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dimanche 14 mai 2023

Savoir ce qu'est la mort


Zilu demande comment il convient de servir les esprits ?

Le maître Confucius lui dit :

« Tant qu'on ne sait pas servir les hommes,

comment peut-on servir les morts ? »

Zilu l'interroge alors sur la mort. Le maître répond :

« Tant qu'on ne sait pas ce qu'est la vie,

comment peut-on savoir ce qu'est la mort ? ».


Les entretiens de Confucius (XI, 11),

traduction d'Anne Cheng, Points/Sagesses, éd. du Seuil, Paris, 1981, p. 89.






Confucius (-551 - -479, 孔子,  Kongzi en chinois)






J'aime cette réflexion de Confucius à son disciple Zilu. Très souvent, on s'interroge sur la mort, sur ce qu'il y a après la mort. Et on veut des réponses. Claires et catégoriques. C'est ce qu'on demande aux spiritualités et aux religions, à la philosophie aussi : répondre à la question de savoir ce qu'est la mort et sur ce qui nous attend après celle-ci. Et nous aimons des réponses pleines de certitudes et de conviction. Cela apaise probablement pour un temps notre angoisse de la mort. Mais ce que dit ici Confucius, c'est que c'est prendre la problématique par le mauvais bout !


En fait, il vaut mieux se demander ce qu'est la vie et comprendre cette vie qui coule dans nos veines, qui fleurit et bourgeonne tout autour de nous. La priorité est là, plutôt que de spéculer sur ce qu'il y a après la mort. La vie est là : en nous, devant nous, autour de nous. Voilà ce dont il faut prendre conscience, ce à quoi il faut faire attention. Comprendre la vie et la rendre meilleure pour nous et les autres vivants autour de nous.


Et s'il faut penser à la mort, c'est en tant que caractéristique de la vie : l'inéluctable achèvement de la vie. Il faut y penser et prendre conscience de cette mort pour entrer en contact avec l'angoisse de la mort qui traverse nos vies, et hante nos jours et nos nuits. Apprendre à accepter la mort comme un fait qui appartient à la vie. Apprendre à vivre avec elle et s'apaiser devant son idée comme devant sa réalité. À tout moment, des cellules meurent par milliers dans votre corps, et à tout moment des cellules y naissent. La Nature entière bruisse de ce cycle de naissances, de vies et de mort. « Telle la génération des feuilles, telle la génération des hommes » disait Homère. Notre temps viendra aussi sûrement que la feuille qui se décroche de l'arbre, mais une autre génération viendra orner les branches de l'arbre au printemps. Il vaut mieux côtoyer et fréquenter ce mystère de la Vie dans l'ici et maintenant plutôt que vouloir à tout prix une réponse et s'accrocher à une croyance.













 Marc Riboud, Huang Shan, province de l'Anhui, Chine












Voir également : 



Telle la génération des feuilles



Méditer longuement l'impermanence



Panta Rhei.



Vivre sans pourquoi



Vie et mort



La vie selon François-Xavier Bichat



Une charogne (Baudelaire)



Le Vallon (Lamartine)




Concernant Confucius et le confucianisme : 


- Apprendre


- Un débat pédagogique dans le confucianisme antique






mardi 9 mai 2023

Errances du bouddhisme tibétain

 

En 2017 éclatait au grand jour l'affaire Sogyal Rimpotché du nom de ce lama tibétain qui se croyait tout permis et qui commettait des humiliations, du harcèlement, des abus de pouvoir, des abus financiers ainsi que des abus sexuels à l'encontre de ses disciples. Cela faisait d'ailleurs plus de vingt ans qu'il commettait tous ces crimes, tout cela dans la plus grande impunité, et surtout le silence complice des autorités tibétaines, à commencer par le dalaï-lama lui-même.


