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vendredi 17 avril 2015

L’œuf et la poule



    Récemment j'ai participé à un débat entre végétariens et véganes sur la question de la production des œufs. Une végétarienne se demandait pourquoi exactement les véganes ne mangent-ils pas d’œufs, si ceux-ci sont recueillis dans de bonnes conditions. Cela a entraîné un débat assez vif, surtout entres les véganes eux-mêmes. Je me suis dit alors que la question était suffisamment riche pour essayer de structurer mes arguments dans un texte suivi.

   Tout d'abord, il y a une logique profonde à s'abstenir de manger des œufs dès lors que l'on est animé d'un esprit de compassion à l'égard des poules ou que l'on soutient la cause animale. Les élevages industriels réservent un sort infernal aux poules pondeuses, enfermées dans des cages minuscules où aucun mouvement ne leur est permis avec des milliers de congénères dans une odeur pestilentielle. Comme l'explique Jonathan Safran Foer dans son ouvrage « Faut-il manger les animaux ? » (Éditions de l'Olivier, 2010, pp. 63-64) :


   « La cage standard pour une poule pondeuse alloue à chaque bête un espace au sol d'environ 430 cm² – soit beaucoup moins qu'une feuille A4. (La norme européenne en vigueur en 2010 était de 550 cm². Elle est passée en 2012 à 750 m². Une feuille A4 fait un moins de 624 cm²). Ces cages sont superposées sur trois à neuf niveaux - c'est le Japon qui possède la plus haute batterie du monde, avec des cages empilées sur dix-huit niveaux – dans des hangars dépourvus de fenêtres.

    Imaginez-vous dans un ascenseur bondé, si bondé que vous ne pouvez vous retourner sans bousculer (et énerver) votre voisin. On y est si serré que parfois vos pieds n'y touchent pas le sol. Ce qui est une sorte de bénédiction, car le plancher incliné des cages est fait d'une grillage métallique qui entaille les pattes.

     Au bout de quelques temps, les individus confinés dans cet ascenseur vont perdre la capacité à œuvrer dans l'intérêt du groupe. Certains vont devenir violents, d'autres fous. Quelques uns, faute de nourriture et d'espoir, deviendront cannibales.

    Il n'y a aucun répit, aucun soulagement. Aucun réparateur ne se présente. Les portes s'ouvriront une seule fois, à la fin de votre vie, pour un trajet pour le seul endroit pire que celui-ci, l'abattoir ».



    Mais la question était : « pourquoi ne pas manger d’œufs, si ceux-ci sont recueillis dans de bonnes conditions ? ». On entend bien que, dans un élevage en batterie, il ne s'agit pas de bonnes conditions, mais dans les élevages bio ou les élevages en plein air ? Quand on va au supermarché, les œufs que l'on achète viennent d'élevages qui causent beaucoup de souffrances aux poules et aux poussins. Même les élevages dits « en plein air » ou « bio » sont souvent des appellations trompeuses : « plein air » signifie souvent qu'on laisse un petit espace ridicule aux poules à l'air libre, mais la plupart du temps, elles sont confinées dans un hangar surpeuplé, avec les excréments partout sur le sol. « Bio » signifie que les poules sont nourries de grains issus de l'agriculture biologique, mais malheureusement rien de plus, aucune garantie d'un meilleur traitement à leur égard. Comme l'explique encore Jonathan Safran Foer (pp. 80-81) :

     « Appliqué à la viande, aux œufs, aux produits laitiers, et même de temps en temps, au poisson (du thon élevé en plein air ?), le label « plein air » est du baratin. Il ne devrait pas plus rassurer que ceux de « 100% naturel », « frais » ou « magique ».

    Pour être considérés comme élevés en plein air, les poulets de chair doivent avoir « accès à l'extérieur », ce qui, si l'on prend ces mots de façon littérale, ne veut absolument rien dire. (Imaginez un hangar abritant 30 000 poulets, avec, à une de ses extrémités, un petit portillon ouvrant sur un enclos de terre battue d'un mètre cinquante de côté – et ce portillon restant la plupart du temps fermé).

