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dimanche 21 septembre 2014

Commentaires sur Alceste

Récemment, j'ai posté l'acte I, scène I du Misanthrope de Molière. En mettant en lien ce texte sur Facebook, j'ai eu le dialogue qui suit. La question est de savoir si le débat entre Alceste et Philinte est uniquement une question de franchise et d'authenticité, ou si Alceste y associe une dimension morale d'intégrité et d'honnêteté à la franchise que nous nous devons d'avoir avec nos contemporains. Evidemment, cela heurte nos propres conceptions d'intégrité, d'engagement et de militantisme.  


Alceste
Je veux que l'on soit homme, et qu'en toute rencontre
le fond de notre cœur dans nos discours se montre,
que ce soit lui qui parle, et que nos sentiments
ne se masquent jamais sous de vains compliments.


Alceste importuné par Oronte


Sara : Je n'aime pas Molière mais je dois reconnaître qu'il n'avait pas tort dans ce qu'il disait

moi : En l'occurrence, Molière présente Alceste comme un homme qui pousse l'intégrité morale tellement loin qu'il en devient intégriste. Cette intégrité le pousse d'ailleurs à se brouiller avec tout le monde et à partir pour le désert à la fin de la pièce parce qu'il en vient à détester tout le monde ("l'ami du genre humain n'est point du tout mon fait" dit Alceste) . Jean-Jacques Rousseau détestait Molière par ce qu'il se moquait et ridiculisait (selon lui) Alceste. Évidemment, Rousseau trouvait que c'était la société qui nous rendait mauvais et que la culture corrompait l'âme de l'homme qui vit au contact de la Nature, le "bon sauvage".

Sara : Franchement, je suis d'accord avec lui et ce n'est pas parce que je déteste Molière ou que j'aime assez Rousseau. Je le rejoins dans beaucoup de ses raisonnements

moi : Ce que je trouve génial chez Molière, c'est la façon dont il agence le débat entre Alceste et Philinte. Alceste représente l'intégrité et le parler-vrai jusqu'à devenir psycho-rigide et cassant avec tout le monde. Philinte représente la sociabilité et les bonnes manières qui s'accommodent des défauts des autres pour ne pas faire de vagues et ne pas enrayer les rouages de la société. Pour Philinte, on ne peut pas toujours dire toute la vérité à tout le monde, sous peine de se froisser avec tout le monde. Si Molière donne raison in fine à Philinte, Alceste reste néanmoins le personnage le plus fascinant de la pièce par sa radicalité.

Sara :Je ne l'ai pas lue mais je donnerais raison aux deux: c'est sûr qu'il faut savoir faire preuve de retenue et s'adapter à la situation mais ce n'est pas pour autant que tu dois ramper devant ton interlocuteur et trahir tes valeurs

Gaël : Dans le texte en lien, je n'ai pas repéré de référence à l'intégrité. Il oppose plutôt authenticité/franchise et bonne manière/politesse. Molière en vient-il à un moment à en parler clairement dans sa pièce? En effet, l'intégrité, me semble-t-il est lié à un engagement (commitment) et serait plutôt à opposé au carriérisme et toutes les entorses (hypocritement camouflées certes) faits à cet engagement et ce jusqu'à aboutir au non-sens. Dans ce sens, être intègre et respectueux des bonnes manières est possible.

moi : Pour Alceste, la franchise est la condition absolument nécessaire pour être intègre. Si tu es courtois, tu ne critiqueras pas frontalement les gens que tu trouves détestables; et c'est bien là le problème (aux yeux d'Alceste): par tes concessions dues à la courtoisie et les bonnes manières, tu laisseras proliférer les traîtres, les mesquins et les hypocrites. Alceste :
« et je hais tous les hommes :
les uns, parce qu'ils sont méchants et malfaisants,
et les autres, pour être aux méchants complaisants,
et n'avoir pas pour eux ces haines vigoureuses5 h
que doit donner le vice aux âmes vertueuses
 ».