En août 2017 toutefois, le dalaï-lama avait fini par répudier Sogyal Rimpotché : « Sogyal Rinpoché, my very good friend. Now he is disgraced » (Sogyal Rimpotché, mon très bon ami. Maintenant, il est en disgrâce). L'union bouddhiste de France (UBF), très lente également à la détente, avait fini par critiquer ouvertement Sogyal et retiré son mouvement, Rigpa, de la liste de ses membres. On aurait pu penser qu'un changement réel allait avoir lieu au sein du bouddhisme tibétain. Mais en fait, non.


Pire que cela, Sogyal a été réhabilité en douce. Les centres Rigpa ont été réintégrés par l'UBF, les documents où l'UBF et Matthieu Ricard critiquaient Sogyal ont disparu mystérieusement de leur site respectif... Et avant-hier, je suis tombé sur un article du blog « Dans le sillage d'Advayavajra » daté du 7 mai et intitulé : « Des liens indestructibles : Shechen Rabjam chez Rigpa ». Cet article raconte la visite de Shechen Rabjam au centre Rigpa de Lérab Ling dans le sud de la France, qui était le quartier général de Sogyal Rimpotché. Cela m'a mis extrêmement en colère. Shechen Rabjam est l'abbé du monastère de Shechen à Katmandou (Népal), le monastère de Matthieu Ricard. Il est aussi le petit-fils de Dilgo Khyentsé Rimpotché, et c'est un membre important et respecté de l'école Nyangmapa, une des quatre grandes écoles du bouddhisme tibétain, dont font partie les centres Rigpa.


Rendre visite à un centre, cela revient à le cautionner. Shechen Rabjam fait comme si l'affaire Sogyal Rimpotché n'avait pas eu lieu. Pire que cela, une grande photo de Sogyal Rimpotché trône toujours dans le temple de Lérab Ling. Ici, pas de disgrâce pour le gourou abuseur ! Je trouve cela abject. Quand on va sur le site de Rigpa France, on peut tomber sur une biographie de Sogyal Rimpotché, ou plutôt une hagiographie. Une petite phrase mentionne bien ses délicatesses avec la justice, mais très succinctement : « Après avoir été Directeur Spirituel de Rigpa durant quarante ans, Sogyal Rinpoché s’est retiré, suite à des accusations d’inconduite provenant d’anciens étudiants ». C'est tout. On ne sait pas si ces accusations sont fondées ou non, et comment les responsables des centres Rigpa se situent par rapport à ce scandale, et comment ils comptent faire en sorte que cela ne se reproduise jamais. Ces gens font comme si de rien n'était. Et c'est extrêmement gênant !


Je reprendrai à mon compte la réflexion qui conclut l'article de « Dans le sillage d'Advayavajra » : « La sortie du Dalaï-lama, les “accusations concordantes”, contre Sogyal Lakar, qui “correspondent en aucun cas à l’éthique bouddhiste et se révèlent injustifiables à tous points de vues” (UBF 03/08/2017), ainsi que le rapport Rapport Lewis-Silkin, n’empêchent en rien le discret retour en grâce post-mortem du gourou “disgracié”. Les “grands lamas” nyingmapas semblent avoir aucun mal à s’associer avec le portrait grandeur nature de Sogyal Lakar, trônant au centre du temple de Lerab Ling. Le silence du Bouddhisme digère tout, sans avoir à s’excuser, dédommager, réhabiliter les victimes, s’adapter, s’amender ; c'est simplement une question de détermination et de temps ».



Frédéric Leblanc, le 9 mai 2023






Une enseignante de Rigpa fait un discours sous la photo de Sogyal Rimpotché






Shechen Rabjam fait sa joyeuse entrée au centre Rigpa "Lerab Ling" 



NB : ces deux photos sont tirées de la page Facebook de Lerab Ling





Lire également :


- L'affaire Sogyal (réflexion sur comment les abus de pouvoir peuvent être commis au sein du bouddhisme tibétain)



- Une dictature bienveillante (critique du livre du lama Dzongzar Djamyang où celui-ci défend l'obéissance aveugle au lama, même si ce dernier a un comportement critiquable et répugnant)





lundi 8 mai 2023

Le bouddhisme est-il une religion ?