     L'USDA1 ne définit même pas ce qu'est le plein air pour les poules pondeuses, préférant se fier aux déclarations des producteurs pour confirmer qu'elles en bénéficient. Très souvent, les œufs des poules d'élevage industriel – des poules serrées les unes contre les autres dans de vastes hangars – sont étiquetées de plein air. (Le terme cage-free sensé indiquer que les poules ne sont pas enfermées dans des cages, ne veut dire ni plus, ni moins que ce qu'il signifie – littéralement en effet, ces poules ne sont pas encagées). On peut donc légitimement supposer que la plupart des poules pondeuses de « plein air » ou « cage-free » sont amputées de leur bec, droguées et cruellement tuées après « usage ». Je pourrais aménager un poulailler sous mon évier et dire que mes œufs sont de « plein air ». »



     Par ailleurs, dans un élevage de poules, on tue les poussins mâles et les poulets qui ne produiront jamais d’œufs afin de rentabiliser l'exploitation. C'est pourquoi je m'abstiens de manger des œufs et que je pense qu'un régime végane est à mon avis le meilleur d'un point de vue éthique dès que l'on considère la sensibilité d'un animal soumis à ces pratiques d'élevage.

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    Néanmoins, il y a un cas où j'admets qu'il est possible de manger des œufs sans nécessairement aller à l'encontre d'une éthique bienveillante envers les poules et les poussins. Si on élève des poules dans son jardin dans le respect de celles-ci et que l'on ne les fait pas souffrir pour qu'elles produisent des œufs et qu'évidemment on ne tue pas une fois qu'elles ont cessé d'être productives, je ne vois pas où est le problème.

    Si vous avez de poules chez vous et que vous les traitez bien, vous pourriez manger leurs œufs, une fois n'est pas coutume, sans trahir la cause animale. Ceci étant dit, il faut absolument garder à l'esprit que les œufs ainsi produits ne sont qu'une infime partie de la totalité des œufs produits dans le monde. Quand on va au supermarché, les œufs que l'on achète viennent d'élevages qui causent beaucoup de souffrances aux poules et aux poussins.

La poule en laisse, Robert Doisneau


   Les poules à la maison peuvent être très utiles pour le recyclage des déchets alimentaires. Les poules pondent quoi qu'il arrive. Donc manger leurs œufs non-fécondés ne causent pas de souffrances aux poules. D'un point de vue éthique, il n'y a pas de mal à les manger. Je précise bien qu'il s'agit de poules que l'on a chez soi, et pas de commerce, car le commerce implique toujours de faire des profits et de rentabiliser son exploitation. Et donc de tuer et de vendre les poules ou de manipuler par des moyens très limites comme les exposer constamment à la lumière pour qu'elles pondent plus d’œufs.

   Je pense cette position assez raisonnable. Néanmoins, elle n'est pas partagée par un certain nombre de véganes. Ceux-ci pensent qu'un végane ne devrait pas avoir de poules chez lui, et encore moins consommer les œufs de cette poule.

    Leurs arguments peuvent se résumer en plusieurs points :
1°) "Avoir" des poules est impossible pour un végane puisque la notion de propriété pour un être vivant est une idée qui doit être combattue comme l'esclavage.
2°) Dans la nature, avant d'avoir été sélectionnées par l'homme, les poules sauvages ne pondent pas plus de 12 fois par an. Pondre est très fatiguant pour une poule et elle ne devrait pas le faire tous les jours car cela lui fait perdre beaucoup de calcium (pour fabriquer la coquille). La poule pondeuse a été sélectionnée par l'homme depuis des générations et des générations pour devenir ce qu'elle est : un animal dont la fonction prévue par l'homme est de produire des œufs au seul profit de l'homme. La poule est donc un animal « dénaturé » par l'homme. Posséder une poule, c'est se rendre complice de cette dénaturation.
3°) En achetant une poule, même pour son jardin et dans l'idée de respecter sa poule et de la rendre heureuse, celle-ci doit bien provenir de quelque part, donc probablement d'un élevage, son achat a donc financé l'industrie de l'élevage à laquelle un végane tente justement d'échapper.
4°) Si on mange les œufs des poules de son jardin, on risque de ne pas apprendre à vivre sans œufs et de ne pas passer le pas vers le véganisme complet, et donc d'acheter des œufs dans le commerce (qui, eux, produisent de la souffrance pour les poules pondeuses), tout en se donnant bonne conscience.
5°) Et puis certains arguments que je trouve nettement moins pertinents, mais qui sont régulièrement avancés comme : « Les œufs de la poule ne peuvent pas m'appartenir, c'est un trésor de la vie (fécondé ou non) ». Ou encore : « Un œuf, c'est aussi les règles d'une poule. Est-ce que ce n'est pas complètement dégoûtant ? »

