi qui susciterait les moqueries ou les rigolades en haut d'une échelle ou d'une via ferrata. Je veux un moi qui incarne la réussite et la performance. Mais n'est-ce pas ce moi qui veut un moi plus performant qui est un problème, un frein à la véritable transformation ?


Car oui si je critique cette expression de « meilleure version de soi-même », ce n'est pas tellement pour fustiger le développement personnel ou les spiritualités contemporaines. Je me souviens de l'humoriste Blanche Gardin qui avait réalisé la série justement appelée « La meilleure version de soi-même » pour fustiger cette tendance à vouloir changer et se transformer soi-même. Pour ma part, je n'avais pas trouvé cette série de Blanche Gardin particulièrement drôle, et j'ai très vite arrêté de la regarder. Il m'a semblé que l'ironie qui sert de fil conducteur à cette série était déplacée et peu convaincante dans la caricature qu'elle présente de son sujet. Personnellement, j'adhère fortement à cette idée que l'on peut se transformer et s'améliorer soi-même. Et il m'arrive d'être excédé par les personnes qui se complaisent dans leurs défauts et leur noirceur. Je suis tout à fait conscient que de très nombreuses personnes qui parlent de devenir la meilleure version de soi-même sont parfaitement sincères, et je ne cherche pas du tout à les disqualifier ou les caricaturer.


Pour autant, il me semble important d'être critique et de pointer du doigt certaines dérives possibles. Notamment le fait de ne pas se laisser enfermer dans une vision préconçue de la « meilleure version de soi-même ». Je suis bouddhiste, et à ce titre on pourrait dire que le bouddha que la philosophie bouddhiste appelle à devenir est un peu comparable à la « meilleure version de moi-même ». Mais justement je dis un peu comparable, mais pas trop non plus : car le « moi-même » selon le Bouddha est une illusion, quelque chose sans consistance et sans permanence. Dès lors, le bouddha que vous pourriez devenir ne sera pas complètement vous-mêmes, ni complètement un autre non plus que ce que vous êtes ici et maintenant. Par contre, votre potentielle bouddhéité ne se définira pas rapport à votre ego, le « je » qui vous incarnez dans cette vie-ci. L'état de bouddha n'est pas un « je » plus ceci ou moins cela. Il est la libération du « je ».


Il en ressort que les idées que je pourrais aujourd'hui entretenir sur ce qu'est un « bouddha » sont peut-être des idées fausses. Il est important de se le rappeler régulièrement. Je pourrais par exemple penser qu'un Bouddha ne connaît pas le vertige. Et m'entraîner à vouloir supprimer ce vertige en méditant sur une corniche d'une haute falaise. Mais quelle certitude avons-nous sur le fait qu'un bouddha est dépourvu de vertige ? Une idée préconçue du bouddha peut me faire perdre de vue les choses véritablement essentielles: la compassion envers tous les êtres, la sagesse, le détachement, l'envie d'aider autrui, etc...


Je cherche à devenir un bouddha, c'est-à-dire un être pleinement éveillé. Mais n'étant pas éveillé, je ne sais pas exactement ce qu'est l’Éveil d'un bouddha. C'est pourquoi je dois essayer tous les jours, tous les instants de m'améliorer, mais sans m'enfermer dans une représentation d'un but. Cette représentation m'est peut-être utile dans l'instant t pour guider mes actions, mais cela ne veut pas dire qu'elle n'est pas dépourvue de clichés et d'idées préconçues qu'il faudra plus tard remettre en question. Par exemple, quand je pense au Bouddha, je pense à un type paisible qui fait de la méditation. Et cela m'est utile pour me servir de modèle : ne pas trop m'impliquer dans l'agitation du monde et m'encourager à pratiquer la méditation encore et encore. Mais cela ne veut pas dire que le bouddha est toujours en train de pratiquer la méditation. Pareillement, quand je pense au Bouddha, j'imagine quelqu'un de calme, une personne « zen ». Mais les textes montrent que, parfois, le Bouddha engueulait certains de ses disciples qui s'écartaient manifestement de la Voie et commettaient des fautes morales. Le Bouddha n'est pas limité à la réduction aux idées et aux représentations que je me fais de lui.


