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mercredi 6 janvier 2016

Bouddhisme et don d'organes




     Le don d'organes suscite souvent des interrogations en matière de bioéthique : l'idéal du médecin de sauver des vies se heurte parfois au respect que les religions demandent d'avoir par rapport au corps du défunt. Mais qu'en est-il de la position de la philosophie bouddhiste ? Est-ce un bien? Est-ce un mal ? Que faut-il en penser à l'aune des enseignements du Bouddha ? Je commencerai tout de suite par dire que je ne prétends pas ici parler au nom de tous les bouddhistes, j'essaye ici de produire une réflexion pertinente tant vis-à-vis du problème éthique ici posé que des différentes approches de la mort qui peuvent exister dans le bouddhisme. Cette réflexion qui est mienne peut converger ou diverger d'autres penseurs bouddhistes ou d'approches culturelles qui peuvent exister dans les différents pays bouddhistes comme la Thaïlande, la Chine, le Japon ou le Tibet.

  Les enseignements originels du Bouddha parlent fréquemment de la mort, mais se concentre plutôt sur notre peur et notre appréhension de la mort. Pour trouver la sérénité, nous dit le Bouddha, on ne peut pas se détourner de cette réalité qu'est la mort qui tôt ou tard nous frappera et engloutira notre être. L'idée est de méditer sur l'impermanence et la mort pour que nous nous détachions de ce qui nous occupe dans cette vie. De ce détachement peuvent naître la sérénité et la béatitude. L'idéal bouddhiste est de pouvoir mourir sans peur, ni attachement à cette vie, de manière sereine et apaisée.


      Qu'y a-t-il après la mort ? Le bouddhisme se situe dans la conception qui était dominante à l'époque dans l'Inde ancienne et qui pense qu'on transite d'une vie à l'autre, que cette vie soit humaine ou animale. Le terme le plus souvent utilisé est réincarnation, mais, dans le contexte bouddhiste, il est un peu impropre. Le mot « réincarnation » suggère qu'une âme éternelle rentre à nouveau (-ré) dans (-in) la chair (-carne) : l'âme sauterait d'une vie à l'autre, d'un corps à un autre. Il serait plus correct concernant le bouddhisme de parler de renaissance ou de transmigration : le bouddhisme ne reconnaît pas d'âme éternelle, tout dans notre être, que ce soit le corps ou le mental, se transforme d'instant en instant, un peu comme le flux d'un fleuve qui fait que le fleuve n'est jamais identique à lui-même deux instants consécutifs, mais reste tout de même le fleuve.

      Donc après la mort, nous subissons une transformation plus brutale qui fait que nous passons dans une autre vie. Mais plusieurs choses doivent d'emblée être dites : premièrement, cette croyance dans la renaissance ou transmigration n'est pas un dogme. Dans le Soûtra des Kālāma (Kālāma Sutta1), le Bouddha défend que sa Voie, le Dharma est profitable à tous, même si on ne croît pas à la transmigration ou que l'on a des doutes à ce sujet ou au sujet de la rétribution des actes (théorie du karma). Deuxièmement, le processus de la mort et de ce qui se passe après la mort n'est pas décrit avec précision. Le Bouddha considérait de toute façon que cela dépassait largement l'entendement humain et il mettait en garde sur le fait de tirer des conclusions hâtives sur le processus de la mort ou de la théorie du karma. Par ailleurs, il considérait les questions métaphysiques touchant à l'après de la mort comme « un fourré d'opinion, un désert d'opinions, un cirque d'opinions, un frétillement d'opinions, un lien d'opinion qui s'accompagne de chagrin, d'affliction, de trouble, de peine, mais qui ne conduit pas au dégoût, ni au détachement, ni à l'extinction, ni au calme, ni à la connaissance, ni à la sagesse parfaite, ni au Nirvāna 2 ». À l'époque du Bouddha, on se demandait si un Sage qui s'est libéré du cycle des existence existait ou non après la mort. Certains prétendaient que ce Sage demeurait dans un état paradoxal où il existait et n'existait pas à la fois ; d'autres plus hardis encore disaient qu'il n'était ni existant, ni non-existant. Mais cette interrogation métaphysique était une perte de temps au regard du véritable problème de l'existence qui devait être résolu, à savoir : la souffrance.