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   Je commencerai par ce cinquième argument. Que l'on considère la genèse d'un œuf comme un « trésor de la vie » ou un « miracle de la vie », pourquoi pas ? Mais en quoi est-ce un argument pour ne pas en consommer ? Que l'on observe minutieusement la croissance du germe d'une plante et l'on se rendra compte aussi qu'il y a là un « trésor de la vie » ou un « miracle de la vie ». Faut-il arrêter de manger du blé ou des haricots parce que la croissance du végétal est fascinante ?

    Sur la question maintenant du dégoût que peut susciter la prise de conscience de l’œuf considéré comme les règles d'une poule, il faut bien se rendre compte que le dégoût ou la répulsion envers tel ou tel type de nourriture est très largement culturel. Notre goût est dicté par tout un apprentissage qui fait que l'on est amené à éprouver du dégoût pour telle ou telle chose. Nous sommes dégoûtés quand nous apprenons que les Asiatiques mangent du chien ; mais nous ne sommes pas dégoûtés par rapport à la viande de porc. Même les véganes essayent de se procurer des produits 100% végétaux conçus pour ressembler au saucisson ou aux tranches de jambon qu'ils ont mangé durant leur enfance. Quand je dis à mes élèves que je mange des algues, ils sont dégoûtés. Les algues sont pour eux ce truc dégueulasse dans lequel les pieds s'emmêlent quand on nage dans la mer. Ils n'ont pas idée que l'on puisse en manger, et encore moins que cela puisse rehausser la saveur de leurs plats.

    Par ailleurs, nos dégoûts ou nos attirances ne relèvent pas de la sphère éthique qui tranche entre le bien et le mal, mais des questions de goût qui, comme les couleurs, varient d'une personne à l'autre, d'une éducation à l'autre et d'une culture à l'autre, ainsi que de la sphère du pur et de l'impur. Selon la culture ou la religion, certaines choses sont frappées du sceau de l'impureté et répudiées sans autre forme de procès. Les Juifs orthodoxes refusent de toucher une femme quand elle a ses règles parce qu'elle est considérée comme impure. Les brahmanes dans l'hindouisme refusent de toucher les gens des basses castes car ils sont impurs à leur yeux. Par contre, ils trouvent fantastique d'aller se baigner dans le fleuve sacré du Gange pour se purifier de leurs fautes. Pourtant le Gange est un fleuve particulièrement pollué et rien ne garantit de son pouvoir de purification. Le Bouddha ironisait à ce sujet : « Un fou aux actions noires qui se baigne dans un fleuve sacré restera un fou aux actions noires ».

     Ces notions de pur et d'impur sont confusément rattachées aux notions du bien et du mal. Pourtant on ferait mieux de les dissocier. Ces notions sont trop relatives à la sensibilité des personnes ainsi qu'à la culture dans laquelle ils baignent. Elles ne permettent pas de fonder un critère rationnel sur ce qu'il est bon que je fasse. Si je touche une femme qui a ses règles, ce n'est ni bien, ni mal, même si le juif orthodoxe pense que c'est là une impureté de me salir au contact d'une femme qui a ses règles. Il pourra bien sûr dire que c'est mal ou que c'est un péché ; mais alors, il devra invoquer un interdit qui se trouve dans la Bible ou le Talmud, donc une croyance qui ne peut pas se baser sur un principe rationnel. Il suffit de ne pas croire au message de la Bible pour ne pas se sentir contraint par cette règle de vie sans fondement rationnel.

