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mercredi 2 septembre 2015

Commentaire aux « Démons de Milarépa »

Commentaire aux « Démons de Milarépa »

     Je voudrais faire quelques réflexions à propos de cet extrait des « Cent Mille Chants » de Milarépa, une œuvre fondamentale de la littérature tibétaine, et probablement aussi de la littérature mondiale. Milarépa qui s'adonne à la méditation et à l'ascèse dans les montagnes du Tibet se voit importuné et envahi par des spectres et démons qui ont bien décidé de ne pas le lâcher : « Cinq spectres, roulant des yeux comme des fonds de bols, s'y trouvaient. L'un était installé sur la couche du Jetsün1, deux l'écoutaient expliquer le Dharma, un quatrième accommodait de la nourriture, le dernier feuilletait les livres de l'ermite ». Nous sommes dans l'univers magique du Tibet médiéval. Milarépa a vécu au XIème et XIIème siècle. Au Tibet à cette époque, les gens voyaient partout des démons, des fantômes et des diables à l’œuvre derrière chaque recoin obscur et derrière le moindre petit malheur de la vie quotidienne. La situation était exactement la même en Europe durant la même période : la peste était l’œuvre du diable qui apparaissait sous la forme de chat noir, etc... Mais derrière ce qui peut sembler n'être que contes et légendes, cette histoire de Milarépa confronté à des spectres et démons dans la solitude de son ermitage recèle une vérité spirituelle dont une lecture plus rationaliste permet de rendre compte.

Jérôme Bosch, détail de "La tentation de Saint-Antoine"


     Quand on pratique la méditation, on est souvent tenté de penser que la pratique assidue va régler tous nos problèmes, toutes nos tentations, toutes nos faiblesses, toutes nos peurs, toutes nos incapacités à vivre sereinement la vie de tous les jours dans la société qui est la nôtre. Le langage courant appelle « démons » ces tentations qui nous conduisent infailliblement vers une pente glissante. On parle ainsi de démons du jeu, démons de la boisson, de démons existentiels. C'est ces démons que l'on voudrait voir disparaître par une méthode qui purifierait automatiquement notre conscience. Le problème, c'est que ces démons ne nous lâchent pas. Exactement comme pour Milarépa ! Milarépa, avant d'être le grand saint bouddhique qu'il a été, a été un meurtrier et un sorcier de magie noire. Il a ainsi contribué à massacrer par rage, ressentiment et volonté de vengeance une grande partie de sa propre famille, ses oncles et ses tantes qui avaient mené la vie dure à lui, sa mère et sa sœur. On comprend que Milarépa devait lui aussi avoir ses démons et des démons puissants qui plus est.

      Milarépa tente plusieurs stratégies pour se débarrasser de ces spectres et démons. Les amadouer tout d'abord en leur dédiant en un chant où il fait l'éloge du lieu dans lequel il fait son ermitage, la vallée du Joyau de la Roche Rouge. Au Tibet, Milarépa était le saint patron des troubadours du fait de la multitude de ces chants. Il chante donc la beauté et l'harmonie de ce lieu et explique qu'il vient avec de bonnes intentions, de très bonnes intentions puisqu'il est animé par l'esprit d'Éveil, le souhait ardent que tous les êtres sensibles soient libérés de la souffrance. Milarépa suggère donc une entente paisible dans un environnement propice qui ne peut amener que du bien-être pour chacun.

« Et moi Milarépa, je m'entraîne à la vivacité de l'esprit,
Je m'entraîne à l'agilité des deux esprits d’Éveil2.

Je suis en harmonie avec les maîtres de ce lieu tranquille.
Vous ici, fantômes et démons assemblés,
Buvez ce nectar d'amour et de compassion
Et repartez chacun en votre séjour. »

    Mais les démons ne sont pas sensibles à ces arguments d'entente harmonieuse ! Ils préfèrent le chaos, la discorde et se repaissent de conflits, quand bien même c'est désavantageux pour tout le monde ! Rien n'y fait : les démons restent en place et redoublent même de diablerie ! « Toujours mécontents du Jetsün, les démons, dans un état effrayant, roulaient des yeux irrités. Deux spectres avait rejoint les précédents ; ils se fortifiaient mutuellement, grimaçaient ; et certains, menaçants, avançaient. Quelques-unes retroussaient les lèvres, claquaient des dents. D'autres hurlaient de violentes paroles et s'esclaffaient. Tous se roulaient à terre, échangeaient des coups, adoptaient des postures insultantes ».




     Milarépa tente alors une approche moins conventionnelle qui est d'adopter l'attitude courroucée des déités tantriques qu'on appelle « Dharmapala » (protecteurs du Dharma). Le regard de Milarépa se fait menaçant et il lance des imprécations à ces monstres. Mais cela ne marche pas ! Les démons et les spectres ne décampent pas et continuent à le hanter et à le harceler.