 

Je viens de tomber sur un communiqué de presse du Centre d'Action Laïque (CAL) en Belgique francophone qui conteste au bouddhisme sa qualité de « philosophie ». Avant d'aborder le sujet, je pense qu'il est bon de faire un petit récapitulatif de ce qu'est la « laïcité » dans la conception belge, parce qu'il y a des différences notables par rapport à ce qu'on entend par « laïcité » en France notamment. En France, la laïcité est un principe de séparation du pouvoir politique du pouvoir religieux. Et la France est une république laïque, contrairement à la Belgique où l’Église n'est pas séparée de l’État belge. En Belgique, l’État finance l’Église ; et chaque année, il y a une messe de Te Deum célébrée en l'honneur du Roi, et la famille royale ne se cache pas d'être très catholique, et même proche des milieux conservateurs au sein de ce catholicisme, comme le renouveau charismatique. La Belgique reconnaît néanmoins d'autres cultes comme le protestantisme, l'orthodoxie, le judaïsme, l'islam et l'anglicanisme qui reçoivent des fonds de l’État.


La Belgique reconnaît aussi un courant philosophique non-confessionnel dans les associations laïques, c'est-à-dire le Centre d'Action Laïque en Belgique francophone et l'Unie Vrijzinnige Verenigingen (UVV) en Belgique néerlandophone. Historiquement, ce courant laïque s'est construit en opposition frontale avec l’Église catholique très influente dans le paysage politique belge du XIXème et du XXème siècle. Ce qui fait que « laïque » et « libre-penseur » sont devenus des synonymes d'athée en Belgique.


C'est dans ce contexte politique que, depuis une vingtaine d'années, les associations bouddhistes réclament d'être reconnues par l’État belge. Mais pas comme une religion au côté du christianisme, du judaïsme ou de l'islam, mais plutôt comme courant philosophique non-confessionnel tout comme la laïcité et faisant concurrence en quelque sorte à cette laïcité à la belge. Et ce 17 mars 2023, le ministre fédéral de la justice a approuvé un avant-projet de loi qui reconnaît l'Union Bouddhiste Belge (UBB) le bouddhisme comme courant philosophique non-confessionnel 1.


Cela chagrine le Centre d'Action Laïque qui reprend le 21 avril 2023 un communiqué2 de l'Association belge des Athées (association constitutive du CAL s'il fallait encore une preuve qu'en Belgique laïcité = athéisme) : « Le 17 mars 2023, le gouvernement belge a adopté un avant-projet de loi qui accorde au bouddhisme une reconnaissance officielle comme philosophie non confessionnelle. Autant la reconnaissance du bouddhisme va de soi à nos yeux, autant sa qualification comme philosophie non confessionnelle est un contre-sens ».