Il me semble important de s'en rappeler quand on aborde la Voie du Dharma. Certaines idées ou représentations peuvent être utiles pendant un certain temps, mais deviennent des limitations et des entraves par la suite. Le Bouddha employait la métaphore du radeau qui est utile à traverser un fleuve, mais qui devient un fardeau une fois arrivé sur la terre ferme. Pareillement, ce concept de « meilleure version de soi-même » encouragera peut-être certaines personnes à se transformer et s'améliorer à tel moment de leur vie. Cela est positif à condition de ne pas s'enfermer dans ce concept ou le prendre trop au pied de la lettre. 











Mark Rothko, No. 9 (Dark over Light Earth_Violet and Yellow in Rose), 1954






Lire également : 


- Peu doué pour la sagesse

Slowly, slowly, slowly

- Rien de trop

Ces trois choses

Méditer

- Combien de temps méditer ?

- Tel un vieux parchemin

- La constance des sages

Rien de certain 

Les deux extrémités de la connaissance 






Le grand Œuvre de l'alchimie (Magnum Opus)





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Le phénix de la Maison de la Louve sur la Grand-Place de Bruxelles





dimanche 14 mai 2023

Savoir ce qu'est la mort


Zilu demande comment il convient de servir les esprits ?

Le maître Confucius lui dit :

« Tant qu'on ne sait pas servir les hommes,

comment peut-on servir les morts ? »

Zilu l'interroge alors sur la mort. Le maître répond :

« Tant qu'on ne sait pas ce qu'est la vie,

comment peut-on savoir ce qu'est la mort ? ».


Les entretiens de Confucius (XI, 11),

traduction d'Anne Cheng, Points/Sagesses, éd. du Seuil, Paris, 1981, p. 89.






Confucius (-551 - -479, 孔子,  Kongzi en chinois)






J'aime cette réflexion de Confucius à son disciple Zilu. Très souvent, on s'interroge sur la mort, sur ce qu'il y a après la mort. Et on veut des réponses. Claires et catégoriques. C'est ce qu'on demande aux spiritualités et aux religions, à la philosophie aussi : répondre à la question de savoir ce qu'est la mort et sur ce qui nous attend après celle-ci. Et nous aimons des réponses pleines de certitudes et de conviction. Cela apaise probablement pour un temps notre angoisse de la mort. Mais ce que dit ici Confucius, c'est que c'est prendre la problématique par le mauvais bout !


En fait, il vaut mieux se demander ce qu'est la vie et comprendre cette vie qui coule dans nos veines, qui fleurit et bourgeonne tout autour de nous. La priorité est là, plutôt que de spéculer sur ce qu'il y a après la mort. La vie est là : en nous, devant nous, autour de nous. Voilà ce dont il faut prendre conscience, ce à quoi il faut faire attention. Comprendre la vie et la rendre meilleure pour nous et les autres vivants autour de nous.


Et s'il faut penser à la mort, c'est en tant que caractéristique de la vie : l'inéluctable achèvement de la vie. Il faut y penser et prendre conscience de cette mort pour entrer en contact avec l'angoisse de la mort qui traverse nos vies, et hante nos jours et nos nuits. Apprendre à accepter la mort comme un fait qui appartient à la vie. Apprendre à vivre avec elle et s'apaiser devant son idée comme devant sa réalité. À tout moment, des cellules meurent par milliers dans votre corps, et à tout moment des cellules y naissent. La Nature entière bruisse de ce cycle de naissances, de vies et de mort. « Telle la génération des feuilles, telle la génération des hommes » disait Homère. Notre temps viendra aussi sûrement que la feuille qui se décroche de l'arbre, mais une autre génération viendra orner les branches de l'arbre au printemps. Il vaut mieux côtoyer et fréquenter ce mystère de la Vie dans l'ici et maintenant plutôt que vouloir à tout prix une réponse et s'accrocher à une croyance.













