4ème groupe : l'attention aux objet de l'esprit dans les objets de l'esprit
« 13. ‘J’inspire et j’observe la nature impermanente de tous les phénomènes. J’expire et j’observe la nature impermanente de tous les phénomènes’. Ainsi pratique-t-il.
14.
‘J’inspire et j’observe l’extinction. J’expire et j’observe
l’extinction’. Ainsi pratique-t-il.
15.
‘J’inspire et je contemple la cessation. J’expire et je
contemple la cessation’. Ainsi pratique-t-il.
16.
‘J’inspire et je contemple le lâcher-prise. J’expire et je
contemple le lâcher-prise’. Ainsi pratique-t-il ».
La quatrième et dernière
série de techniques des quatre établissement de l'attention exposée
dans la Soûtra de l'Attention au Va-et-Vient de la Respiration. Il
s'agit ici de prêter attention aux dharmas ; et l'on traduira
ici ce terme sanskrit par « objet de l'esprit » ou par
« phénomène » ; mais il faut bien se rendre compte que
le mot « dharma » est particulièrement polysémique. Il
peut désigner la Voie et l'Enseignement du Bouddha, sa doctrine
autant que sa mise en pratique. Dans le contexte de l'hindouisme,
« dharma » désigne l'ordre cosmique du monde dans le
quel il faut s'intégrer pour réaliser la réalité absolue en
respectant les prescriptions sociales, rituelles, religieuses et
s'adonnant aux différents yogas. Le dharma au sens hindouiste du
terme justifie ainsi le système des castes ; alors que dans le
bouddhisme, la position sociale s'explique par le karma, les actes
des vies passées, mais cette position dans la société peut tout à
fait évoluer. De manière plus générale, le mot « dharma »
peut désigner n'importe quelle doctrine ou une façon particulière
de penser. Par extension, « dharma » désigne aussi tout
objet dont on peut prendre conscience. On pourrait aussi traduire ce
terme par « phénomène » si l'on revient au sens
étymologique du terme : phénomène vient du grec
« phainomenon », ce qui apparaît (sous entendu :
dans le champ de la conscience ».
Après avoir examiné le
corps, les sensations, l'esprit, le Bouddha nous demande d'être
attentif à tous les objets qui se présentent à l'esprit, qu'ils
soient matériels ou mentaux. Les objets de l'esprit sont tout ce par
quoi nous nous relions au monde et aux autres. Or notre problème
existentiel est précisément l'attachement à ces objets de
l'esprit : nous nous attachons à certains choses ou êtres et
nous éprouvons de la répulsion pour d'autres. Or plus nous créons
d'attachement, plus nous voilà enchaînés à ce monde. Et plus nous
sommes enchaînés à ce monde, plus nous sommes contraints de
connaître les souffrances de ce monde, les souffrances
existentielles comme la faim, la soif, la chaleur, le froid, la
maladie, la vieillesse, la mort, la perte des êtres chers, mais
aussi les souffrances psychologiques comme la peur, le désespoir, le
désarroi ainsi que les souffrances qui naissent des situations
conflictuelles dans lesquelles nous sommes jetés inexorablement.
La première chose à faire
pour contrer cette tendance malheureuse est de voir et de réaliser
jusqu'au niveau les plus basiques de son intuition que les objets de
ce monde ne sont pas des objets auxquels il est pertinent de
s'attacher. Et pourquoi cela ? Parce que toutes ces choses et
ces êtres dans le monde sont impermanents. Tout est voué à
disparaître, à se dégrader, à se transformer petit à petit ou de
manière brutale. Et si vous êtes attaché à quelque chose qui va
disparaître, vous allez souffrir de la perte ; et avant même
le moment de la perte, vous allez souffrir de l'angoisse de perdre
cette choses. C'est pourquoi il est pertinent de méditer sur
l'impermanence des objets de l'esprit. Comme le recommande le Bouddha
dans le Soûtra de l'Attention au Va-et-vient de la Respiration :
« J’inspire et j’observe la nature impermanente de tous
les phénomènes. J’expire et j’observe la nature impermanente de
tous les phénomènes ».
Il est essentiel de
s'accommoder à cette idée de l'impermanence et de s'en imprégner.
L'impermanence se décline selon plusieurs modes : une
impermanence grossière d'abord qui implique une transformation
radicale des choses comme leur dépérissement, la transformation de
leur apparence et enfin leur disparition. Mais il y aussi une
impermanence beaucoup plus subtile : le fait que tout être ou
tout objet se transforme d'instant en instant, même si son apparence
semble inchangée. Votre coussin de méditation peut sembler le même
entre le début de la méditation et la fin de la méditation ;
mais au niveau moléculaire, les molécules bougent d'instant en
instant, ce qu'on appelle le mouvement brownien. Ces mouvements sont
peut-être infimes ; mais ils n'en sont pas moins là. Et à
l'intérieur des molécules, on assiste à la danse frénétique des
électrons autour de leur noyau. Au cœur de la matière inerte, il y
a des mouvements et des changements peut-être imperceptibles, mais
qui participent de la nature dynamique du monde et de l'impermanence
fondamentale des choses.
