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dimanche 2 juillet 2017

Un coq pour Asclépios






Un coq pour Asclépios






      Il y a cet épisode singulier de la philosophie où Socrate boit la ciguë. Cela nous est raconté par Platon dans le Phédon :



        « À peine avait il dit ces mots qu’il porta la coupe à ses lèvres et tout tranquillement, tout facilement, il la vida. Jusqu’à ce moment, nous avions, pour la plupart, réussi à nous retenir de pleurer; mais quand nous vîmes qu’il buvait, et qu’il avait bu : impossible ! Ce fut plus fort que moi, je laissai moi aussi couler mes larmes, à tel point que je dus me couvrir le visage pour pleurer sur moi-même - car ce n’était pas sur lui, mais sur mon propre sort que je pleurais, en comprenant quel ami j’allais perdre. Quant à Criton qui, encore plus tôt que moi, n’avait pu retenir ses larmes, il s’était dressé. Mais Apollodore qui, pendant tout le temps qui précédait, n’avait cessé de pleurer, se mit, à ce moment là, à rugir de douleur, à hurler son indignation, si bien qu’il n’y avait personne, de tous ceux qui étaient présents, dont il ne brisât le courage.

         À l’exception, bien entendu, de Socrate, qui dit :« Mais que faites vous donc ? Vous êtes vraiment étonnants! Enfin, si j’ai renvoyé les femmes, c’est surtout pour cette raison, pour éviter semblables fausses notes! Car j’ai entendu dire qu’il faut mourir avec des paroles de bon augure. Allons, restez calmes, et tenez bon. » Alors, pris de honte, nous réussîmes à nous retenir de pleurer. Quant à lui, il se mit à marcher de long en large, puis il nous dit que ses jambes s’alourdissaient; il se coucha sur le dos, comme le lui avait recommandé l’homme qui lui avait apporté le poison. Celui-ci, alors, lui palpa les bras et les jambes et continua à les examiner par intervalles; au bout d’un moment, il lui serra le pied avec force et lui demanda s’il sentait quelque chose. Socrate dit que non. Ensuite, l’homme en fit autant pour les chevilles et, à mesure qu’il remontait le long des jambes, il nous montrait ainsi que Socrate se refroidissait et devenait raide. Il continuait de le palper et dit que, lorsque le froid lui atteindrait le cœur, alors Socrate partirait. Déjà presque toute la région du bas ventre était froide; découvrant son visage (car il se l’était couvert), Socrate dit et ce furent là les derniers mots qu’il prononça : « Criton, nous devons un coq à Asclépios. Payez cette dette, ne soyez pas négligents. »


       - Bien sûr, fit Criton, ce sera fait. Mais vois si tu n’as rien d’autre à nous dire ? » A cette question, Socrate ne répondit plus rien; au bout d’un petit moment, il eut un soubresaut. L’homme lui découvrit le visage : Socrate avait le regard fixe. Voyant cela, Criton lui ferma la bouche et les yeux.

     Voilà, Echécrate, ce que fut la fin de notre ami, d’un homme dont nous pouvons dire que, parmi tous ceux qu’il nous a été donné de connaître, il fut le meilleur, le plus sensé aussi et le plus juste1. »






Socrate - musée archéologique d'Ephèse
Selcuk, Turquie








      La plupart des commentateurs de ce texte ont mis en exergue le noble détachement de Socrate qui reste serein et maître de lui-même face à la mort qui le gagne inexorablement. On s'est peu intéressé à la dernière phrase un peu hors-propos de Socrate : « Criton, nous devons un coq à Asclépios ». On a vu là un dernier moment de piété d'un homme qui a vécu toute sa vie dans la sagesse. Peut-être Platon a-t-il voulu insister sur le fait que Socrate n'était pas seulement un homme de doute et de raison, mais aussi un homme de foi et de piété, qui se montre capable dans les moments graves d'honorer les dieux de la Cité, lui, Socrate, qu'on a justement accusé à tort lors de son procès de ne pas honorer ces dieux comme il le fallait. Peut-être. Mais alors pourquoi sacrifier au dieu Asclépios ? Asclépios (Esculape) est le dieu de la médecine. Pourquoi cette soudaine vénération au dieu de la médecine ?


      C'est Friedrich Nietzsche qui a bien vu qu'il n'était pas là du tout question de piété ou d'honorer les dieux. « Nous devons un coq à Asclépios » sonne en fait comme une affirmation philosophique, une dernière pirouette de l'ironie socratique juste avant de s'effacer dans la grande nuit. Dans la Grèce antique, il était usage de sacrifier quand on guérissait d'une maladie. Or Socrate allait mourir de la ciguë et il n'avait guéri d'aucune maladie. Le message sarcastique est implicitement que la vie tout entière est une maladie dont le seul remède est la mort. C'est pourquoi Socrate se sent redevable d'un coq au dieu de la médecine.


    Pour Nietzsche, c'était là une confession terrible qui remettait en cause toute la figure de Socrate. Socrate était donc un pessimiste, quelqu'un qui n'assume pas la plénitude de la vie, quelqu'un qui n'affirme pas la volonté de vivre, quelqu'un qui se désolidarise de l'amor fati, l'amour du destin que Nietzsche appelait ardemment de ses vœux. Voilà ce que dernier en disait dans le passage « Socrate mourant... » du Gai Savoir :




       « Socrate mourant. J’admire la sagesse et le courage de Socrate en tout ce qu’il fit, dit... et ne dit pas. Ce démon d’Athènes amoureux et moqueur, ce charmeur de rats qui fit trembler et sangloter les plus impertinents jeunes hommes, n’était pas seulement le plus sage des bavards : il fut encore plus grand dans le silence. J’aimerais qu’il l’eût observé dans les derniers instants de sa vie… peut-être alors relèverait-il d’une classe d’esprit encore plus haute. Fût-ce la mort ou le poison ? la pitié ou la méchanceté ? … quelque chose au dernier moment lui délia la langue, et il dit : « Ô Criton, je dois un coq à Esculape ».