Qu'en est-il ? Le bouddhisme est-il une religion ou une philosophie (non-confessionnelle) ? En réalité, les deux. Selon les gens, le bouddhisme sera plutôt une philosophie ou plutôt une religion. Cela dépend des conceptions et des pratiques de chaque personne se revendiquant « bouddhiste ». Néanmoins, des deux, la philosophie du Bouddha est une première, le culte du Bouddha vient ensuite. Toute sa vie, le Bouddha a enseigné une philosophie consistant essentiellement en une conduite éthique, en la pratique de la méditation ainsi qu'en la vision juste des phénomènes, c'est-à-dire la sagesse. La religion liée au Bouddha vient directement après sa mort, au moment où des familles nobles se disputent pour savoir qui aura le privilège de bâtir un stoupa en l'honneur du Bouddha. Quelques temps auparavant, le Bouddha avait refusé que les moines se soucient d'une telle chose. Ānanda avait demandé : « De quelle façon, ô Vénéré, devons-nous comporter envers le corps de l'Ainsi-Allé (le Bouddha) ? », et le Bouddha avait répondu de manière assez tranchée : « Ne vous occupez pas de rendre un culte au corps de l'Ainsi-Allé, ô Ānanda. Occupez-vous de votre propre tâche. Engagez-vous dans votre propre tâche. Demeurez attentifs, vigilants, ardents, résolus dans votre propre tâche. Il y a, ô Ānanda, des érudits aristocrates, des érudits brahmanes et des érudits chefs de famille qui sont particulièrement contents de l'Ainsi-Allé : ceux-là rendront un culte au corps du de l'Ainsi-Allé » 3. Après la crémation du Bouddha, un brahmane un plus avisé que les autres partagent les cendres du Bouddha en huit parts pour chaque famille importante afin que personne ne soit lésé, et ces cendres seront collectées dans huit stoupas dont il est à noter qu'on a complètement perdu la trace aujourd'hui ! Les moines ne se préoccupaient pas à cette époque de ce genre d'édifice religieux. Cela leur était complètement égal : « leur tâche » n'était pas de vénérer des lieux de culte, mais bien de mettre de mettre en pratique le Dharma, le Noble Octuple Chemin, le chemin philosophique qui mène à la libération. « Leur tâche » était aussi de transmettre l'enseignement du Bouddha. Et cela a été fait puisqu'on a conservé beaucoup d'enseignements du Bouddha, mais pas les endroits où ses restes ont été conservés.


Au fil de siècles, ce culte du Bouddha a pris de l'ampleur au point de faire de l'ombre au message philosophique du Bouddha. Dans de très nombreux coins d'Asie, le bouddhisme se résume plus à la vénération un peu idolâtre de statue de Bouddha ainsi qu'à des chants et des rituels en effet qu'à la pratique du Dharma dans ses trois composantes essentielles : conduite éthique, méditation et sagesse. Je le regrette personnellement.


C'est pourquoi je ne suis pas d'accord avec le Centre d'Action Laïque quand ils disent : « Le bouddhisme est certes aussi une philosophie, une sagesse qui aide à vivre, mais cette dimension philosophique et éthique est tout aussi incontestablement présente dans le judaïsme, le christianisme et l’islam. L’inexistence dans les traditions bouddhiques d’un Dieu créateur ou d’un Être suprême n’autorise pas à exclure le bouddhisme de la sphère religieuse ». Dans les traditions religieuses comme le judaïsme, le christianisme et l'islam, il y a d'abord une profession de foi envers un Dieu créateur, un texte révélé qui ne peut pas être remis en question et la croyance en un clergé ou une communauté religieuse qui incarne cette volonté de Dieu, puis ensuite, éventuellement, des gens qui ont un discours philosophique au sein de cette religion comme Saint-Augustin, Saint-Thomas d'Aquin, Maïmonide, Averroès ou Avicenne. Mais ceux-ci ne viennent que bien après la profession de foi originelle et l'établissement de la religion.


Dans le bouddhisme, il y a d'abord un discours philosophique qui ne doit pas être cru comme une révélation religieuse, mais comme un discours qui fait sens tant dans sa logique et sa rationalité que dans l'expérience individuelle du pratiquant qui fait l'expérience du Dharma. C'est le sens du célèbre message que le Bouddha adresse au peuple des Kālāmas : « Il est juste pour vous que vous soyez dans le doute et d'être dans la perplexité. Car le douté est né chez vous à propos d'une matière douteuse. Venez, ô Kālāmas, ne vous laissez pas guider par des révélations, ni par une tradition religieuse, ni par ce que vous avez entendu dire. Ne vous laissez pas guider par l'autorité des textes religieux, ni par ce qui semble logique ou les allégations, ni par les apparences, ni par la spéculation sur des opinions, ni par des vraisemblances probables, ni par la pensée que "ce religieux est notre maître bien-aimé".