    Dans son livre de cuisine de cuisine intitulé « Vegan », Marie Laforêt consacre une page à convaincre ses lecteurs de ne pas manger des œufs où elle reprend les arguments véganes que j'ai cité plus haut. Elle nous demande de méditer sur ce point : « Est-ce que vous considéreriez un œuf de pigeon ou d'oie non-fécondé comme un aliment potentiel qu'il serait dommage de gâcher s'il est abandonné ? Pourtant, ces œufs sont aussi comestibles 2 ». Effectivement, il ne m'est jamais venu à l'idée de manger des œufs de pigeon ou d'oie. Pourquoi ? Certainement pour des raisons de goût (c'est peut-être mauvais) ou pour des raisons de préjugés culturels (ça ne se fait pas, tout comme cela ne se fait pas de manger des algues pour la plupart des gens, même si, en réalité, c'est très bon). Mais tout cela ne nous dit rien sur le fait de savoir s'il est bon ou mauvais de manger « les règles d'une poule », à savoir un œuf !

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    Revenons maintenant au premier argument : « "Avoir" des poules est impossible pour un végane puisque la notion de propriété pour un être vivant est une idée qui doit être combattue comme l'esclavage ». L'idée qui est exprimée ici est le principe défendu par le philosophe américain Gary Francione qui veut que la domesticité des animaux soit toujours un mal quand bien même on ne ferait pas souffrir ses animaux domestiqués. Avoir une poule ou n'importe quel animal serait toujours le signe d'une relation d'esclavage envers cet animal. Pourtant, une père de famille : « j'ai deux fils et une fille » ; un patron peut dire : « j'ai dix employés dans ma boîte » ; un enseignant peut dire : « j'ai trente élèves dans ma classe ». Dans ces cas, le fait d' « avoir » des enfants, des employés ou des élèves ne signifie en rien une relation d'esclavage. Pareillement, avoir des animaux chez soi ne veut pas nécessairement dire que ceux-ci sont nos esclaves. Bien sûr, la poule ou le chien n'ont pas choisi leur maître ; mais l'enfant n'a pas choisi ses parents et l'enfant n'a pas choisi son professeur !

   S'il est vrai que les êtres humains se comportent particulièrement mal envers les animaux au point qu'Isaac Bashevis Singer a pu écrire que, pour les animaux, les hommes sont des nazis, cela ne veut pourtant pas dire que c'est toujours le cas. On peut avoir une poule dans son jardin sans nécessairement avoir envie de la ranger dans une cage dont la surface est plus petite qu'une feuille A4 et sans vouloir la passer à la broche.

    C'est pareil avec votre chien. Il y a de toute évidence des maîtres qui maltraitent leur chien ou qui les délaissent, ne s'occupent pas du tout d'eux, ne vont par exemple jamais les promener. Tout cela est très regrettable, mais cela ne signifie pas que la domesticité doit être rejetée en bloc. Il y aussi beaucoup de bons maîtres qui ont une très bonne relation avec leur maître. Quand leur maître les lâchent lors d'une promenade, ils ne s'enfuient pas en courant, mais reviennent toujours auprès de leur maître ! Pareillement, beaucoup de chats ont l'opportunité d'aller se balader à toute heure du jour et de la nuit. Et ils n'ont profitent pas pour retourner à l'état naturel. Ce qui me laisse penser que leur situation n'est pas si mauvaise que veut bien le dire Gary Francione.

    En fait, je n'arrive tout simplement pas à comprendre Francione quand il raconte : « Si vous êtes dans la capacité d’adopter ou d’accueillir momentanément un animal, s’il vous plaît, faites-le. La domestication est moralement condamnable, mais les animaux qui existent ici et maintenant ont besoin de nos soins. Leurs vies sont aussi importantes pour eux que les nôtres le sont pour nous3 ». Pourtant, parlant de lui et de sa femme, il dit : « Vous ne trouveriez probablement pas sur cette planète deux autres personnes aimant plus que nous vivre avec les chiens ». Et la plupart du temps, les adeptes de Francione sont tout autant fous des animaux qu'ils recueillent à tour de bras et qu'ils défendent avec un zèle et un dévouement très souvent admirable. Leur rêve est néanmoins que nous cessions toute relation avec les meilleurs amis de l'homme ! Je ne comprends pas !