Milarépa (1040-1123)



     Nous sommes pareils à Milarépa en ce que nous pouvons avoir nos démons qui continuent à nous assaillir quand bien même nous avons adopté un mode de vie plus sain, une attitude d'esprit plus positive et apaisé le mental grâce à la méditation. Rien à faire, nos démons nous suivent à la trace et nous empêchent de vivre en paix. Ces démons peuvent être de toute sorte, je ne voudrais pas me lancer ici dans une liste exhaustive ici : penchants pour la boisson et les drogues, crises de colère incontrôlable, crises de panique et d'angoisse, dépressions, tentations pour l'amoureuse de votre meilleur ami, avoir le « diable au corps » (j'aime beaucoup cette expression aujourd'hui un peu désuète), pulsions auto-destructrices, boulimie compulsive ou son contraire l'anorexie, ennui étouffant, ambition dévorante, jalousie obsessionnelle, etc, etc... Ces démons sont tenaces. Que l'on pense s'en délivrer par des méthodes douces (apaisement du mental, pratique de la amour bienveillant et de la compassion, ouverture au monde...) ou des méthodes plus dures (discipline, aller à l'encontre de ses pulsions...), ils s'accrochent à nous comme une malédiction qui pèserait sur nos épaules.

     Qu'on essaye de les fuir (par le travail, le sport, le jeu ou d'autres activités compulsives), de les oublier (par le divertissement, les drogues, l'alcool, les médicaments...), et ce sont d'autres troubles, d'autres démons qui se profilent à l'horizon. Et pas de solution-miracle, pas de technique infaillible qui résoudrait ces problèmes.... Cela semble sans espoir, et quelque part ça l'est ! C'est d'ailleurs par ce chemin sans espoir que Milarépa envisage une autre relation à ses démons : « Marpa du Lhobrag3 m'ayant démontré que la totalité des conceptions naissaient en l'esprit, mon propre esprit alors s'est soumis au Vide lumineux. Après avoir réalisé leur non-appartenance au monde extérieur, je n'aurais aucune raison de me réjouir si spectres et génies malfaisants s'en allaient ». Tous ces démons et ces spectres qui nous angoissent et nous désespèrent ne sont jamais que de productions de l'esprit, et ils sont de la même nature que l'esprit : vacuité et claire lumière. Ces démons et ces spectres ne sont pas extérieurs à l'esprit. Vouloir qu'ils s'en aillent est une espérance folle : cela ne fera que déplacer ces ennuis de la conscience vers l'inconscient. Ce que propose Milarépa, c'est de cesser de se battre pour faire disparaître ses démons, d'abandonner l'espoir et la crainte que l'on entretient à leur égard, être conscient de leur présence tout en reconnaissant leur caractère de phénomènes de l'esprit, c'est-à-dire vides et lumineux comme la nature de l'esprit. Au fond, ces démons ont quelque chose à dire sur nous-mêmes qu'il faut pouvoir entendre si l'on veut progresser sur le chemin de la vérité. Il ne faut pas céder devant eux ; il ne faut pas non plus les fuir ou vouloir qu'il s'en aillent, mais rester droit devant eux, pleinement conscient. Et même si cette conscience est forcément douloureuse et que cela demande du courage et de la persévérance de réitérer sans cesse son acceptation d'une confrontation avec eux, il vont nous permettre de nous dépasser dans la conscience non-duelle.

     C'est alors que Milarépa se met à chanter un chant où il s'identifie au lion des neiges parfaitement à l'aise dans le froid glacial des montagnes, au garouda, créature mythique mi-homme, mi-aigle parfaitement à l'aise quand il plane dans les cieux, au poisson parfaitement à l'aise quand il nage dans l'océan. Pareillement, Milarépa est parfaitement à l'aise quand il réside dans l'océan immense et lumineux qu'est la nature de l'esprit. Les démons eu autres troubles n'y sont que des vagues perdues dans l'immensité des flots ; et de la même façon que le poisson n'a peur de se noyer ou que l'aigle n'a pas peur de chuter du haut des cimes, Milarépa ne doit pas voir peur de la présence des démons. Eux aussi ne sont des créations imaginaires de l'esprit qui se résorberont bientôt dans la nature de l'esprit comme les vagues se résorbent d'elles-mêmes dans le vaste océan.

     Bien sûr, il a fallu toute une évolution spirituelle pour être capable de demeurer impassiblement présent face à ses démons sans peur et sans espoir. Il faut grandir dans le Dharma pour arriver à ce point de totale acceptation des troubles et de l'adversité. Cela ne vient pas du premier coup et cela demande de nombreux effort dans la Voie. C'est une confrontation difficile. Mais Milarépa indique un chemin à suivre et une autre relation avec nos problèmes existentiels, un chemin où, progressivement, on peut parvenir à accepter et à intégrer tous ces « démons ».

    Ce faisant, les démons de Milarépa disparaissent dans un grand tourbillon de vent. Ils ne sont pas partis vers un ailleurs, mais se sont résorbés dans la vacuité et la claire lumière de la conscience non-duelle.




Voir le texte des "Démons de Milarépa" ici.

Milarépa dans une posture classique d'écoute des dakinis






1 Jetsün est un terme tibétain honorifique que l'on peut traduire par « Seigneur » ou « Vénérable ». Très régulièrement au Tibet, on parle du « Jetsün Milarépa ».
2 Esprit d’Éveil ou bodhicitta en sanskrit désigne l'aspiration et la volonté que tous les êtres soient libérés de la souffrance. Il y a la bodhicitta ultime, le souhait que tous les êtres accèdent à la vérité ultime sur eux-mêmes et les phénomènes, et la bodhicitta relative, la compassion et l'engagement en faveur du bonheur et du bien-être de tous les êtres sensibles.    
3 Marpa était le maître spirituel de Milarépa.






Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.

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