 Marc Riboud, Huang Shan, province de l'Anhui, Chine












Voir également : 



Telle la génération des feuilles



Méditer longuement l'impermanence



Panta Rhei.



Vivre sans pourquoi



Vie et mort



La vie selon François-Xavier Bichat



Une charogne (Baudelaire)



Le Vallon (Lamartine)




Concernant Confucius et le confucianisme : 


- Apprendre


- Un débat pédagogique dans le confucianisme antique






mardi 9 mai 2023

Errances du bouddhisme tibétain

 

En 2017 éclatait au grand jour l'affaire Sogyal Rimpotché du nom de ce lama tibétain qui se croyait tout permis et qui commettait des humiliations, du harcèlement, des abus de pouvoir, des abus financiers ainsi que des abus sexuels à l'encontre de ses disciples. Cela faisait d'ailleurs plus de vingt ans qu'il commettait tous ces crimes, tout cela dans la plus grande impunité, et surtout le silence complice des autorités tibétaines, à commencer par le dalaï-lama lui-même.


En août 2017 toutefois, le dalaï-lama avait fini par répudier Sogyal Rimpotché : « Sogyal Rinpoché, my very good friend. Now he is disgraced » (Sogyal Rimpotché, mon très bon ami. Maintenant, il est en disgrâce). L'union bouddhiste de France (UBF), très lente également à la détente, avait fini par critiquer ouvertement Sogyal et retiré son mouvement, Rigpa, de la liste de ses membres. On aurait pu penser qu'un changement réel allait avoir lieu au sein du bouddhisme tibétain. Mais en fait, non.


Pire que cela, Sogyal a été réhabilité en douce. Les centres Rigpa ont été réintégrés par l'UBF, les documents où l'UBF et Matthieu Ricard critiquaient Sogyal ont disparu mystérieusement de leur site respectif... Et avant-hier, je suis tombé sur un article du blog « Dans le sillage d'Advayavajra » daté du 7 mai et intitulé : « Des liens indestructibles : Shechen Rabjam chez Rigpa ». Cet article raconte la visite de Shechen Rabjam au centre Rigpa de Lérab Ling dans le sud de la France, qui était le quartier général de Sogyal Rimpotché. Cela m'a mis extrêmement en colère. Shechen Rabjam est l'abbé du monastère de Shechen à Katmandou (Népal), le monastère de Matthieu Ricard. Il est aussi le petit-fils de Dilgo Khyentsé Rimpotché, et c'est un membre important et respecté de l'école Nyangmapa, une des quatre grandes écoles du bouddhisme tibétain, dont font partie les centres Rigpa.


Rendre visite à un centre, cela revient à le cautionner. Shechen Rabjam fait comme si l'affaire Sogyal Rimpotché n'avait pas eu lieu. Pire que cela, une grande photo de Sogyal Rimpotché trône toujours dans le temple de Lérab Ling. Ici, pas de disgrâce pour le gourou abuseur ! Je trouve cela abject. Quand on va sur le site de Rigpa France, on peut tomber sur une biographie de Sogyal Rimpotché, ou plutôt une hagiographie. Une petite phrase mentionne bien ses délicatesses avec la justice, mais très succinctement : « Après avoir été Directeur Spirituel de Rigpa durant quarante ans, Sogyal Rinpoché s’est retiré, suite à des accusations d’inconduite provenant d’anciens étudiants ». C'est tout. On ne sait pas si ces accusations sont fondées ou non, et comment les responsables des centres Rigpa se situent par rapport à ce scandale, et comment ils comptent faire en sorte que cela ne se reproduise jamais. Ces gens font comme si de rien n'était. Et c'est extrêmement gênant !