    Francione nous explique que : « Les animaux domestiques ne font pas réellement partie de notre monde, ni du monde des non-humains. Ils sont pour toujours dans un enfer de vulnérabilité, dépendant de nous en toute chose et en danger dans un environnement qu’ils ne comprennent pas vraiment ». Si nos animaux domestiques comme nos chiens et nos chats vivaient dans un « enfer de vulnérabilité », on comprend mal pourquoi ils ne font pas tout pour prendre leurs pattes à leur cou et s'enfuir dans les plus brefs délais alors même qu'ils ont très souvent la possibilité de partir en toute liberté et de ne pas revenir.

    Pour ma part, je pense qu'une relation de pouvoir n'est pas nécessairement une relation d'esclavage. Si j'ai une poule dans mon jardin, en soi, ce n'est pas un problème. Du point de vue moral, ce qui importe, c'est comment je vais nouer cette relation, comment je vais me comporter envers cette poule (ou tout autre animal domestique). J'ai un pouvoir certain sur cette poule puisque je la « possède », mais la question est : est-ce que je m'autorise tous les droits sur cette poule ou, au contraire, est-ce que je reconnais sa sensibilité de poule et que j'essaye au mieux de rendre la vie de cette poule agréable et plaisante à vivre ? Voilà la question.

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    L'objection suivante disait que la poule est un animal dénaturé. La poule pondeuse a été sélectionnée par l'homme depuis des générations et des générations pour devenir ce qu'elle est : un animal dont la fonction prévue par l'homme est de produire des œufs au seul profit de l'homme. Posséder une poule, ce serait se rendre complice de cette dénaturation.

     Il faut bien comprendre que dans la société humaine, tous les êtres vivants qui nous entourent sont « dénaturés » : les chiens sont d'anciens loups, les cochons sont d'anciens sangliers. C'est vrai pour les animaux, mais c'est vrai aussi pour les végétaux. Le blé n'a rien à voir avec ce qui poussait dans la nature avant que les hommes n'inventent l'agriculture. Et c'est pareil pour tous les végétaux que les hommes font pousser pour leur alimentation et leur plaisir personnel : toutes les plantes sont sélectionnées depuis des millénaires pour avoir des propriétés différentes. Faut-il renoncer au blé, au soja, aux pommes de terre parce que ces végétaux sont « dénaturés » ? Dans ce cas, le véganisme va être quelque chose de dur à accomplir !

     Les êtres humains sont eux-mêmes largement dénaturés du fait des médicaments, des hormones et des produits qu'ils ingèrent, sans parler de la pollution et des perturbateurs endocriniens qui pullulent dans l'environnement. Par ailleurs, nous sommes entourés d'objets qui n'ont rien de naturel : des voitures, des ordinateurs, des téléphones portables et leurs ondes électro-magnétiques....

    L'argument qui dit « c'est contre-nature » ou « c'est dénaturé » n'est simplement pas recevable à mes yeux, à moins d'aller vivre comme un homme préhistorique. S'il faut arrêter d'acheter des œufs, c'est pour des raisons éthiques de bien-être animal. Il faut se méfier de l'argument qui invoque l'ordre de la nature pour justifier des comportements et en condamner d'autres (voir à ce sujet mon texte : « L'homme et l'animal dans l'ordre de la Nature »). C'est un argument très vague : pourquoi faudrait-il toujours suivre la Nature ? Mais aussi un argument à double tranchant qui peut nous revenir comme un boomerang dans la figure : après tout, la chasse et la prédation existent dans la Nature, pourquoi les véganes condamnent-ils la chasse qui est quelque chose de parfaitement naturel ? Dans l'Antiquité, Aristote justifiait l'esclavage parce qu'il y avait selon des maîtres par nature et des esclave par nature... L'homosexualité est condamnée dans le christianisme comme étant « contre-nature » alors que les Grecs considéraient que c'était très naturel, voire que cela relavait d'une sphère de la Nature plus élevée que l'hétérosexualité... On voit que cela peut nous emmener très loin sur des chemins très tortueux....

