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lundi 10 décembre 2018

À qui la faute de notre naissance ?



À qui la faute de notre naissance ?



Dans son article « Faire des enfants est-il immoral ? 1 », Ruwen Ogien envisage les réticences morales que l'on pourrait avoir vis-à-vis de la procréation. Bien sûr, c'est là une activité tout à fait naturelle ; mais le caractère naturel de la procréation n'est pas en soi une justification morale. Perpétuer l'espèce est-ce intrinsèquement une bonne chose ?



La première de ces réticences est d'ordre conséquentialiste. Pour rappel, en philosophie, on dit d'une théorie éthique qu'elle est « conséquentialiste » si cette théorie les conséquences que vont engendrer l'acte jugé. L'approche conséquentialiste dans cette question de faire des enfants met dans la balance les effets et les conséquences notamment sur la planète. Comme le dit Ruwen Ogien : « N'est-ce pas un acte immoral et dangereux si on prend en considération le fait que notre espèce est la plus nuisible de la planète en raison des conséquences désastreuses de ses actions sur les autres espèces et sur l'environnement naturel ? » Engendrer un nouvel être humain, c'est engendrer un nouveau pollueur, un nouveau consommateur de ressources naturelles, un nouveau participant à cette frénésie destructrice de la Nature.


Dans cette approche conséquentialiste, le problème n'est pas en soi qu'on perpétue l'humanité, mais qu'on la perpétue en trop grand nombre, tout se montrant incapable de contenir l'hybris, la démesure de l'homme de toujours vouloir plus. Mais si on se base sur une approche déontologique, c'est-à-dire une théorie éthique qui envisage d'abord le principe moral qui justifie l'acte, indépendamment des conséquences que cet acte va avoir, on peut retirer aussi son caractère moral à l'acte de procréation, même dans le cas de moins en moins probable où l'humanité renouerait avec la Nature et cesserait d'être un cancer pour la planète Terre.


Ces arguments déontologiques sont de deux factures. Premièrement, donner la vie serait une faute morale, car la vie est toujours conditionnée par la souffrance, la maladie, les drames, les tragédies. Et même quelqu'un qui aurait connu une belle vie devra tôt ou tard abandonner cette vie au moment de la mort. Être vivant nous expose donc en permanence à l'angoisse de la mort, angoisse de la solitude, de la douleur, de la tristesse, du désespoir avant même que ces maux ne nous frappent inévitablement.


À ce premier argument, il pourrait être objecté que, même si la vie comporte son lot de souffrances et d'insatisfactions, la plupart des gens pensent que cette vie en vaut la peine. Preuve en est la tendance profonde à vouloir prolonger cette vie le plus longtemps et le désir d'une vie immortelle.


C'est là qu'entre en scène le second argument qui se base sur un principe moral qui dit que tout ce qu'on fait subir aux autres sans leur consentement est immoral. Si on accepte ce principe, alors on est amené à juger que faire des enfants est immoral puisque, avant d'être né, l'enfant n'a pu donner son consentement.


On peut trouver toutes sortes d'objection à cet argument, à commencer par le fait qu'on peut trouver des cas où agir sans le consentement d'une personne est tout-à-fait moral : par exemple, un médecin qui s'évertue à ranimer une personne tombée dans le coma. Néanmoins, Ruwen Ogien prend tout de même au sérieux cet argument, non pas en assimilant la procréation à une faute morale, mais en laissant aux enfants nés de cette procréation les seuls juges de cet acte : « Seuls nos enfants pourront un jour nous absoudre de la faute morale qui consiste à les avoir mis au monde. Comment ? En acceptant de nous pardonner de les avoir fait naître ».





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Voilà une idée intéressante au moins sur papier, parce que je n'ose imaginer tous les chantages affectifs que ce principe d'accorder la charge et le pouvoir de pardonner à leurs parents qui les ont faits naître peuvent engendrer s'il était appliqué concrètement... Néanmoins, dans une perspective bouddhiste, ce principe n'a pas beaucoup de sens puisque la naissance ne procède pas seulement du désir des parents de procréer, mais avant tout du désir de la conscience de naître encore et encore.


