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samedi 11 février 2017

En repos dans une chambre





En repos dans une chambre







Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent dans la Cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec plaisir, n’en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d’une place. On n’achète une charge à l’armée si cher, que parce qu’on trouverait insupportable de ne pas bouger de la ville. Et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir. Etc.


Mais quand j’ai pensé de plus près et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective et qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près.

Quelque condition qu’on se figure, où l’on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde. Et cependant, qu’on s’en imagine accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher. S’il est sans divertissement et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le soutiendra point. Il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent des révoltes qui peuvent arriver et enfin de la mort et des maladies, qui sont inévitables. De sorte que s’il est sans ce qu’on appelle divertissement, le voilà malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets qui joue et qui se divertit.

De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois sont si recherchés. Ce n’est pas qu’il y ait en effet du bonheur, ni qu’on s’imagine que la vraie béatitude soit d’avoir l’argent qu’on peut gagner au jeu ou dans le lièvre qu’on court, on n’en voudrait pas s’il était offert. Ce n’est pas cet usage mol et paisible et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition qu’on recherche ni les dangers de la guerre ni la peine des emplois, mais c’est le tracas qui nous détourne d’y penser et nous divertit.

Blaise Pascal, Pensées.









Vincent Willem van Gogh, Chambre à coucher à Arles (seconde version), 1889.










      Voilà un célèbre passage où Pascal dévoile sa théorie du divertissement dont le fond se résume dans la sentence : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre ». Pour Blaise Pascal, notre condition humaine est misérable, pleine d'agitation et de malheurs. Pour fuir ce malheur qui nous habite, nous prenons le pli de nous agiter en tous sens, soit en occupant notre corps et notre esprit avec toutes sortes de jeux et de futilités, soit en briguant les postes les plus élevés de la société, soit en faisant montrer l'adrénaline et l'excitation dans des activités comme la guerre ou la chasse, tout cela pour ne pas penser à soi et fuir « le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près ».

     Pour Blaise Pascal, cette « condition faible et mortelle, et si misérable » ne peut pas être surmontée par l'homme tout seul. Il a besoin du secours et de la grâce de Dieu pour pouvoir mener pleinement son existence et faire face à ses faiblesses. On peut bien sûr ne pas être d'accord avec lui. Les hommes ont leur faiblesses sans aucun doute. Pour autant, ils ne sont pas obligés de s'adonner constamment soit au divertissement, soit à la prière pour invoquer l'aide d'un autre, du Tout Autre en l'occurrence, sans autre alternative.

   Pour moi, la méditation bouddhique est justement l'occasion de faire face à sa « condition faible et mortelle » sans demander une intervention extérieure dans la personne de Dieu. La méditation consiste à apprendre à demeurer seul au repos dans une chambre sans le moindre divertissement, y compris le divertissement des pensées comme sont comme autant de nuages voilant la véritable nature de notre esprit. Dans la méditation, on cesse de vouloir toujours être ailleurs, on s'installe le corps et l'esprit dans l'ici et maintenant.

    Dans un premier temps, il s'agit de rendre agréable cette expérience du repos seul dans une chambre (ou n'importe quel autre lieu solitaire). C'est shamatha (shiné en tibétain) : la quiétude, le calme mental. L'esprit est constamment agité par les troubles que sont les émotions, les successions de pensée et les emportements. Shamatha consiste à laisser à ne plus s'accrocher à ces pensées et ces émotions et à revenir à l'objet de la méditation (qui peut être le va-et-vient de la respiration, un point du corps ou un objet posé devant soi). Chaque fois que l'on est repris par ces pensées et que l'on s'en rend compte, on revient calmement à l'objet de méditation. À la longue, toute ces pensées, toutes ces émotions vont perdre de leur pouvoir d'emprise sur notre conscience. Ce flot de pensées et d'émotions, de souvenirs, de doutes, d'espoirs et de remords est comme un torrent au début où on pratique la méditation. Avec l'expérience dans la pratique, ce torrent se calme pour devenir comme une rivière qui coule tranquillement dans la vallée. À la fin, le mental est comme un lac, immobile et serein. C'est dans cet état que le mental est le mieux disposé à rester en repos dans une chambre, sans avoir de divertissement ou d'occupations diverses.

      On y trouve la joie, la béatitude, la paix, la clarté et la légèreté. Pourquoi vouloir dans ces conditions aller ailleurs ? C'est le suprême confort pour habiter l'instant présent ! Mais en fait, shamatha n'est pas suffisant pour se libérer de notre « condition faible et mortelle, et si misérable ». Il faut s'adonner aussi à la pratique de vipashyanâ (lhaktong en tibétain), la vision pénétrante. La vision pénétrante voit concrètement et empiriquement les quatre sceaux du Dharma :
  • 1°) tous les phénomènes composés sont impermanents ;
  • 2°) tous les phénomènes composés sont souffrance ;
  • 3°) tous les phénomènes composés sont vides d'un soi, vides d'une existence propre ;
  • 4°) seul le Nirvâna est la paix.