Dans la scène II, Alceste se dispute avec Oronte parce qu'il dit à Oronte que les vers qu'il vient d'écrire sont nuls à chier (il ne le dit pas comme ça, puisqu'il le dit en alexandrins, mais l'idée y est). Oronte lui intente un procès à cause de cela. Philinte, lui, avait bien veillé à dire du bien des vers d'Oronte. Pour Alceste, cela revient à encourager la pédanterie d'Oronte, donc à ne pas être intègre puisqu'on se range du côté des pédants et des hypocrites.

Gaël : Dans les extraits que tu cites, il parle effectivement de la vertu et l'intégrité a bien un lien avec la vertu, mais je ne pense pas que ce soit du concept d'intégrité dont il parle. Exemple concret, je pense qu'un militant peut être intègre dans sa pratique, c'est-à-dire que ce qu'il défend correspondra à ce qu'il croit, sans que nécessairement il n'en devienne asocial pour la cause. Il me semble que l'intégrité est encore autre chose, peut-être fort proche, mais elle ne recouvre pas exactement ce dont il est question dans le texte. Maintenant, à ta charge, qui vole un œuf vole un bœuf et qui est capable de mentir sans honte aura certainement très facile de mettre à dure épreuve son intégrité lorsque ses petits intérêts sont en jeu...

Il écrit le mot intègre dans l'acte II ? Je ne voix pas dans cette situation un rapport à l'intégrité, mais à la franchise, éventuellement la flatterie, mais il me semble que l'intégrité est autre chose. En fait l'intégrité est plus une histoire de concordance entre les choix d'une part et les croyances, l'idéologie d'autres part d'une personne, que de "prévenance sociale" (ou lèche-cuterie).

moi : Bien entendu, on n'est pas obligé d'être aussi radical qu'Alceste; et on peut se demander s'il est vraiment possible de toujours dire la vérité. D'ailleurs, c'est tellement invivable pour Alceste qu'il part dans le désert à la fin... Je pense que, pour Alceste, tu manques d'honnêteté et donc d'intégrité si tu es courtois avec des gens méchants ou hypocrites. Par exemple, tu travailles dans une entreprise où tes collègues et tes supérieurs médisent les uns des autres. Pour Alceste, tu ne dois pas être poli et courtois avec eux, car sinon tu encourages toutes ces mesquineries, tu dois frontalement les critiquer!


Gaël : Si Philinte à un moment exprime clairement ce qu'il croit et qu'il agit contrairement à la ligne qu'il s'est construite (par exemple qu'il est athée et qu'il s'acoquine les catholiques en arborant moult crucifix et en leur déclarant haut et fort qu'il est le plus fervent admirateur du Christ) ; alors oui, c'est d'intégrité qu'il s'agit, sinon, c'est juste une flagorneries de bon aloi.


moi : Mais ta position qui est d'opposer engagement intègre contre carriérisme est tout à fait respectable et même louable ! Seulement elle ne va pas aussi loin que la position d'Alceste qui est un refus de toute compromission. Et c'est pour ça que le débat entre Alceste et Philinte est aussi passionnant sur un plan philosophique.

Gaël : je considère que certains militants de ma connaissance sont des personnes intègres, et cela ne les empêche pas d'être sociables. Il est juste par rapport à ses idées. Cela ne l'empêche pas de rester poli quand il croise "l'ennemi".

moi : Philinte est un bon gars dans la pièce de Molière. Mais il est prêt à quelques "flagorneries de bon aloi" comme tu dis pour vivre en société. Et c'est bien ce que lui reproche Alceste qui lui conseille d'aller se pendre après quelques mots de courtoisie à un quasi-inconnu. Pour Philinte, vivre en société exige "d'arrondir les angles" et de ne pas toujours dire la vérité toute crue à ses interlocuteurs.