    Maintenant, quelle est la conception du corps dans la pensée originelle du Bouddha ? Le Bouddha refusait la dualité simpliste corps/esprit comme une autre position dogmatique en matière de métaphysique ; mais il refusait aussi le monisme : l'idée de l'identité du corps et de l'esprit, le fait que le corps et l'esprit soit une seule et même chose, comme la neurobiologie moderne où l'on tend à considérer « l'esprit comme un épiphénomène du cerveau » selon la formule consacrée. Ce sont là deux dogmes métaphysique qui sont des fourrés d'opinions, des déserts d'opinions qui ne conduisent pas à la libération de la souffrance. Le Bouddha n'acceptait pas l'idée d'une conscience pure par opposition à un corps impur, idée que l'on retrouve dans beaucoup de religions et dans la philosophie néo-platonicienne, mais pour autant le corps n'est pas encensé, loin de là : le corps est impermanent, voué à vieillir et à tomber malade, voué enfin à mourir tôt ou tard. Il y aussi une dualité entre l'apparence du corps qui peut être belle et l'intérieur du corps que l'on considère généralement comme dégoûtant : les entrailles, les viscères, le sang, tout cela nous inspire le dégoût. De ces défauts et imperfections du corps, le Bouddha en tire la conclusion qu'il faut se détacher du corps et essayer de voir le corps pour ce qu'il est.

       C'est pourquoi on retrouve une méditation qui consiste à visualiser son propre corps après la mort en train de connaître les neufs stade de la décomposition d'un cadavre. Cela doit aider à ne pas s'attacher au corps. Le corps ne doit donc pas être détesté, il faut bien l'entretenir car il est le véhicule avec lequel vous allez traverser la vie. Si vous traitez votre corps avec douceur et respect, vous serez en meilleur santé, dans un meilleur état pour pratiquer la méditation et les actes positifs que si vous maltraitez votre corps. Si vous avez une voiture, vous la maintenez en bon état, vous ne la mettez pas délibérément dans une situation où elle pourrait être abîmée. Pourtant, une fois à destination, vous sortez de votre voiture sans état d'âme pour vous rendre là où vous voulez aller. Une fois arrivé au terme de ce voyage qu'est votre vie, si vous êtes un bon pratiquant bouddhiste, vous quittez sereinement ce corps. En tant que ce pratiquant, vous savez que ce corps servira à nourrir d'autres êtres vivants : les mouches, les vautours, les hyènes, les insectes, les vers de terre... Dans la nature, tout une série d'organismes vont dévorer et transformer votre corps. Et il n'y a aucun mal à cela : c'est là le grand cycle de la vie. C'est même un bien car la Nature transforme par ce processus la mort en vie. Les insectes, des bactéries, des larves, des collemboles, des cloportes, des myriapodes, des vers de terre et toutes sortes d'autres micro-organismes décomposent et transforment progressivement votre corps en humus, et de cet humus poussent les végétaux que les humains et les animaux vont manger....

        Dans cette optique, le don d'organes n'est absolument pas un problème. Si les organes d'une personne décédée ne sont pas données à une personne vivante qui a désespérément besoin de ces organes pour continuer à vivre, la Nature donnera généreusement ces organes et tous les autres composants du corps à tous ces animaux et organismes et ils en feront un véritable festin ! Tout le problème est justement que nous nous attachons au corps de nos proches défunts en tant qu'apparence physique qui nous rappelle la personne décédée que l'on a aimée. Et en même temps, l'idée que cette apparence physique va connaître la décomposition, l'idée que le corps va grouiller de vers, de larves et d'insectes, nous dégoûte absolument à tel point que l'on ne préfère pas y penser. La culture fait beaucoup pour écarter de cette vision d'horreur : les Égyptiens momifiaient leurs morts, dans beaucoup de cultures, on incinère le corps pour qu'il n'y ait plus de substrats organiques, les cimetières modernes avec ses rangées de marbres froids font aussi beaucoup pour nier la dimension organique de la mort.