The road to Dungeness - Matt Toynbee |
Au niveau du vivant aussi,
tout change et tout évolue. Même si on a l'impression d'être la
même personne au début de la méditation et à la fin de la
méditation, le sang coule dans nos veines, notre cœur bat, nos
poumons accueillent et rejettent l'air en permanence, nos cellules
s'activent et produisent l'énergie dans les mitochondries, dont
l'organisme vivant que nous sommes a besoin pour rester en vie.
Donc voir cette impermanence à l’œuvre dans les objets de l'esprit est un premier pas pour transformer notre relation au monde. Mais le deuxième pas est de voir notre attitude en tant que sujet percevant un monde et de transformer cette attitude dans le sens de la sérénité et du détachement. C'est pourquoi le Bouddha énonce cet autre exercice (le seizième) : « J’inspire et j’observe l’extinction. J’expire et j’observe l’extinction ». L'extinction dont il s'agit ici est l'extinction de nos attachements et nos rapports férocement passionnels aux objets du monde. Quand on médite, on ne peut pas changer le monde, mais on peut le laisser tranquillement passer devant nos yeux et garder une certaine sérénité face à ces changements brusques ou subtils. « Panta rhei », « tout coule » disait Héraclite, et du point de vue du sujet observant le monde, que nous sommes, il s'agit de contempler cet écoulement sans s'offusquer de la perte ou de la disparition des choses aimées. Il faut tranquillement voir s'éteindre le feu des passions et des émotions conflictuelles qui nous rattachent au monde sur un mode douloureux et inapproprié.
« J’inspire et j’observe la nature impermanente de tous les phénomènes. J’expire et j’observe la nature impermanente de tous les phénomènes » est un exercice qui nous permet de prendre conscience du monde tel qu'il est, c'est-à-dire fondamentalement impermanent. Dans la dualité sujet/objet, cet exercice s'applique au pôle objet tandis que l'exercice spirituel « J’inspire et j’observe l’extinction. J’expire et j’observe l’extinction » touche au pôle sujet, comment intérieurement nous nous relions au monde et comment nous pouvons privilégier la quiétude et la sérénité face au déroulement du monde.
Attention ! Quand je
parle ici de dualité sujet/objet, je ne suis pas en train de dire
qu'il existe une dualité fondamentale qui séparerait le sujet
pensant de l'objet pensé. Je ne suis pas en train de prôner une
philosophie dualiste comme René Descartes entre trente mille autres
a pu le faire. Je parle uniquement de notre expérience vécue où on
a tendance à réfléchir selon un mode dualiste. La méditation du
Bouddha part toujours de l'expérience vécue, et pas de principes
métaphysiques supérieurs. Je pense qu'on a tout-à-fait raison de
remettre en question la dualité sujet-objet. Par exemple, par
moment, le corps est conçu comme faisant partie de notre être par
opposition au reste du monde. Quand nous voyons notre photo ou notre
apparence physique dans un miroir, on dit « c'est moi ».
Et à d'autres moments, notre esprit voit le corps comme un objet ;
on dit « c'est mon corps », quelque chose qui nous
appartient mais qui n'est nous. Cette dualité sujet-objet est donc
mouvante et ontologiquement peu solide. Certaines métaphysiques
non-dualiste bouddhistes ou non y voient la principale illusion à
éliminer pour accéder au domaine de la réalité absolue, le
Yogāchāra
dans le bouddhisme et le Vedanta non-dualiste (Advaïta Vedānta)
dans l'hindouisme. Mais ici dans le Soûtra de l'Attention au
Va-et-vient de la Respiration, point de spéculation métaphysique,
on observe simplement notre tendance psychologique à diviser notre
expérience de la vie en deux camps : le sujet et l'objet, le
moi et l'autre. De cet exercice d'attention et d'apaisement des
fluctuations mentales naîtra plus tard une sagesse qui relativisera
cette dualité entre le sujet et l'objet. Mais dans un premier temps,
il faut observer cette dualité sujet-objet comme elle apparaît dans
la vie de tous les jours et travailler à une meilleure relation
entre ces deux pôles.
Un jour, une photo |
Les
deux derniers exercices pourraient aussi être rattachés à ces deux
pôles sujet-objet ; mais comme ils s'appliquent au fait que
l'on a grandement progressé dans la conscience des objets de
l'esprit et la sagesse à leur égard, cette dualité est beaucoup
plus relative. « J’inspire
et je contemple la cessation. J’expire et je contemple la
cessation ».
