Pages

mardi 25 décembre 2018

Qui était le Bouddha ?




Qui était le Bouddha ?




Je voudrais réagir à un ouvrage de Bernard Faure récemment paru : « Les milles et une vies du Bouddha » (éd. du Seuil, Paris, 2018). Bernard Faure y interroge notre connaissance de la personne du Bouddha d'après les textes anciens du bouddhisme. Il y distingue deux grandes tendances chez les érudits occidentaux depuis qu'ils étudient le phénomène du bouddhisme depuis le XIXème siècle : l'historicisme et le mythologisme. La lecture de Bernard Faure se place résolument du côté des mythologistes. Il s'ingénie donc dans son livre à saper toute preuve historique concernant la vie du Bouddha.



L'attitude historiciste essaye de dégager la personne du Bouddha, Siddhartha Gautama derrière le fatras des légendes, des mythes et des histoires dorées racontées bien après la vie et la mort du Bouddha par des fidèles zélés et avides de récits enchantés. Le problème dans cette attitude historiciste est que nous disposons d'assez peu d'éléments biographiques et de témoignages directs attestant de la vie du Bouddha quelque part dans l'Inde ancienne. Les soûtras parlent peu de la vie du Bouddha ; et on ne trouve pas de traces historiques écrites qui relateraient du Bouddha comme d'un personnage historique. Et tous les récits de la vie du Bouddha se retrouvent dans des textes postérieurs de plusieurs siècles à la vie du Bouddha. Par ailleurs, ces récits, dont les plus célèbres sont le Buddhacarita (« Les actes du Bouddha »), le Lalitavistara (« Le développement des jeux »), le Mahāvastu (« Les grands événements ») sont saturés de phénomènes miraculeux, d'embellissement de la réalité et de contradictions flagrantes les uns avec les autres. Le Lalitavistara, par exemple, décrit par exemple Kapilavastu, la cité d'origine de Siddhartha comme une capitale rayonnante et gigantesque alors que les traces archéologiques montrent sans appel que Kapilavastu était un simple bourg, presque un village !


Toutes sortes d'éléments importants de la biographie du Bouddha manquent ou sont incertains. Ainsi, les simples dates de naissance et de mort du Bouddha sont sujettes à des évaluations qui varient avec un différentiel de plusieurs siècles ! Selon la chronologie tibétaine, le Bouddha aurait vécu de 961 à 881 avant notre ère. Selon la chronologie de l'Asie orientale, on a des dates encore plus anciennes : -1061 à -949 ! La chronologie qui est le plus souvent acceptée par les érudits occidentaux est la chronologie du Theravāda  : -566 à -486. Cette estimation se fonde sur le canon pâli et par rapport au règne de l'empereur indien Ashoka (dont l'existence est attestée), et plus précisément son intronisation (-268). Cette chronologie fait aujourd'hui l'objet d'un consensus parmi la communauté mondiale des bouddhistes. Néanmoins, d'autres dates plus récentes ont été proposées par des chercheurs occidentaux. Citons parmi les plus connu Richard Gombrich qui se base sur une chronique cinghalaise, le Dīpavamsa et qui pense que le Bouddha est mort en -404. Heinz Bechert avait de son côté organisé un symposium à l'université allemande de Göttingen où les différents intervenants avaient proposé des dates du décès du Bouddha allant de -486 à -261.


Et ce problème de datation est très loin la seule incertitude touchant à la vie du Bouddha : tous les grands épisodes de sa biographie sont sujets à caution. Ce qui fait dire à Bernard Faure : « Étienne Lamotte reflète l'opinion générale selon laquelle : "Le bouddhisme demeurait inexplicable si l'on ne posait à ses origines une forte personnalité qui en fut le fondateur". Or il s'agit là d'un postulat, pour ne pas dire d'un acte de foi, plutôt qu'un résultat de la recherche historique. La seule réalité historique est celle de la légende et de son développement. S'il est important de penser qu'il y a eu une présence à la source de tous ces mythes, il s'agit d'une présence virtuelle. La question a d'ailleurs peut-être été mal posée, dans la mesure où l'historicité du Bouddha n'a a jamais été, pour la tradition bouddhique dans son ensemble, l'élément déterminant qu'elle est pour les historiens occidentaux. Le discours bouddhique s'est développé autour d'une absence, et l'hagiographie et le rituel ne sont là que pour produire un semblant de présence » (Bernard Faure, ibid., p.78).