Je reprendrai à mon compte la réflexion qui conclut l'article de « Dans le sillage d'Advayavajra » : « La sortie du Dalaï-lama, les “accusations concordantes”, contre Sogyal Lakar, qui “correspondent en aucun cas à l’éthique bouddhiste et se révèlent injustifiables à tous points de vues” (UBF 03/08/2017), ainsi que le rapport Rapport Lewis-Silkin, n’empêchent en rien le discret retour en grâce post-mortem du gourou “disgracié”. Les “grands lamas” nyingmapas semblent avoir aucun mal à s’associer avec le portrait grandeur nature de Sogyal Lakar, trônant au centre du temple de Lerab Ling. Le silence du Bouddhisme digère tout, sans avoir à s’excuser, dédommager, réhabiliter les victimes, s’adapter, s’amender ; c'est simplement une question de détermination et de temps ».



Frédéric Leblanc, le 9 mai 2023






Une enseignante de Rigpa fait un discours sous la photo de Sogyal Rimpotché






Shechen Rabjam fait sa joyeuse entrée au centre Rigpa "Lerab Ling" 



NB : ces deux photos sont tirées de la page Facebook de Lerab Ling





Lire également :


- L'affaire Sogyal (réflexion sur comment les abus de pouvoir peuvent être commis au sein du bouddhisme tibétain)



- Une dictature bienveillante (critique du livre du lama Dzongzar Djamyang où celui-ci défend l'obéissance aveugle au lama, même si ce dernier a un comportement critiquable et répugnant)





lundi 8 mai 2023

Le bouddhisme est-il une religion ?

 

Je viens de tomber sur un communiqué de presse du Centre d'Action Laïque (CAL) en Belgique francophone qui conteste au bouddhisme sa qualité de « philosophie ». Avant d'aborder le sujet, je pense qu'il est bon de faire un petit récapitulatif de ce qu'est la « laïcité » dans la conception belge, parce qu'il y a des différences notables par rapport à ce qu'on entend par « laïcité » en France notamment. En France, la laïcité est un principe de séparation du pouvoir politique du pouvoir religieux. Et la France est une république laïque, contrairement à la Belgique où l’Église n'est pas séparée de l’État belge. En Belgique, l’État finance l’Église ; et chaque année, il y a une messe de Te Deum célébrée en l'honneur du Roi, et la famille royale ne se cache pas d'être très catholique, et même proche des milieux conservateurs au sein de ce catholicisme, comme le renouveau charismatique. La Belgique reconnaît néanmoins d'autres cultes comme le protestantisme, l'orthodoxie, le judaïsme, l'islam et l'anglicanisme qui reçoivent des fonds de l’État.


La Belgique reconnaît aussi un courant philosophique non-confessionnel dans les associations laïques, c'est-à-dire le Centre d'Action Laïque en Belgique francophone et l'Unie Vrijzinnige Verenigingen (UVV) en Belgique néerlandophone. Historiquement, ce courant laïque s'est construit en opposition frontale avec l’Église catholique très influente dans le paysage politique belge du XIXème et du XXème siècle. Ce qui fait que « laïque » et « libre-penseur » sont devenus des synonymes d'athée en Belgique.


C'est dans ce contexte politique que, depuis une vingtaine d'années, les associations bouddhistes réclament d'être reconnues par l’État belge. Mais pas comme une religion au côté du christianisme, du judaïsme ou de l'islam, mais plutôt comme courant philosophique non-confessionnel tout comme la laïcité et faisant concurrence en quelque sorte à cette laïcité à la belge. Et ce 17 mars 2023, le ministre fédéral de la justice a approuvé un avant-projet de loi qui reconnaît l'Union Bouddhiste Belge (UBB) le bouddhisme comme courant philosophique non-confessionnel 1.


Cela chagrine le Centre d'Action Laïque qui reprend le 21 avril 2023 un communiqué2 de l'Association belge des Athées (association constitutive du CAL s'il fallait encore une preuve qu'en Belgique laïcité = athéisme) : « Le 17 mars 2023, le gouvernement belge a adopté un avant-projet de loi qui accorde au bouddhisme une reconnaissance officielle comme philosophie non confessionnelle. Autant la reconnaissance du bouddhisme va de soi à nos yeux, autant sa qualification comme philosophie non confessionnelle est un contre-sens ».