      La vision pénétrante ou vipashyanâ sert à voir tout ce qui défectueux en ce monde : les choses ne durent pas et sont vouées à mourir. Nous-mêmes sont voués à vieillir et à mourir. C'est peut-être pour la plupart des gens une réalité désagréable, épouvantable même, qu'ils préfèrent oublier grâce au divertissement. Mais quand on regarde calmement ce phénomène de la mort avec la sagesse de l'acceptation, cela cesse d'être désespérant. On s'accoutume de la présence de la mort et on vit en paix avec elle. En fait, l'impermanence fait son œuvre à chaque instant, et donc à chaque instant, on renaît et on meurt un peu. Chaque seconde, des cellules de notre corps naissent ; chaque seconde, des cellules de notre corps meurent. Chaque seconde, le corps, l'esprit et le monde connaissent d'infimes transformations ou de plus significatives. Rien n'est figé, tout se transforme.

       La vision pénétrante ou vipashyanâ permet de voir aussi que chaque phénomène composé est sujet ou cause de douleurs, de souffrances et d'insatisfactions. Voilà encore une vérité déplaisante que l'on aimerait mieux cacher et voiler avec le divertissement. Mais en fait, quand on regarde ce caractère douloureux de l'existence en face, on se détache de cette souffrance, tout comme on lâche spontanément une barre en métal incandescent. En outre, on empêche que cette souffrance s'enracine et prolifère dangereusement dans l'existence, comme cela a tendance à se produire quand l'esprit est sous l'emprise et la dépendance de l'ignorance.

          La vision pénétrante ou vipashyanâ permet aussi de voir l'illusion à l’œuvre dans les phénomènes, la vacuité d'existence propre des phénomènes. Et c'est un point important pour ne pas être accablé par ce monde que de se rappeler qu'il n'a pas de consistance propre, qu'il est semblable à un rêve.

        Shântideva disait :

« La vacuité est l'antidote aux ténèbres
Formées par le voile des passions et celui qui masque le connaissable.
Comment ne pas la méditer
Pour qui désire l'omniscience ? 1 »

        Les choses apparaissent, mais n'ont pas ultimement de réalité. Tout ce dont parle Blaise Pascal dans son passage des Pensées, tout cela est irréel, sans existence ultime, les chasses, les jeux, les guerres, les troubles, le pouvoir... Le divertissement est une illusion, mais notre malheur profond, nos tracas, notre misère est également une illusion. La chambre dans laquelle le méditant repose en paix est une illusion, au même titre que l'extérieur de cette chambre et le vaste monde. Au fond, la méditation sur la vacuité est importante pour ne pas être trop accablé par tout le poids des souffrances qu'endurent les êtres dans ce monde. Tout cela passe comme un mauvais rêve.

         On peut donc regarder en face la misère du monde sans pour autant qu'on soit constamment tenté de fuir cette contemplation de la noirceur du monde dans le divertissement. On peut alors trouver la véritable saveur de la solitude, mais aussi de la fréquentation des autres. On ne cherche pas la présence des autres pour oublier ses soucis existentiels, mais pour le simple plaisir d'être avec autrui. C'est beaucoup plus sain dans l'approche des autres, parce qu'on est dans un rapport bienveillant aux autres : on cherche à se sentir bien avec les autres et qu'ils se sentent bien avec nous. Tandis que si on cherche la compagnie des gens juste pour ne plus penser à ses problèmes, on va entretenir des relations malsaines, teintées d'émotions négatives qu'évoque Blaise Pascal dans ce texte : la compétition, les rivalités, les médisances et commérages propres aux bavardages mondains (quand on a rien à dire, on finit toujours par dire du mal d'autrui), les troubles et les disputes avec autrui, les conflits suite au fait que l'on reporte sur les autres la responsabilité de nos malheurs... Voilà aussi pourquoi il est bon, quand la société des hommes est trop mauvaises et sources de conflits, de pouvoir retrouver seul en repos dans sa chambre, s'adonnant à la sérénité de la contemplation...