Pour Bernard Faure, il ne faudrait tenir compte que des mythes tournant autour de la personne du Bouddha et ne pas alimenter une quelconque prétention à une information historique et réelle le concernant. Sa présence est au mieux virtuelle dans les aléas de l'Histoire ; et le récit de ce qu'il était ne vaut que par l'univers mythologique que les peuples de l'Asie ont tissé à son endroit.


Il y a quand même un gros problème dans cette logique : c'est que Bernard Faure ne tient compte que des éléments biographiques contenus dans les textes les plus anciens du bouddhisme, sans lire ce qui fait l'essentiel de ces textes : les enseignements philosophiques contenus dans les soûtras. Car oui, quelle est la teneur essentielle du canon bouddhique ? Des compte-rendus de conférence données ici et là dans le nord de l'Inde où le Bouddha expose les notions fondamentales de sa philosophie : comment transcender le problème de la souffrance ? L'ampleur et la profondeur de ce phénomène de la souffrance. La doctrine du non-moi. L'impermanence. L'abandon de la métaphysique au profit de la recherche du bonheur. La conduite éthique à tenir pour les moines et les laïcs. La pratique de la méditation et de l'attention juste. La sagesse et la vision pénétrante. Tout cela qu'on peut ranger sous le concept de « Noble Octuple Sentier ».


Et je ferai ici une distinction fondamentale entre les soûtras du canon pâli et les soûtras du Grand Véhicule. Les soûtras du canon pâli nous ont rapporté ces compte-rendus d'enseignements de manière exhaustive : on trouve des milliers de ces compte-rendus parmi les soûtras. Et ce n'est pas étonnant, car après tout, le Bouddha était un type qui s'adonnait à deux choses (en-dehors des activités vitales comme manger ou dormir) : pratiquer la méditation et donner des enseignements à ses disciples. Ce qui est intéressant avec les soûtras du canon pâli, c'est que les enseignements sont toujours donnés en précisant très brièvement le contexte de la conférence : dans quelle ville ou village ce sermon a-t-il été donné ? (Souvent dans le parc d'Anathāpindada dans la banlieue de la ville de Śhrāvastī, mais pas toujours) Le nombre des moines qui ont assisté à l'enseignement ? Le contexte ? Qui a posé une question qui a amené à cet enseignement particulier ? Souvent un moine, un brahmane ou un ascète d'une autre religion qui vient interroger sur tel ou tel point.


Or cette contextualisation opérée par les soûtras du canon pâli est beaucoup plus réaliste que les soûtras du Grand Véhicule où le contexte relève la plupart du temps (mais pas toujours) de la science-fiction : des millions de disciples, de moines et de bodhisattvas qui écoutent l'enseignement du Bouddha contre 500 moines, voire beaucoup moins pour les soûtras du canon pâli. Des miracles à dimension cosmique dans le Soûtra du Lotus et le Soûtra de l'Ornementation Fleurie qu'il nous faut croire sous peine de ne pas être digne de la voie du Grand Véhicule. Pour ne prendre qu'un exemple dans le Soûtra de l'Enseignement de Vimalakirti, le bodhisattva Vimalakirti présenté comme un grand disciple du Bouddha, mais qu'on ne retrouve dans aucun autre texte, est malade, alité chez lui. Or c'est lui, dans sa modeste demeure qu'il accueille « huit mille bodhisattvas, cinq cent Auditeurs et cent mille hommes et dieux » sans que les invités ne rapetissent, ni la chambre de Vimalakirti ne s'agrandisse !