Qu'en est-il ? Le bouddhisme est-il une religion ou une philosophie (non-confessionnelle) ? En réalité, les deux. Selon les gens, le bouddhisme sera plutôt une philosophie ou plutôt une religion. Cela dépend des conceptions et des pratiques de chaque personne se revendiquant « bouddhiste ». Néanmoins, des deux, la philosophie du Bouddha est une première, le culte du Bouddha vient ensuite. Toute sa vie, le Bouddha a enseigné une philosophie consistant essentiellement en une conduite éthique, en la pratique de la méditation ainsi qu'en la vision juste des phénomènes, c'est-à-dire la sagesse. La religion liée au Bouddha vient directement après sa mort, au moment où des familles nobles se disputent pour savoir qui aura le privilège de bâtir un stoupa en l'honneur du Bouddha. Quelques temps auparavant, le Bouddha avait refusé que les moines se soucient d'une telle chose. Ānanda avait demandé : « De quelle façon, ô Vénéré, devons-nous comporter envers le corps de l'Ainsi-Allé (le Bouddha) ? », et le Bouddha avait répondu de manière assez tranchée : « Ne vous occupez pas de rendre un culte au corps de l'Ainsi-Allé, ô Ānanda. Occupez-vous de votre propre tâche. Engagez-vous dans votre propre tâche. Demeurez attentifs, vigilants, ardents, résolus dans votre propre tâche. Il y a, ô Ānanda, des érudits aristocrates, des érudits brahmanes et des érudits chefs de famille qui sont particulièrement contents de l'Ainsi-Allé : ceux-là rendront un culte au corps du de l'Ainsi-Allé » 3. Après la crémation du Bouddha, un brahmane un plus avisé que les autres partagent les cendres du Bouddha en huit parts pour chaque famille importante afin que personne ne soit lésé, et ces cendres seront collectées dans huit stoupas dont il est à noter qu'on a complètement perdu la trace aujourd'hui ! Les moines ne se préoccupaient pas à cette époque de ce genre d'édifice religieux. Cela leur était complètement égal : « leur tâche » n'était pas de vénérer des lieux de culte, mais bien de mettre de mettre en pratique le Dharma, le Noble Octuple Chemin, le chemin philosophique qui mène à la libération. « Leur tâche » était aussi de transmettre l'enseignement du Bouddha. Et cela a été fait puisqu'on a conservé beaucoup d'enseignements du Bouddha, mais pas les endroits où ses restes ont été conservés.


Au fil de siècles, ce culte du Bouddha a pris de l'ampleur au point de faire de l'ombre au message philosophique du Bouddha. Dans de très nombreux coins d'Asie, le bouddhisme se résume plus à la vénération un peu idolâtre de statue de Bouddha ainsi qu'à des chants et des rituels en effet qu'à la pratique du Dharma dans ses trois composantes essentielles : conduite éthique, méditation et sagesse. Je le regrette personnellement.


C'est pourquoi je ne suis pas d'accord avec le Centre d'Action Laïque quand ils disent : « Le bouddhisme est certes aussi une philosophie, une sagesse qui aide à vivre, mais cette dimension philosophique et éthique est tout aussi incontestablement présente dans le judaïsme, le christianisme et l’islam. L’inexistence dans les traditions bouddhiques d’un Dieu créateur ou d’un Être suprême n’autorise pas à exclure le bouddhisme de la sphère religieuse ». Dans les traditions religieuses comme le judaïsme, le christianisme et l'islam, il y a d'abord une profession de foi envers un Dieu créateur, un texte révélé qui ne peut pas être remis en question et la croyance en un clergé ou une communauté religieuse qui incarne cette volonté de Dieu, puis ensuite, éventuellement, des gens qui ont un discours philosophique au sein de cette religion comme Saint-Augustin, Saint-Thomas d'Aquin, Maïmonide, Averroès ou Avicenne. Mais ceux-ci ne viennent que bien après la profession de foi originelle et l'établissement de la religion.