1 Shāntideva, Bodhisattvacaryāvatāra, IX, 51. « Vivre en Héros pour l’Éveil », traduction de Georges Driessens, Points / Sagesses, Paris, 1993.





















































Sur Blaise Pascal :








Sur la méditation  : 





Pour un commentaire beaucoup plus détaillé des pratiques du Soûtra de l'Attention au Va-et-Vient de la Respiration, voir : 

En compagnie du souffle :  

     












Voir également : 


- Commentaires sur « L’Art de la Méditation » de Matthieu Ricard : voir le texte

     Pourquoi les enseignements du Bouddha sont-ils si rarement cités par les lamas du bouddhisme tibétains ? Est-ce que la méditation sur la nature de l'esprit n'occulte pas l'établissement de l'attention portée sur le corps (telle que le Bouddha l'enseigne dans le Soutra des Quatre Etablissements de l'Attention) ? Les soutras du Petit Véhicule ont-ils un intérêt dans la méditation sur la vacuité telle que l'expriment les soutras de la Perfection de Sagesse ? Comment intégrer les différents Véhicules du bouddhisme ?




Slowly, slowly, slowly.... : voir le texte
       Le progrès lent et graduel de la méditation. Comment arriver à la pleine conscience ?




Méditer à la piscine 

       Beaucoup de gens aiment faire quelques longueurs à la piscine pour se relaxer. C'est effectivement quelque chose de délassant de se baigner dans l'eau et d'activer l’entièreté de son corps. Mais je trouve que la piscine est aussi excellent endroit pour pratiquer la méditation et l'attention. 





Faut-il une bonne respiration pour méditer ?


On m'a récemment posé la question : je ne peux pas pratiquer la méditation de l'attention portée à la respiration, puisque je suis asthmatique. Que dois-je faire ? Il se trouve que je suis, moi aussi, asthmatique. En fait, le fait de respirer bien ou mal n'a rien à voir avec la pratique de l'attention telle qu'est enseignée par le Bouddha. Il s'agit de prêter attention à la respiration, pas de la réguler à tout prix. Même pendant une crise d'asthme, on continue à inspirer et expirer. Vous le faites difficilement du fait de la crise, mais vous le faites, sinon vous seriez mort. Il faut seulement prendre conscience de cette conscience de cette respiration et laisser l'esprit se calmer et se libérer de lui-même.















Sur les Quatre Qualités Incommensurables :




Les différentes formes de l'amour et comment concilier ces différentes formes avec sagesse.


Les Quatre Demeures de Brahmā : amour illimité, compassion illimitée, joie illimité et équanimité illimitée


Méditation des Quatre Incommensurables



Qu'est-ce que la compassion?

        On pense parfois que la compassion consiste à s'affliger soi-même de la détresse des autres, mais, dans la philosophie du Bouddha, rien de tout cela : la compassion est définie comme le souhait ardent que les autres soient libérés de la souffrance et des causes de la souffrance.



- la compassion selon Shabkar




Joie 

   Qu'est-ce que la joie spirituelle prônée par le Bouddha ?





    L'équanimité dans la méditation, l'apaisement des remous de la vie. Comment la pratiquer ? Comment la mettre en œuvre dans la vie de tous les jours ?












Blaise Pascal









Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.



Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.




1 commentaire:

  1. J'adore cette citation de Blaise Pascal depuis longtemps et je ne cesse de me le dire, que les malheurs du monde viennent de ce que les humains ne puissent rester en paix et courent de manière insensée après les plaisirs éphémères et autres passions. Je n'y échappe guère, pourtant je trouve si peu de sens à vivre, à travailler, à chercher, à rechercher, à me lever pour faire des choses, je suis fatigué, tellement fatigué et cette vie me pèse, je n'en peux plus de devoir toujours me relancer, retrouver une quelconque motivation quand j'aspirerais à la contemplation permanente, non que la contemplation, l'observation de ce qui se passe en soi, soit toujours agréable mais disons qu'avec un corps malade, c'est de toutes façons bien mieux que de devoir faire sans arrêt, et puis toutes ces souffrances autour de moi, les souffrances des êtres auxquels je tiens et même de ceux avec lesquels je n'ai pas vraiment de lien, j'en suis accablé, le monde est comme un rêve certes mais un bien mauvais, d'un réalisme des plus cruels, quant à la vacuité qui m'en sauverait, je ne la vois pas, ou alors je l'entrevois seulement dans des périodes "d'ouverture", l'été en général contemplant le ciel étoilé, lorsqu'un sentiment de plénitude ou d'espace m'envahit, mais en pleine souffrance, la vacuité, elle est si loin. Là ma chatte est malade, nous ne savons pas encore ce qu'elle a contracté mais malheureusement je n'ai que trop d'expérience face à la maladie de mes proches, animaux surtout, animaux humains aussi, et je m'attends clairement à ce que ce soit grave, c'est très probable. La vacuité est si loin quand la souffrance est là, et il est trop tard pour moi pour méditer dans la tourmente, cette vie est une merde infâme, comme j'aimerais qu'il n'y est rien plutôt que ça, ou du moins que je ne sois pas, jamais venu à la conscience, le néant vaudrait mieux que cette imposture quand bien même elle soit vide d'existence propre. Par moments, je ne supporte plus de vivre.

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