    Plutôt que d'invoquer la Nature, il vaut mieux se baser sur l'éthique. Est-il juste ou injuste de faire souffrir inutilement des êtres vivants doués de conscience et de sensibilité ? Voilà la question que l'on devrait se poser plutôt que de se demander si c'est « naturel » ou au contraire « contre-nature ».

  Nous vivons dans cette civilisation humaine qui a transformé le blé, le soja, le chien, le cochon et les poules. C'est un fait historique, mais ce n'est pas un argument moral pour dire que c'est bien ou mal d'avoir des poules chez soi. Les hommes ont transformé les chiens en loup pour en faire des compagnons de chasse ; ils ont aussi transformé certains gallinacés en poule pour en faire des animaux d'élevage. On peut regretter ce fait historique, surtout le fait que nous avons eu tendance à objectiver les animaux et les réduire à l'état de variable de production. Mais voilà, ici et maintenant, nous sommes en présence de chiens et de poules. La question est : va-t-on continuer l'exploitation honteuse des animaux ou entretenir une relation plus harmonieuse et bienveillante à leur égard ?

Cally Whitham


    Si la réponse est oui, alors je ne vois pas où le problème d'avoir des poules dans son jardin dans la mesure où vous ne les instrumentalisez pas, où vous ne les vendez pas, où vous ne les maltraitez pas et que vous ne les tuez pas évidemment pour en manger la chair.

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    On en vient donc au troisième argument : « En achetant une poule, même pour son jardin et dans l'idée de respecter sa poule et de la rendre heureuse, celle-ci doit bien provenir de quelque part, donc probablement d'un élevage, son achat a donc financé l'industrie de l'élevage à laquelle un végane tente justement d'échapper ».

    Ce n'est pas faux. Si j'achète une poule, elle viendra très probablement d'un élevage où on n'aura pas beaucoup de considération à l'égard des poules. Mais d'un autre coté, je sors la poule que j'achète de ce système mercantile qui vit de la souffrance des poules. Je la sors littéralement d'une cage minuscule pour la permettre de courir dans mon jardin. N'est-ce pas une amélioration pour la poule ? L'important, c'est ce que je fais moi de la poule. C'est ma responsabilité individuelle de bien me comporter envers elle. Ce que les éleveurs de poule font de leurs poules, c'est leur responsabilité à eux, pas la mienne.

    Cet argument mérite réflexion. On peut ainsi privilégier des élevages qui font moins souffrir les poules pour ne pas financer les salopards qui font des profits colossaux avec les élevages industriels. Mais en fait, si cela pose un problème, c'est parce que l'attitude générale envers les animaux dans notre société moderne est déplorable. On peut imaginer raisonnablement que, dans un société plus respectueuse des animaux, ce débat aurait moins de sens. Pour Gary Francione, l'élevage est en lui-même un mal ; mais le problème réel, c'est la manière dont on traite les animaux dans les élevages ou dans les animaleries.

   L'important, c'est de bien se comporter bien avec ses poules. De toute façon, les poules sont condamnées à souffrir dans les élevages industriels ou non pour produire à longueur d'années des œufs ou pour être mangées. Acheter quelques poules ne change en rien la donne en comparaison de cette masse colossale de souffrances et ce n'est pas cela qui va renforcer les intérêts économiques des acteurs du monde de l'élevage des poules.
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   Le quatrième argument dit que recueillir les œufs des poules de son jardin va affaiblir notre motivation pour se détacher des produits animaux et notre volonté d'adopter une alimentation la plus végétale possible. C'est effectivement un risque potentiel. On pourrait se justifier d'avoir des poules bien traitées chez soi pour ne pas renoncer du tout des œufs ou les produits contenant les œufs et acheter des œufs au magasin parce qu'une douzaine d’œufs par an, cela ne recouvre pas vos besoins. On ne donne souvent bonne conscience par des chemins tortueux....