Cependant, ô Kālāmas, lorsque vous savez par vous-mêmes que certaines choses sont défavorables, que de telles choses blâmables sont condamnées par les sages et que, lorsqu'on les met en pratique, ces choses conduisent au mal et au malheur, alors à ce moment-là, abandonnez-les. (...) Lorsque vous savez par vous-mêmes que certaines choses sont favorables, que de telles choses louables sont pratiquées par les sages et que, lorsqu'on les met en pratique, ces choses conduisent au bien et au bonheur, alors pénétrez-vous de ces choses et pratiquez-les ».


Dans le bouddhisme, il y a d'abord ce choix philosophique, puis seulement après, parce que le Bouddha a atteint une forme d'absolu ou de transcendance, les gens se sont mis à vénérer le Bouddha, à construire des statues et faire des rituels au lieu de pratiquer la conduite éthique, la méditation et la sagesse. Le culte du Bouddha s'est développé un peu comme la taille des statues du Bouddha et aux dépens souvent de la philosophie du Bouddha. Mais il n'en reste pas moins que cette philosophie est première, et la seule chose essentielle du bouddhisme. Je pense donc qu'on ne peut pas exclure totalement le bouddhisme de la sphère religieuse certes, mais on ne peut pas non plus exclure trop vite le bouddhisme de la sphère de la philosophie comme les voudraient les laïques.


En outre, le bouddhisme est composé de toutes sortes de courants qui, en Asie, sont considérés comme des religions ou courants philosophiques radicalement différents. Un peu comme en Occident, on considère que le catholicisme et le protestantisme comme des religions différentes. Sauf que les différences sont encore plus marquées entre le bouddhisme tibétain, le bouddhisme Zen, le bouddhisme de la Terre Pure, le bouddhisme Theravāda qu'entre les différents courants du christianisme. Au moins les chrétiens reconnaissent la Bible comme fondement de leur religion. Certains bouddhistes reconnaissent seulement les soûtras du canon pâli, d'autres les soûtras du Grand Véhicule et d'autres mettent les tantras au-dessus des soûtras. Dans toute cette diversité, il n'est pas inutile de se reconnaître un plus petit dénominateur commun aux yeux de la société belge, et ce plus petit dénominateur commun n'est autre que la philosophie du Bouddha.



Frédéric Leblanc, le 8 mai 2023




1 « Reconnaissance du bouddhisme » (17 mars 2023) sur le portail officiel News Belgium : https://news.belgium.be/fr/reconnaissance-du-bouddhisme


2 « Le bouddhisme est une religion » (21 avril 2023) sur le site du CAL : https://www.laicite.be/le-bouddhisme-est-une-religion/


3 Mahā Parinibbāna Sutta, le Soûtra de la Grande Extinction Finale, qui raconte les derniers mois de la vie du Bouddha. Môhan Wijayaratna, « Le dernier voyage du Bouddha. Avec la traduction intégrale du Mahā Parinibbāna Sutta », éditions LIS, Paris, 1998, p. 96.









La tour japonaise à Laeken (Bruxelles) construite entre 1900 et 1904, 
et proche de l'Atomium et du palais royal.








Voir également à propos de la conception du bouddhisme comme philosophie ou religion :


















Le Bouddha Amida (Amithaba) 
dans le parc de Mariemont (Hainaut, Belgique)







dimanche 23 avril 2023

Pour quoi l'école ?