     Je pense que nous n'allons pas au bout de notre méditation sur la mort, en fait notre méditation sur la vie et la mort comme deux choses intrinsèquement liées. Nous nous détournons de cette dualité illusoire que nous instaurons entre l'apparence physique du corps (que l'on conçoit comme pure, apparence que l'on entretient, que l'on lave, que l'on parfume, que l'on maquille) et le corps dans sa dimension organique et naturelle, ce corps de chair et de sang qui nous permet de traverser la vie. Si certaines personnes ont un problème avec le don d'organes, c'est peut-être que l'idée de découper un être cher leur est difficile à supporter. Mais dès lors que l'on meurt, ce corps inanimé n'est plus cet être cher. Ce n'est plus la personne que l'on a aimé, c'est juste une masse inerte qui va très vite pourrir et se décomposer s'il n'est pas dévoré avant cela. Celui qui s'est détaché du corps ne connaît pas ce problème. Au moment où l'on meurt, le corps cesse d'être à nous. Il retourne à la Nature où il va être transformé en vie. En ce sens, la méditation des neufs stade de la décomposition d'un cadavre n'est pas du tout un exercice morbide, mais bien une ouverture mystique au grand cycle de la vie.

      Quand je mourrai, l'idéal serait que mon corps soit retourné à la Nature et qu'il puisse retourner à la terre et redevenir grâce de l'humus dans lequel les plantes et les arbres prendront racine. Et si avant cela, on veut enlever à mon cadavre un cœur, des reins ou toute autre partie de moi pour que quelque part dans le monde un autre humain puisse vivre, grand bien lui fasse ! L'idée principale est quand, dans la Nature, le corps des morts sert toujours à la vie d'autres organismes. Pourquoi ne pas mettre ce corps sans vie au service du corps vivants d'autres êtres humains ?

   Enfin, l'autre élément essentiel de la philosophie bouddhique dans ce débat sur le don d'organe est la compassion ainsi que la vertu de générosité. Le but du Dharma, la Voie du Bouddha, est de remédier à la souffrance. Pour cela, il faut cultiver la compassion, le souhait que tous les êtres sensibles soient libérés de la souffrance et des causes de la souffrance. Cette compassion nous pousse à faire preuve du plus de générosité possible. La générosité peut être matérielle ou financière : donner de l'argent ou de la nourriture à quelqu'un qui en a besoin. Elle peut consister à donner sa protection à quelqu'un, quand on fait preuve d'hospitalité à l'égard de quelqu'un. Elle peut aussi consister à donner son temps et son énergie pour venir en aide aux autres. Il y a aussi une générosité intellectuelle et spirituelle dans le fait notamment d'enseigner le Dharma. Mais dans certains cas, la générosité peut aller jusqu'au sacrifice de soi-même. Dans les Jataka, le récit des vies antérieures du Bouddha, on voit celui qui allait devenir ultérieurement le Bouddha donner de son vivant des parties de son corps ou carrément donner sa vie pour le biend 'autres êtres vivants. Ainsi, par miséricorde pour une panthère et ces cinq petits affamés, le bodhisattva leur a donné son corps à manger. La légende veut que la panthère et ces cinq petits soient devenus dans des vies ultérieures les premiers disciples du Bouddha. Si le Bouddha considérait comme un bien le fait de donner son corps ou des parties de son corps, pourquoi serait-ce un mal de donner ses organes après la mort à un moment où on ne ressent de toutes façons plus rien ! En fait, le don d'organe dans ces conditions est beaucoup plus facile à pratiquer que le don sacrificiel d'un bodhisattva !

      Je pense pour toutes ces raisons que le don d'organe est un bien. Cela ne nuit à personne puisque le cadavre d'une personne décédée n'est plus cette personne et cela est d'une grande aide pour celui qui va bénéficier de cet organe. Cela s'accorde parfaitement avec la doctrine du Bouddha. Et il convient d'encourager tout le monde à faire une clause dans son testament pour permettre un don de ses organes. C'est là un acte de détachement, de compassion et de générosité. Il conviendrait aussi d'encourager dans cette vie le don de sang, le don de plasma et le don de plaquettes qui permettent de sauver des vies en donnant une petite partie de nous-mêmes. Le don de moelle osseuse ainsi que le don d'un de ses reins sont aussi extrêmement positifs, cela demande un sacrifice courageux et c'est là un acte extrêmement louable.