Dans le bouddhisme, il y a d'abord un discours philosophique qui ne doit pas être cru comme une révélation religieuse, mais comme un discours qui fait sens tant dans sa logique et sa rationalité que dans l'expérience individuelle du pratiquant qui fait l'expérience du Dharma. C'est le sens du célèbre message que le Bouddha adresse au peuple des Kālāmas : « Il est juste pour vous que vous soyez dans le doute et d'être dans la perplexité. Car le douté est né chez vous à propos d'une matière douteuse. Venez, ô Kālāmas, ne vous laissez pas guider par des révélations, ni par une tradition religieuse, ni par ce que vous avez entendu dire. Ne vous laissez pas guider par l'autorité des textes religieux, ni par ce qui semble logique ou les allégations, ni par les apparences, ni par la spéculation sur des opinions, ni par des vraisemblances probables, ni par la pensée que "ce religieux est notre maître bien-aimé".


Cependant, ô Kālāmas, lorsque vous savez par vous-mêmes que certaines choses sont défavorables, que de telles choses blâmables sont condamnées par les sages et que, lorsqu'on les met en pratique, ces choses conduisent au mal et au malheur, alors à ce moment-là, abandonnez-les. (...) Lorsque vous savez par vous-mêmes que certaines choses sont favorables, que de telles choses louables sont pratiquées par les sages et que, lorsqu'on les met en pratique, ces choses conduisent au bien et au bonheur, alors pénétrez-vous de ces choses et pratiquez-les ».


Dans le bouddhisme, il y a d'abord ce choix philosophique, puis seulement après, parce que le Bouddha a atteint une forme d'absolu ou de transcendance, les gens se sont mis à vénérer le Bouddha, à construire des statues et faire des rituels au lieu de pratiquer la conduite éthique, la méditation et la sagesse. Le culte du Bouddha s'est développé un peu comme la taille des statues du Bouddha et aux dépens souvent de la philosophie du Bouddha. Mais il n'en reste pas moins que cette philosophie est première, et la seule chose essentielle du bouddhisme. Je pense donc qu'on ne peut pas exclure totalement le bouddhisme de la sphère religieuse certes, mais on ne peut pas non plus exclure trop vite le bouddhisme de la sphère de la philosophie comme les voudraient les laïques.


En outre, le bouddhisme est composé de toutes sortes de courants qui, en Asie, sont considérés comme des religions ou courants philosophiques radicalement différents. Un peu comme en Occident, on considère que le catholicisme et le protestantisme comme des religions différentes. Sauf que les différences sont encore plus marquées entre le bouddhisme tibétain, le bouddhisme Zen, le bouddhisme de la Terre Pure, le bouddhisme Theravāda qu'entre les différents courants du christianisme. Au moins les chrétiens reconnaissent la Bible comme fondement de leur religion. Certains bouddhistes reconnaissent seulement les soûtras du canon pâli, d'autres les soûtras du Grand Véhicule et d'autres mettent les tantras au-dessus des soûtras. Dans toute cette diversité, il n'est pas inutile de se reconnaître un plus petit dénominateur commun aux yeux de la société belge, et ce plus petit dénominateur commun n'est autre que la philosophie du Bouddha.



Frédéric Leblanc, le 8 mai 2023




1 « Reconnaissance du bouddhisme » (17 mars 2023) sur le portail officiel News Belgium : https://news.belgium.be/fr/reconnaissance-du-bouddhisme


2 « Le bouddhisme est une religion » (21 avril 2023) sur le site du CAL : https://www.laicite.be/le-bouddhisme-est-une-religion/


3 Mahā Parinibbāna Sutta, le Soûtra de la Grande Extinction Finale, qui raconte les derniers mois de la vie du Bouddha. Môhan Wijayaratna, « Le dernier voyage du Bouddha. Avec la traduction intégrale du Mahā Parinibbāna Sutta », éditions LIS, Paris, 1998, p. 96.









La tour japonaise à Laeken (Bruxelles) construite entre 1900 et 1904, 
et proche de l'Atomium et du palais royal.








Voir également à propos de la conception du bouddhisme comme philosophie ou religion :


















Le Bouddha Amida (Amithaba) 
dans le parc de Mariemont (Hainaut, Belgique)