Dans son émission « Quelle époque ! » (France 2) du 22 avril 2023, Léa Salamé demande à un footballeur et à un basketteur : « Gagner autant d'argent, est-ce que cela fait péter les plombs ? ». Le basketteur répond : « On pose trop cette question en France ! » Léa Salamé rétorque : « Justement, je pose la question parce que vous dites tous les deux dans vos interviews qu'aux États-Unis ou à Londres, on ne pose jamais la question ». Et le footballeur d'enfoncer le clou : « C'est le rêve américain. Qu'est-ce qu'on dit à nos enfants ? Les enfants, on les envoie à l'école pour quoi ? Pour quoi on dit à nos enfants : il faut que tu travailles bien à l'école, que tu ais un super-boulot ? Pourquoi ? » Une invitée sur le plateau répond : « Pour gagner de la thune ! »


Puis Léa Salamé demande : « Vous pensez que les Français ont un problème avec la réussite ou avec l'argent ? » Et le footballeur répond : « Avec la jalousie ». Tout le monde applaudit sur le plateau, et la journaliste Christine Ockrent en rajoute une couche : « Les Français ont un problème avec l'argent des autres. Le leur, il le cache. Et la jalousie bien sûr face au succès, c'est très français ».


Je ne vais pas m'étendre sur ce tabou de l'argent en Europe comparé à la facilité d'en parler aux États-Unis. Je rappelle qu'une prof d'arts plastiques a été virée aux pays des libertés parce qu'elle avait montré à ses élèves une photo du David de Michel-Ange 1 ! Je préfère vivre dans un pays où un certain tabou pèse sur l'argent plutôt que de vivre dans un pays où le puritanisme fait la loi et réprime l'art. Ce tabou ne me semble pas vraiment être si problématique que cela : il exprime, il me semble, par sa gêne et son embarras l'idée et la conscience qu'une réussite trop éclatante se fait quasiment toujours aux dépens des autres et du bien commun. Évidemment, les ultra-riches préfèrent que ce tabou pour que les mécaniques libérales qui vont les rendre encore plus riches s'exercent sans complexe et sans régulation. C'est ce qu'exprimait sur Twitter la personne qui a partagé l'extrait interpellant de cette émission de France 2 : « Il n'y a rien de pire que l'entre-soi bourgeois. Enfin si : l'entre-soi bourgeois qui se moque des pauvres ».


Mais ce que je trouve le plus gênant dans cette séquence, c'est la réflexion du footballeur : « Les enfants, on les envoie à l'école pour quoi ? Pour quoi on dit à nos enfants : il faut que tu travailles bien à l'école, que tu ais un super-boulot ? ». En tant que prof, je trouve cela catastrophique. On ne va pas à l'école pour plus tard « gagner de la thune ». On va à l'école pour devenir un citoyen, pour recevoir en transmission un héritage culturel et pour contribuer au bien commun. Bien sûr, tous les parents veulent que leurs enfants gagnent un salaire décent. Mais ce n'est pas la même chose : les parents veulent simplement que leurs enfants soient dans la sécurité financière et la sécurité de l'emploi qui leur permettront de mener une vie digne et heureuse, de fonder éventuellement une famille à leur tour. Gagner un salaire, un moyen d'existence, ce n'est pas du tout la même chose que de « gagner de la thune », s'en mettre plein les poches, augmenter ses profits toujours plus.


En fait, même pour des parents dont l'ambition seraient que leurs enfants gagnent plein d'argent, soient capitaine d'industrie ou sportifs aux contrats mirobolants, je ne conseille pas de raconter à leurs enfants que travailler à l'école, c'est pour gagner de l'argent plus tard. Tout simplement parce qu'une motivation lointaine est beaucoup plus difficile à tenir que le plaisir immédiat d'apprendre et de progresser. Les enfants qui réussissent le mieux à l'école sont ceux qui trouvent une gratification et un accomplissement dans ce qu'ils apprennent. Celui qui se dit : « je vais gagner de l'argent plus tard » finit par s'ennuyer ferme sur les bancs de l'école et souvent décroche de son cursus scolaire. Tout ramener à l'argent, c'est étouffer la curiosité, l'envie de savoir et tarir la joie de la découverte. Je trouve cela très dommageable tant pour les enfants que pour la société.



Frédéric Lelanc, le 23 avril 2023





La séquence de « Quelle époque ! » du 22 avril 2023

https://twitter.com/jdicajdisrien/status/1650023499510038528