    Face à cela, la seule solution, c'est de rester vigilant et ne pas se laisser aller à la facilité. Nous n'avons pas vraiment besoin d’œufs pour vivre. On trouve dans la cuisine végane toutes sortes de solutions comme alternatives aux œufs. Autant les mettre en œuvre tout de suite !

   Ce que je dis, c'est que manger une fois n'est pas coutume des œufs issus de son poulailler dans son jardin, ce n'est pas un mal (dès lors que l'on traite bien ses poules). Mais cela doit rester marginal dans notre alimentation. Pour le reste, GO VEGAN !

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    Voilà, il m'apparaissait intéressant de traiter cette question en expliquant pourquoi j'admets dans ce cas précis un pas de côté par rapport à l'application stricte d'un régime végan. Mais il faut bien garder à l'esprit que c'est un cas très marginal par rapport à l'ensemble de la production des œufs dans le monde. 99, 99% de la production des œufs impliquent des élevages qui condamnent les poules à être maltraitées ou être tuées. Pour 80% en France, elles vivent dans des élevages industriels où elles vivent carrément l'enfer.

   Cet argument à l'encontre des véganes est souvent invoqués pour mettre à mal l'attitude végane de refuser tout produit animal. Les véganes adeptes de Gary Francione font refuser en bloc cet argument. Pour eux, il est toujours mal de manger des œufs. Je serais personnellement plus souple sur la question parce qu'effectivement, il ne m'apparaît pas néfaste pour la poule de manger ses œufs dans ce cas précis, tout en insistant lourdement sur le fait que c'est un cas très marginal. Il n'est jamais arrivé de manger des œufs dans ces conditions. Cet argument ne peut pas servir de paravent pour justifier toute la production des œufs !















1 United States Department of Agriculture. Le ministère de l'agriculture américain.
2 Marie Laforêt, « Vegan », éditions La Plage, Paris, 2014, p. 148.

3 Gary Francione, 2012, sur son site « Abolitionnist Approach » :



Un lien pour cuisiner sans utiliser d’œufs:
- mille et une astuces pour remplacer les œufs



Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la libération animale ici..

    Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour du végétarisme 
ici.

Voir tous les articles et les citations à propos de la philosophie antique ici.

Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.

5 commentaires:

  1. Bonjour, je vous invite fortement à revoir votre réflexion en lisant cet article: http://kwaice.blogspot.fr/2015/06/traduction-poules-de-jardin-etendre.html concernant les poules de jardin; et ce livre "Le prix du bonheur: le mythe de l'animal-roi de Charles Danten", concernant les animaux de compagnie.
    A bon entendeur.

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  2. Je tiens à répondre tout de même directement à votre argument, qui m'a choqué, disant que si les animaux de compagnie étaient si mal lotis ils n'avaient qu'à prendre la poudre d'escampette: c'est totalement stupide. C'est comme si vous passiez d'un mode de vie domestique à un mode de vie sauvage. A notre échelle d'êtres humains, c'est comme si on partait vivre dans une forêt reculée de toute civilisation. Les animaux de compagnie sont nés dans une espèce de prison et ils n'ont même pas conscience qu'une liberté existe. Ils ne survivraient pas en liberté.
    Voilà :) Pour le reste, je vous laisse vous faire votre propre idée avec les références que je vous ai données.

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  3. Bonjour, il se trouve que j'ai déjà lu l'article que vous mettez en lien. Une végane francionienne me l'avait déjà mis en lien dans un précédent de débat. Je ne souscris évidemment pas aux thèses que cet article défend. Je rappellerai juste (comme je l'ai fait dans cet article) que ce cas éthique qui fait débat à savoir : "Un végane a dans son jardin une poule qu'il traite bien et qui pond quelques œufs par an. Est-il mal d'en manger ?", est un cas extrêmement marginal par rapport à la production mondiale des œufs. Moi-même, je ne me suis jamais retrouvé dans cette situation concrète (je n'ai pas de poule dans mon jardin). Donc je ne crois pas que manger ces quelques œufs par an va envoyer un message fort aux non-véganes. Refuser d'acheter des oeufs ou des produits à base d’œuf dans les magasins, les restaurants ou chez des amis me paraît beaucoup plus significatif.