Au terme de la pratique de l'attention à l'impermanence et en
développant la vision pénétrante (vipaśhyanā),
les illusions sur le monde viennent à cesser, les liens envers ce
monde viennent également à cesser. Et avec la cessation des liens
d'avec le monde, vont cesser les existences dans le samsâra, et donc
tout ce qui est lié à ces existences, la maladie, la vieillesse et
la mort. C'est donc aussi de manière plus subjective et intérieure
la cessation de toute cette masse de souffrance. C'est comme un voile
qui tomberait de nos yeux. Bien sûr, on peut pratiquer cet exercice
même si on n'a pas la réalisation spirituelle d'un Être Noble qui
a parcouru tout le chemin du Bouddha et vaincu toutes les illusions,
parce que même dans notre état de réalisation incomplète, on peut
sentir la cessation de certains schémas psychologiques douloureux en
nous, la cessation de certaines illusions. On peut aussi sentir la
possibilité de la cessation, ce qui est un encouragement énorme
dans la pratique du Dharma : les illusions ne se sont pas
effacées, mais le fait de savoir de manière intime qu'elles peuvent
se dissiper dans le ciel vide de l'esprit fait qu'on est d'autant
plus enthousiaste pour pratiquer l'attention dans la méditation.
« J’inspire
et je contemple le lâcher-prise. J’expire et je contemple le
lâcher-prise ».
In
fine,
nous pouvons complètement nous relâcher par rapport aux événements.
Est-ce que ce relâchement se trouve dans le sujet qui se détend par
rapport aux événements ou dans l'objet extérieur qui cesse d'un
lien pour le sujet pensant, là n'est pas la question !
Simplement lâcher prise est la voie de la sagesse. Peu importe où
et à quel niveau se situe-t-il: simplement lâcher prise dans
l'instant présent.
Je me rappelle une image qu'employait le moine thaïlandais Ajahn Chah. Imaginons que nous tenions dans notre main un objet, un livre par exemple, et que nous le tenions des heures durant à bout de bras. Voilà une expérience particulièrement pénible et douloureuse. Imaginons maintenant que nous lâchions cet objet pour quelque instant : quel soulagement que ce répit ! Et bien, la méditation, c'est ça : nous portons l'existence comme un fardeau, et la méditation, c'est le moment où nous lâchons ce fardeau pour quelques minutes ou dizaine de minutes. Quel soulagement face à nos tensions existentielles ! Le lâcher-prise n'est n'est pas le fait d'un sujet ou d'un objet, mais le relâchement sans jugement des tensions entre ces deux pôles. Simplement lâcher-prise comme signe d'une sagesse vivante.
Je me rappelle une image qu'employait le moine thaïlandais Ajahn Chah. Imaginons que nous tenions dans notre main un objet, un livre par exemple, et que nous le tenions des heures durant à bout de bras. Voilà une expérience particulièrement pénible et douloureuse. Imaginons maintenant que nous lâchions cet objet pour quelque instant : quel soulagement que ce répit ! Et bien, la méditation, c'est ça : nous portons l'existence comme un fardeau, et la méditation, c'est le moment où nous lâchons ce fardeau pour quelques minutes ou dizaine de minutes. Quel soulagement face à nos tensions existentielles ! Le lâcher-prise n'est n'est pas le fait d'un sujet ou d'un objet, mais le relâchement sans jugement des tensions entre ces deux pôles. Simplement lâcher-prise comme signe d'une sagesse vivante.
Les autres parties de ce commentaire du Soûtra de l'Attention au Va-et-Vient de la Respiration :
1ère partie 2ème partie 3ème partie 4ème partie 5ème partie
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Autres citations sur l'impermanence et la mort :
- l'homme, l’Éternité et son passage dans le temps
- tels les oiseaux qui s'assemblent
- Des montagnes et des plaines
- Fleur des montagnes
- Calvin philosophe- tels les oiseaux qui s'assemblent
- Des montagnes et des plaines
- Fleur des montagnes
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
Je viens de lire l'ensemble des documents sur le soutra de l'attention... Merci pour ce partage :)
RépondreSupprimerMerci à vous pour votre lecture ! :-)
RépondreSupprimerUn ami m'a envoyé le lien jusqu'à votre page présentant le sutra. Je viens de finir la lecture de vos commentaires. Un immense merci! Je ne trouve pas les mots pour vous dire combien je vous suis renonnaissant (et pourtant qu'est-ce qu'il est long, mon commentaires! :-))
RépondreSupprimerMerci en tous cas pour vos encouragements !
RépondreSupprimerLe Reflet de la Lune