Gaël :, en même temps je me rends compte que ma vision de l'intégrité est aussi très héritière de ma période punk hardcore et Ian Mc kay (minor threat) dont l'intégrité et la gentillesse sont reconnus de tous... Ce dont tu parles c'est l'antagonisme franchise/hypocrisie, pas d'un engagement et d'acte en rapport à cet engagement, qui pour moi définissent l'intégrité. Par exemple, un groupe de rock qui va jouer du rock pur et dure et qui restera fidèle à ce rock pur et dure est intègre, par contre, ceux qui vont aseptiser leur musique pour passer sur mtv et à la radio ne le sont pas. C'est, me semble-t-il, à un autre niveau que cela se joue.

moi : J'ai l'impression que tu me vois en défenseur intégral d'Alceste! Je ne remets en question ni ton intégrité, ni celle des personnes que tu cites. Pour ma part, je pense qu'on peut effectivement être intègre et ne pas hurler tout ce qu'on pense au moment où on le pense. On peut être militant intègre et pas misanthrope pour un sou. La position d'Alceste est, à mes yeux, intenable. Mais ce que je trouve fascinant, c'est le débat proprement dit entre Alceste et Philinte, et la façon dont Alceste interroge brutalement notre rapport à la normalité sociale qui exige de ne pas toujours dans la franchise la plus totale. Mais ce n'est certainement pas pour imposer Alceste comme la voix de la Vérité qu'il faudrait entendre à tout prix!

moi : Maintenant, il y a quand même un parallèle qui peut être fait avec la musique punk et la musiqe mainstream. Faut-il faire un son qui va plaire aux oreilles ou une musique sans concession pour critiquer ce qui est intolérable dans la société ? En '78, peut-être qu'Alceste aurait été punk tout compte fait. Alceste Vicious.

Gaël : Cela fait plusieurs posts que je me demande si nous nous comprenons et je m'aperçois qu'effectivement, loool, nous ne nous comprenons pas. En fait, je ne parle pas d'Alceste et de Philinte, mais du concept, du mot utilisé dans l'analyse que tu en fais. Schématiquement, il y a un dialogue et tu en propose une analyse. Dans cette analyse tu fais intervenir un concept et moi, je ne suis pas sûr qu'il recouvre parfaitement la situation décrite dans le texte de Molière.

Justement (c'est un peu pointu, mais soit), par rapport aux punks de la première vague, les "coreux" ont choisi de ne plus se situer dans l'autodestruction et la provocation. En général, ils fondent des familles et travaillent de manière tout à fait classique et standard. Ils sont plus sociables, plus intégrés aussi. Cela n'entache en rien leur intégrité dans leur manière de jouer leur musique, la diffuser et de servir leurs idées de manière, parfois, très... heu.... intégriste (reproche souvent porté par les crusts, qui ont, eux par contre choisi de rester dans l'auto-destruction.)

Effectivement, Alceste est une espèce de punk première vague ou de crust loool

La question entre Alceste et Philinte finalement est plus une question de refus (révolte contre) ou acceptation des normes sociales avec l'hypocrisie qui y est lié.



moi : Si , il y a bien un concept d'intégrité ou d'honnêteté qui est en jeu. Ce que tu ne vois pas, c'est la radicalité d'Alceste, si tu n'es pas dans la franchise totale, tu n'es pas dans l'honnêteté ou l'intégrité morale (toujours selon Alceste). Si tu ne dis pas toute la vérité, tu vas être complaisant avec les menteurs, les hypocrites, les carriéristes, les beaux parleurs, tous les puissants, bref tous les salauds et les salopards. Cela c'est manquer d'intégrité selon la conception très rigoriste d d'Alceste. Maintenant, cette conception n'est pas du tout la mienne. La position d'Alceste est trop radicale. Et je ne conteste pas ta conception de l'engagement versus carriérisme. Ce qui m'intéresse philosophiquement dans l'acte I, scène I du Misanthrope, c'est de me demander: "Et si je disais toute la vérité?" Par exemple, dans l'enseignement, j'ai rencontré des directeurs d'établissement qui était de vrais salopards, je n'ai pas été complaisants avec eux, mais je n'ai pas été non plus d'une franchise totale : je n'ai pas dit devant eux tout ce qui n'allait pas avec eux. J'imagine Alceste qui me reprocherait (et pas complètement à tort) de ne pas m'opposer frontalement à un système nocifs tant pour les profs que pour les élèves. Mais si je l'avais fait, probablement que je ne serais plus enseignant à l'heure où j'écris ces lignes. Peut-on être franc dans un milieu où les coups bas abondent? La position de Philinte est celle du bon sens, modéré en toutes choses, mais qui à force de compromis risque de manquer de courage pour changer les choses. La position d'Alceste, elle, est intenable, à moins d'aller vivre dans le désert. Philosophiquement, le débat Alceste/Philinte est effectivement le débat du refus ou de l'acceptation des normes sociales avec l'hypocrisie qui y est lié, comme tu le dis.