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      Néanmoins, certains bouddhistes émettent plus que des réserves par rapport à ce don d'organes. Ces bouddhistes évoquent des textes ultérieurs aux enseignement du Bouddha. Le plus connu de ces textes est le Bardo Thodröl, plus connu en Occident sous le nom de « Livre des morts tibétain »3. Le Bardo Thodröl qui signifie « libération par l'écoute dans l'intervalle (qui va de la mort à la renaissance) » détaille ce qui se produit au moment de la mort et après dans la perspective du Dzogchen, un courent mystique du bouddhisme tibétain. Dans cette perspective, l'existence se divise en six « bardo », littéralement « intervalle », des laps de temps significatifs d'un point de vue existentiel : le bardo de la vie, le bardo de la méditation, le bardo du rêve, le bardo du moment de la mort, le bardo de la luminosité et le bardo du devenir. Les trois premiers concernent la vie et les trois derniers la mort, c'est de ces trois dont le Bardo Thodröl, mais en tout en faisant des corrélation avec les bardos de la vie correspondant : au bardo de la vie correspond le bardo du moment de la mort, au bardo de la méditation correspond le bardo de la luminosité et enfin au bardo du rêve correspond le bardo du devenir.

        Je n'ai pas le temps de développer en détail le sujet, car je ne veux pas être trop exhaustif, mais disons que le bardo du moment de la mort est l'intervalle où le souffle externe (le souffle d'air qui rentre et sort des poumons) s'arrête et celui où les souffles internes s'arrêtent complètement (c'est-à-dire où les énergies subtiles du corps finissent par disparaître complètement). Ce bardo du moment de la mort dure en moyenne le temps d'un repas, soit une vingtaine de minutes. Le bardo de la luminosité est un état qui dure selon le Bardo Thodröl en moyenne 49 jours. C'est un état où l'esprit est confronté à des projections lumineuses hallucinatoires. Le bardo du devenir correspond au moment où la conscience se dirige vers une autre existence.

        Certains bouddhistes arguent donc que la conscience peut être encore sentimentalement attachée au moment du « bardo de la luminosité ». C'est pourquoi on trouve dans le Bardo Thodröl des consignes qui demandent de ne pas toucher le corps du défunt, de ne pas le déplacer ou le manipuler car cela pourrait placer la conscience du défunt dans un désarroi profond pendant trois jours. En fait, idéalement, il ne faudrait pas déplacer ou manipuler le corps pendant 49 jours, mais pour des raisons d'hygiène, ce n'est évidemment pas possible. Disons que cette règle des trois jours n'est pas respectée par temps d'épidémie. On procède tout de suite à la crémation du corps avec des rituels de « powa » pour éjecter la conscience.

     Donc certains bouddhistes sont réticents au don d'organe car cela pourrait perturber le défunt. Mais le fait de ne pas donner un cœur, un foie ou un rein à celui qui en a un besoin vital risque de perturber encore plus le vivant ! Je pense qu'il faut mettre dans la balance le bien que le don d'organe peut susciter. Et de fait, les vivants ont plus besoin d'organes que les morts. Le lama tibétain Sogyal Rimpotché dit d'ailleurs à ce sujet : « Les maîtres auxquels j'ai posé la question s'accorde à penser que le don d'organes est une action extrêmement positive, puisqu'elle a sa source dans un désir d'aider authentiquement aider les autres. Par conséquent, si tel est réellement le vœu du mourant, la conscience qui quitte le corps n'en sera nullement affectée 4 ».

    Voilà ce qui me semble pertinent à dire sur le don d'organes d'un point de vue bouddhique.






Citipatti, Seigneurs des Cimetières, Tibet







1Voir notamment Môhan Wijayaratna, Sermons du Bouddha, éd. Du Seuil / Points Sagesses, Paris, 2006, pp. 31-40.
2Aggi Vacchagotta Sutta (Soûtra de l'ascète Vacchagotta), Majjhima Nikāya, I, 483-489. Môhan Wijayaratna, La philosophie du Bouddha, éd. LIS, Paris, 2000, pp. 193-197.
3La meilleure traduction en langue française et la plus complète est celle de Philippe Cornu : Padmasambhava, « Le livre des morts tibétain », éd. Buchet/Chastel, Paris, 2009. Le livre le plus clair et le plus éclairant aussi, destiné à un grand public, qui explique le Bardo Thodröl ainsi que la relation à la mort et l'accompagnement des mourants est celui de Sogyal Rimpotché, « Le livre tibétain de la vie et de la mort », éd. La Table Ronde, Paris, 1993.

4Sogyal Rimpotché, « Le livre tibétain de la vie et de la mort », op. cit., p 493-494.













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