Dans la perspective bouddhiste, les parents ne sont que des jouets du désir plus profond d'exister à nouveau. Le désir des parents d'engendrer n'est que secondaire, et il n'est même pas nécessaire : qu'on regarde toutes les grossesses non-désirées pour s'en convaincre. Dans cette logique, l'enfant ne peut pas reprocher son existence même. Il peut certes reprocher la qualité de son existence : a-t-il été aimé ? Choyé ? Bien éduqué ? Protégé ? Aidé ? Guidé ? Mais l'enfant ne peut pas reprocher aux parents leur acte de procréation. On est le seul responsable de sa propre existence. Et si l'existence est remplie de maux, ce n'est que la conséquence d'un mauvais karma qui se manifeste par le jeu de la production interdépendante. Nous voulons vivre encore et encore, une myriade de vies alors même que ces vies sont remplies de douleurs et d'insatisfaction. Sage est celui qui abandonne le désir de renaître encore et encore, mais sage est aussi celui qui assume pleinement cette vie telle qu'elle est.


Sur le plan déontologique, je ne suis donc pas certain que ce soit un mal de faire des enfants, même si je ne suis pas d'accord non plus avec tous les gens dans la société qui pensent que c'est une obligation morale que de procréer à tout prix et d'avoir des enfants. Au fond, c'est là un choix personnel qui regarde les individus.


Néanmoins, sur un plan conséquentialiste, je suis plus réticent. D'abord parce que les enfants sont une grande source d'attachement et de préoccupations qui nous éloignent de la vie spirituelle. C'est là réticence du Bouddha envers la procréation et sa défense du mode de vie monacal. Mais ensuite parce que de nos jours, nous sommes beaucoup trop d'êtres humains sur la surface du globe et que l'humanité détruit les écosystèmes à une vitesse effrayante. Tant qu'on n'aura pas trouvé de moyens efficaces d'envoyer une grande part de l'humanité sur Vénus, Mars ou les lunes de Jupiter et Saturne, il vaudrait mieux éviter de procréer et de soutenir la décroissance des natalités sur notre belle planète bleue.










1 Ruwen Ogien, « Mon dîner chez les cannibales (et autres chroniques sur le monde d'aujourd'hui) », éd. Grasset, Paris, 2016, chap. 26, pp. 178 – 181.











Sioin Queenie Liao








Concernant Ruwen Ogien : 










Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.


Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.









Sioin Queenie Liao







1 commentaire:

  1. Si les humains faisaient moins de 2,1 enfants en moyenne, la population humaine finirait par décroitre et s'éteindre. Le monde perdrait un super prédateur ce qui serait plutôt un gain pour la planète mais elle perdrait en diversité ce qui pourrait avoir des répercussions désastreuses sur tous les écosystèmes. Imaginons par exemple que suite à une catastrophe il n'y ait plus d'humains pour refroidir les centrales nucléaires. Ceci aurait une conséquence sur les autres espèces sauf si elles parviennent à s'adapter à la radioactivité.


    C'est seulement si les humains font plus de 2,1 enfants en moyenne alors que la mortalité infantile régresse qu'il y a un risque de surpopulation. On constate d'ailleurs que là où la surmortalité infantile régresse, la natalité régresse également.
    On constate également que dans les pays les plus riches, le vieillissement de la population pose de graves problèmes sur le plan économique.

    Dans l’écosystème bouddhiste les moines ont besoin des laïcs qui eux sont censés faire des enfants. A terme, tous les êtres doivent passer sur l'autre rive ce qui implique donc une décroissance. Mais si les humains devaient faire moins d'enfants, les autres espèces diminueraient également leurs chances de passer sur l'autre rive.

    Il me semble donc raisonnable de faire 2 enfants par famille. Ou bien ne pas en faire pour compenser ceux qui en font trop ou bien en faire plus pour compenser ceux qui n'en font pas assez.

    Tout est question d'équilibre.

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