    En ce qui concerne votre argument, je lui consacré un article que vous poussez consulter ici : http://lerefletdelalune.blogspot.be/2016/02/les-animaux-et-la-societe-des-hommes.html

    Je ne crois pas que les animaux domestiques soient privés de toute notion de liberté comme vous le pensez. Ils sont doués d'une conscience et la conscience implique toujours l'irruption de la liberté, me semble-t-il.

    Bien à vous,
    F. Leblanc

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  4. Tous ces problèmes éthiques concernant les animaux sont des problèmes très récents, depuis que les gens ne veulent plus élever leurs propres animaux. Autrefois tous les gens de la campagne avaient des poules qui vivaient dehors et se baladaient même sur les routes. On ne leur coupaient pas le bec, elles ne s'arrachaient pas les pattes sur des barreaux de fer. Aujourd'hui on est devenu fainéants et on délègue l'élevage à des entreprises. Du coup, pour des histoires de profit l'élevage est devenu une monstruosité.
    J'aimerai ajouter autre chose : je suis contre la pensée unique et le véganisme est une sorte de pensée unique selon laquelle tout le monde devrait adopter les mêmes comportements alimentaires sinon c'est mal (!). On diabolise le mangeur de viande, même occasionnel. Dans leurs propos, parfois méprisants, les véganes donnent l'impression qu'ils sont une sorte d'élite, la seule à avoir raison sur le reste de l'humanité qui compte quand même quelques milliards d'âmes.
    Un juste milieu me semble plus raisonnable, c'est pourquoi je préfère le végétarisme au véganisme qui me parait plus réaliste et plus adapté à la nature humaine.

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  5. Le véganisme n'est pas une pensée unique. Cet article « L'oeuf et la poule » est lui-même un compte-rendu de débats qui divisent la communauté végane. C'est bien la preuve qu'il y a une pensée diversifiée dans le véganisme. Par contre, le véganisme est une pensée éthique qui tend à l'universalisme, qui vaut pour tout le monde ; et cette pensée pose une jugement de valeur assez net et tranché : il est effectivement mal de tuer, de blesser, de martyriser, d'exploiter les animaux qui sont des êtres doués de conscience et de sensibilité.

    Vous dites : « On diabolise le mangeur de viande, même occasionnel ». Pour moi, c'est toujours un acte mauvais de manger de la viande. Néanmoins, dans le courant du véganisme dans lequel je me situe, je pense qu'il faut faire des distinctions entre ceux qui mangent de la viande tout le temps et ceux qui en mangent occasionnellement ainsi qu'à la façon dont on traite les bêtes de leur vivant, etc... D'autres courants du véganisme comme celui de Gary Francione estiment que tout se vaut dans l'exploitation animale. Un élevage industriel équivaudrait à une ferme familiale. Je ne partage pas cette opinion.

    Quant au végétarisme, je ne pense pas qu'on puisse dire que c'est un juste milieu. Le végétarisme conduit à consommer des œufs avec des poules maltraitées en batterie, des poussins mâles qu'on envoie en masse à la broyeuse, etc... Le végétarisme est selon moi un moindre mal par rapport aux consommateurs de viande et de poissons. Mais cela reste un mal.

    Enfin, je ne pense pas être quelqu'un de méprisant. En tous cas, j'essaye de ne pas l'être. Ce n'est parce qu'on fait quelque chose de bien que l'on fait tout le temps le bien. Donc avant de juger les autres, il vaut mieux être humble et regarder ses propres fautes. Spinoza avait pour devise : « En ce qui concerne les hommes, ne pas railler, ne pas pleurer, ne pas même détester, mais comprendre ». Je pense que c'est là un bon principe.

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