Dans le soûtra, l'estimation des participants aux conférences du Bouddha est beaucoup plus réaliste, et s'accompagnant d'une cohérence interne : on retrouve constamment les grands disciples du Bouddha : Ānanda, Śhāriputra, Mahāmaudgalyāyana, Mahā Kāśhyapa ainsi que des interlocuteurs récurrents du Bouddha. Tout cela offre un tableau beaucoup plus crédible ; et c'est pourquoi il me semble que l'on peut s'y fier beaucoup plus pour avoir une idée honnête de ce qu'était la communauté bouddhique à l'époque du Bouddha.


Néanmoins, le fait d'avoir des indications de villes existant réellement, de personnages qui semblent réels et de contextes qui semblent crédibles ne garantit pas que tout ce qui est dit s'est véritablement passé comme cela est écrit. Après tout, des erreurs sur les lieux ou les personnes ont pu se produire : tel enseignement que l'on proclame avoir été donné à Śhrāvastī a pu être donné dans un village avoisinant, tel interlocuteur était peut-être un autre, tel propos mis dans la bouche du Bouddha est peut-être faux ou approximatif.


Bernard Faure essaye ainsi de jeter le doute sur ces textes du canon pâli : « À défaut de précisions de dates, la multiplication des références géographiques dans les biographies modernes du Bouddha semble témoigner de l'historicité du personnage. Toutefois, comme le note Hans Penner, on pourrait invoquer des références tout aussi précises dans le cas des figures aussi clairement mythiques que Vishnou ou Rāma. Ces références sont des trompe-l’œil. Ainsi que l'a montré Gregory Schopen, sur la base d'un texte tardif du Vinaya de l'école Mūlasarvāstivādin (une branche de l'école Sarvāstivāda du premier bouddhisme), le Ksudrakavastu, ce sont des références génériques faisant office de remplissage en cas d'ignorance ou d'oubli. Le Bouddha, dans ce texte, déclare à son disciple Upāli : "Upāli , ceux qui oublient le nom du lieu, etc., doivent déclarer qu'il s'agissait d'une des six grandes villes, ou d'un endroit où le Bouddha séjourna souvent. S'ils oublient le nom du roi, ils doivent dire qu'il s'agissait de Prasenajit ; s'il oublient le nom du maître de maison, qu'il s'agissait d'Anathāpindada ; (...) s'ils oublient le lieu d'une histoire du passé, que c'était Vārānasī (Bénarès) ; le nom du roi, que c'était Brahmādatta". (...) Il faut donc se méfier de "l'effet de réel" qu'ils induisent et les prendre pour ce qu'ils sont, des textes obéissant à une logique narrative, et non des documents à verser au dossier biographique du Bouddha » (Bernard Faure, ibid., pp. 89-90).


Admettons. Poussons très loin ce scepticisme. Adoptons en la circonstance un doute hyperbolique emprunté à René Descartes dans ses Méditations Métaphysiques, un doute excessif où l'on révoque toute certitude, même celles qui ont l'air le plus raisonnable. N'admettons aucune preuve ou indice de l'existence historique du Bouddha. Que nous reste-t-il alors ? Les textes que sont les enseignements des soûtras et qui développent les grandes notions de la philosophie bouddhique. Il y a bien fallu un auteur à ces textes nombreux et cohérents entre eux.


Admettons donc pour l'expérience de pensée que ce ne soit pas Siddhartha Gautama qui en soit la source et que Siddhartha Gautama soit même une fiction complète, qu'il n'ait jamais eu sur Terre de Siddhartha Gautama. Mais cela voudrait alors dire qu'un « Malin Génie » autre que Siddhartha soit l'auteur de ces enseignements. Imaginons que dans l'Inde ancienne, Gustave, cordonnier de son état, aurait écrit tous les soûtras, et qu'il aurait inventé le personnage conceptuel de Siddhartha pour mieux vendre ses bouquins. Ce serait parfaitement improbable, invraisemblable certainement, mais admettons cela un instant. Pour moi qui m'intéresse à la philosophie du Bouddha, et non à la mythologie et la religion du Bouddha, cela ne changerait pas grand-chose : il resterait les concepts importants de la philosophie bouddhique, la méditation, le non-soi, la production interdépendante, l'amour bienveillant, la compassion, l'attention juste, l'impermanence, etc... Et là l'essentiel, il resterait le Dharma !