         Ce « dernier mot » ridicule et terrible signifie pour qui sait entendre : « Criton, la vie est une maladie ! » Est-ce possible, un homme tel que lui, un homme qui avait vécu joyeux et aux yeux de tous, comme un soldat, cet homme était un pessimiste ! Il n’avait fait toute sa vie que bonne mine à mauvais jeu ; il avait caché tout le temps son sentiment profond, son jugement suprême ! Socrate, Socrate a souffert de la vie ! Et il s’en est vengé par cet horrible mot où la piété se mêle au blasphème à voix discrète ! Fallait-il, de surcroît, qu’un Socrate se vengeât ? A-t-il manqué un grain de générosité à cette vertu surabondante ? Hélas, amis ! nous devons dépasser jusqu’aux Grecs ! 2 »






Asclépios (Esculape) appuyé sur son bâton aux serpents -
 Statue trouvée dans le sanctuaire d'Épidaure - Copie








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         La question qui se pose donc à nous est cette question existentielle lancinante : la vie vaut-elle le coup d'être vécue ? La vie est-elle une chance ou une maladie ? Les enfants sont-ils légitimement en droit de réclamer un procès contre leurs parents pour les avoir accabler de la vie ? Nietzsche a résolument répondu qu'il fallait pleinement et joyeusement affirmer la volonté de vivre sa vie quand bien même cette vie serait zébrée de tourments et d'épreuves. En même temps, peut-être que Socrate était pour lui l'incarnation refoulée et honteuse de ce doute par rapport à l'existence, cette voix au plus profond de nous qui aspire à ne plus vivre, qui voit la vie comme une malédiction.


           Pour le Bouddha, la vie est souffrance. Il y a bien sûr des moments où on est joyeux et des moments où on est triste, mais globalement la vie est souffrance. Cette souffrance est constamment variable. Cela va d'un léger désagrément comme un piqûre de moustique à de terribles tourments comme des brûlures au troisième degré. Mais ce que nous dit le Bouddha, même quand on ne ressent rien de négatif, il y a quand même une souffrance en préparation sous la forme de l'attachement à ce qui nous semble plaisant. Quand tôt ou tard, on devra s'en séparer ou que l'objet de plaisir disparaîtra, cette souffrance se révélera au grand jour, dure et implacable. Et à un niveau encore plus profond, la souffrance se prépare comme les germes du refus de ce qui est. Mû par une insatisfaction fondamentale, elle-même générée par l'ignorance de la véritable nature des phénomènes, on cherche ce qui devrait être et on refuse ce qui est. Dès lors, on entretient et on fait croître ces « formations mentales », ces intentions de rechercher ce qui devrait être au lieu d'apprécier ce qui est. On recherche avidement ce qu'on trouve désirable et on cherche à repousser, voire à détruire ce qui nous semble détestable. Ce qui entraîne un grand lot de tensions et de troubles dans l'existence.

       Ce sont là les 3 formes de la souffrance selon le Bouddha :
  • 1°) souffrance de la souffrance : la souffrance au sens où on l'entend habituellement, la manifestation extérieure de la souffrance, mais qui se prépare bien avant que l'on en soit conscient),
  • 2°) souffrance du changement : tout ce dont on jouit présentement est amené à disparaître tôt ou tard,
  • 3°) la souffrance en tant que formation mentale : toutes les réactions et intentions provoquées par l'ignorance, et qui nous poussent vers le plaisir et nous fait fuir le déplaisir. Or ces réactions elles-mêmes génèrent des tensions et de la souffrance.


     Mais face à ce tableau assez sombre d'une souffrance omniprésente dans l'existence, pourquoi ne pas sombrer dans le désespoir et la mélancolie ? En fait, la joie est une qualité fondamentale pour le Bouddha. Et le joie naît d'abord de ce que l'on prend conscience qu'une échappatoire est possible face à ce monde de souffrance. Un pratiquant du Dharma est comme un homme perdu dans le désert, assoiffé, accablé, et qui voit au loin une oasis. Sa joie est immense, et à chaque pas accompli qui le rapproche de l'oasis, sa joie augmente. C'est à peu près la situation existentielle du pratiquant du Dharma quand il adopte une conduite juste profitable à lui-même et aux autre, quand il s'adonne à la méditation et quand il développe la sagesse. La prise de conscience initiale de l'omniprésence de la souffrance est certainement difficile, voire accablante ; mais ensuite vient la perspective cet immense brasier de la souffrance qu'est l'existence. C'est un sentiment étrange et paradoxal qui envahit le pratiquant du Dharma, en même temps dégoût de l'existence et joie de vivre. Désespoir et béatitude.







1 Platon, Phédon, 383-382, traduction Monique Dixsaut, GF p 303-309.

2 Nietzsche, Le Gai Savoir, § 340, 1881-1882, Idées Gallimard.







Villa Livia
Musée archéologique de Rome








Voir aussi : 



   Qu'est-ce que la joie spirituelle prônée par le Bouddha ?





    L'équanimité dans la méditation, l'apaisement des remous de la vie. Comment la pratiquer ? Comment la mettre en œuvre dans la vie de tous les jours ?




- Le Soûtra du Fardeau et son commentaire

    Comment se délivrer du fardeau de l'existence ?




     L'éloge du sens de la mesure chez les Grecs Anciens



- La notion de sagesse dans la philosophie antique






    Textes et essais sur la philosophie gréco-romaine ici.



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