Pour Philinte, il faut accepter une part d'hypocrisie pour vivre en société :
« Il faut, parmi le monde, une vertu traitable ;
à force de sagesse, on peut être blâmable ;
la parfaite raison fuit toute extrémité,
et veut que l' on soit sage avec sobriété.
Cette grande roideur des vertus des vieux âges
heurte trop notre siècle et les communs usages ;
elle veut aux mortels trop de perfection :
il faut fléchir au temps sans obstination ;
et c' est une folie à nulle autre seconde
de vouloir se mêler de corriger le monde.
J' observe, comme vous, cent choses tous les jours,
qui pourroient mieux aller, prenant un autre cours ;
mais quoi qu' à chaque pas je puisse voir paroître,
en courroux, comme vous, on ne me voit point être ;
je prends tout doucement les hommes comme ils sont,
j'accoutume mon âme à souffrir ce qu'ils font ;
et je crois qu'à la cour, de même qu' à la ville,
mon flegme est philosophe autant que votre bile
 ».

Philinte n'a pas le sentiment, contrairement à Alceste, qu'on puisse les gens et la société. Il faut apprendre à supporter les gens comme ils sont et souffrir leurs défauts.

Mais encore fois, aucun jugement de ma part. La conception de l'intégrité chez Alceste va beaucoup trop loin. Philinte dans la pièce est un ami intègre et loyal avec qui Alceste est particulièrement injuste et sévère. Il est même franchement insupportable ! Alceste, en liant franchise totale et moralité, se met à juger tout le monde et à maudire l'humanité toute entière. Faut-il donc privilégier philosophiquement le flegme de Philinte ou la bile acariâtre d'Alceste? C'est la question que pose Molière avec génie et légèreté..


Molière nous pousse à considérer que la vie en société implique toujours une dose de mensonge, de travestissement de la vérité et d'arrondissement des angles quand bien même on a la vocation d'être une personne intègre. Et c'est un apport fascinant que fait Molière à la philosophie dont la prétention est à la base de rechercher la Vrai, la Vérité.

Gaël : C'est peut-être la signification que j'ai de l'intégrité qui diffère de celle d'Alceste. Bien sûr j'ai été moult fois hypocrite dans mon métier d'enseignant, ne disant pas ce que je pense, mais cela n'empêche pas que ce que j'ai enseigné et la méthode utilisée en le faisant étaient à ce moment là ce que je croyais être ce qui devait être fait. Quitte à en m'apercevoir, expérience faite, que j'étais dans l'erreur. La seule fois où j'ai enseigné une matière avec laquelle je n'étais pas d'accord, finalement c'est sorti et je l'ai dit aux étudiants. En cela je suis resté, selon moi intègre, même si j'ai gardé pour moi que je considérais cette collègue comme une mytho et cet autre collègue un gros connard.

moi : Il vaut effectivement mieux garder cela pour soi ! Ce en quoi nous sommes tous un peu des Philinte... Cela ne nous empêche d'être intègres pour autant...

Gaël : oui, le tout est de rester juste, après, faut vivre en société.


Alceste à bicyclette, avec Fabrice Luchini

Voir la scène I de l'acte du Misanthrope de Molière ici.

Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.

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