Cela semblerait drôle ou déconcertant que la source vive de cette philosophie ne soit pas Siddhartha, mais Gustave le cordonnier. Mais au fond, du point de vue d'un pratiquant sincère de la philosophie du Dharma, cela ne changerait pas grand-chose : on continuerait à penser à voir l'impermanence de tous les phénomènes, à pratiquer tant que se faire se peut une conduite éthique bienveillante, à chercher son corps et son mental dans la méditation, à s'adonner à la vision et à voir la véritable nature des choses derrière les apparences. En fait, du point de vue de la pratique du Dharma, la meilleure façon de savoir qui était le Bouddha n'est pas d'entreprendre des recherches biographiques poussées ou de faire des recherches archéologiques pointues à Kapilavastu, à Lumbini, à Bodh Gaya, à Sarnath dans la banlieue de Bénarès ou encore à Kushinagar, la meilleure façon de connaître le Bouddha, c'est de pratiquer de rentrer dans son enseignement, c'est de pratiquer le Dharma.


Le Soûtra de la Pousse de Riz ne dit pas autre chose : « Le Bienheureux, après avoir contemplé une pousse de riz, a enseigné aux moines cette parole : "Ô moines, quiconque voit la production interdépendante voit le Dharma. Quiconque voit le Dharma voit le Bouddha" »1. Celui qui veut connaître le Bouddha doit approfondir sa philosophie, pas seulement d'un point de vue intellectuel, mais aussi et surtout concrètement dans la vie de tous les jours, à chaque moment de l'existence.


Il ressort de cela que la position de Bernard Faure, son scepticisme extrême à l'égard de la personne du Bouddha, ce doute hyperbolique, n'a pas beaucoup de sens en-dehors d'un jeu intellectuel d'universitaires qui n'ont rien d'autre à faire qu'à discréditer le Bouddha pour mieux discréditer en sous-main la philosophie bouddhique et pour lui dénier toute rationalité. Bien sûr, il y a beaucoup de choses sur lesquelles on ne peut pas être certain, concernant le Bouddha, et il est bon d'exercer son esprit critique, concernant toutes sortes de faits, notamment les miracles et tout ce qui pourrait s'apparenter à du « théologico-politique » dans le monde asiatique : justifier une légitimité politique à partir des faits religieux.


Mais quand on abandonne ce doute hyperbolique, on arrive à une position beaucoup plus raisonnable où l'on se rend compte qu'il serait hautement improbable (même si pas absolument impossible) que Siddhartha Gautama soit une fiction complète. Il y a bien toute une communauté de moines qui se sont succédé de générations en générations : même s'ils n'ont pas transcrit d'éléments biographiques de la vie du Bouddha parce que c'était le cadet de leurs soucis, ils se transmettaient oralement toutes les histoires qu'il savait à son endroit. Bien sûr, nombre de ces histoires ont été déformées avec le temps. Par exemple, le croyance que Kapilavastu où Siddhartha a vécu sa prime enfance était une grande capitale, là où les traces archéologiques laissent à penser que c'était un simple bourg. Mais pourquoi auraient-ils inventé le Bouddha ? Cela n'a aucun sens si on n'y réfléchit bien !




Frédéric Leblanc, le 25 décembre 2018.













1 Soûtra de la Pousse de Riz (Ārya Śhālistamba nāma mahāyānasūtra), dans : « Soûtra du diamant (et autres soûtras de la Voie médiane) », traduction de Philippe Cornu et Patrick Carré, éd. Fayard / Trésors du bouddhisme, Paris, 2001, p. 98.




























Voir également : 






- Transcendance et rationalité


- Un nomade de la raison 
(et notamment le passage sur la relation entre le scepticisme et le bouddhisme) 



La voie unique







- Le professeur et le sage 




















Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.


Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.





Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire