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jeudi 31 mars 2016

L'empathie est-elle une calamité ?





   Je suis tombé hier sur un étrange article en ligne du Courrier International. Il parlait d'un professeur de psychologie et de sciences cognitives de l'université de Yale aux États-Unis, Paul Bloom qui pense que l'empathie est une calamité pour le monde. Cela fait quelques années que des philosophes, des psychologues, des éthologues, des spécialistes de la neuro-évolution mettent en exergue l'empathie comme le facteur qui permet une communication complexe entre les hommes, qui permet des comportements moraux et qui est une base forte pour le développement de l'altruisme. Ces penseurs et ces scientifiques s'opposent à une idée jusque là largement dominante qui veut que les hommes soient mauvais par nature, que jusqu'à leurs gènes soient égoïstes et qu'ils ne se montrent pacifiques que par crainte d'une sanction de l'autorité qui les contrôle et les surveille. Un éthologue comme Frans de Waal a écrit un livre au titre évocateur : « L'âge de l'empathie : leçons de la nature pour une société plus apaisée » (Éditions Les Liens qui libèrent,‎ 2010). Il y aurait en nous une prédisposition à la bonté qui serait précisément cette empathie que l'évolution a donné aux hommes, mais pas seulement puisqu'on la retrouve chez les singes, les dauphins, les chiens, etc... Dans la nature, tout ne serait pas que prédation et combat incessant pour la survie comme une certaine interprétation des théories de Charles Darwin a voulu nous le faire croire. Il y aurait aussi une place pour la coopération, l'entraide, la solidarité. Ces penseurs et ces scientifiques comme Frans de Waal annoncent avec cette mise en lumière de l'empathie le retour en grâce de Jean-Jacques Rousseau contre Thomas Hobbes. La bonté naturelle contre la guerre de tous contre chacun.





mercredi 30 mars 2016

Empathie et altruisme


      Arte a récemment diffusé un documentaire de Sylvie Gilman et Thierry de Lestrade intitulé « Vers un monde altruiste ? » et qui s'inspire clairement de l'ouvrage de Matthieu Ricard, « Plaidoyer pour l'altruisme ». La thèse générale tant du livre que du documentaire est de dire que nous ne sommes pas seulement motivés par les intérêts égoïstes, le désir de conquête et d'affirmation de soi, comme cela a été martelé par la philosophie, l'économie et les sciences humaines depuis fort longtemps, mais les motivations se teintent aussi largement d'entraide, de fraternité et de solidarité, en un mot : d'altruisme. Preuve à l'appui dans le monde animal et chez les bébés : l'altruisme et le sens moral sont présents dès le plus jeune âge. Ainsi des bébés à qui on présente une gentille peluche chat qui aide une autre peluche et une méchante peluche qui fait tout pour l'embêter, les bébés dans leur immense majorité choisiront de préférence la gentille peluche.

lundi 28 mars 2016

Cette semaine dans le monde




    Il y a une semaine, Bruxelles était frappé par les attentats. En Belgique, on n'a parlé que ça. Mais depuis une semaine, l'organisation terroriste État Islamique a ensanglanté d'autres points du globe, notamment Al-Asriya, un village au sud de Bagdad et à Lahore au Pakistan. Je suis Belge : il est donc normal que je me sente préoccupé de ce qu'il se passe de grave dans la capitale. Mais il n'est pas normal que l'on passe sous silence d'autres attentats aussi graves, voire plus graves que ceux qui se sont produits dans des endroits où je suis déjà allé. L'attentat d'Al-Asriya a été commis dans un stade de football et a frappé principalement des jeunes. C'était là une violence répugnante et elle doit nous dégoûter autant que nos morts. Ces jeunes ne méritaient en rien ce sort horrible.

Logique indienne



    Les logiciens du Moyen-âge ont longtemps étudié les syllogismes d’Aristote, et leur travail a notamment porté sur le fait d’extraire tous les syllogismes valides parmi les 256 possibilités. Néanmoins, les logiciens contemporains qui ont repris ces études à leur compte ont été nettement plus réservés sur ces syllogismes valides distinguant les pleinement valides (BARBARA par exemple) des quasi-valides (BARBARI notamment). Ainsi :

« Tous les philosophes sont des hommes.
Tous les hommes sont mortels.
Donc certains philosophes sont mortels. »

      Cette conclusion sous forme d’affirmation particulière (I) est apparue aux yeux de Thomas d’Aquin et de ses contemporains scolastiques comme parfaitement valide, même si elle est nettement moins forte dans sa portée que celle du syllogisme de type « Barbara » que l’on pourrait attendre en droit des deux prémisses universelles : « Tous les philosophes sont mortels ». Pour les logiciens contemporains, sa validité est nettement plus problématique, et cela se manifeste clairement quand on traduit ce syllogisme de type « Barbari » en langage formel :

dimanche 27 mars 2016

Faut-il une bonne respiration pour méditer ?





    On m'a récemment posé la question : je ne peux pas pratiquer la méditation de l'attention portée à la respiration, puisque je suis asthmatique. Que dois-je faire ? Il se trouve que je suis, moi aussi, asthmatique. En fait, le fait de respirer bien ou mal n'a rien à voir avec la pratique de l'attention telle qu'est enseignée par le Bouddha. Il s'agit de prêter attention à la respiration, pas de la réguler à tout prix. Même pendant une crise d'asthme, on continue à inspirer et expirer. Vous le faites difficilement du fait de la crise, mais vous le faites, sinon vous seriez mort. Il faut seulement prendre conscience de cette conscience de cette respiration et laisser l'esprit se calmer et se libérer de lui-même.

    Dans le yoga, on vous explique souvent qu'il faut une respiration parfaite. Toutes les personnes qui ont de l'asthme pourront témoigner que c'est toujours plus agréable pour bien vivre. En effet, c'est vraiment pénible d'avoir le souffle coupé. C'est quand on manque d'air qu'on se rend compte à quel point il est précieux de pouvoir respirer à plein poumon. Les gens qui n'ont pas de problème de souffle peuvent s'en rendre compte quand ils ont fait un sprint et qu'ils peinent à reprendre leur respiration. Essayez de parler quand vous venez d'accomplir un sprint ! Ils peuvent aussi s'en rendre compte quand ils font de l'apnée à la piscine ou dans la mer. Cette chose toute simple qu'on tend à oublier devient soudainement si précieuse quand on est sous l'eau sans possibilité de reprendre de l'air dans ses poumons ! Bien respirer est important pour bien vivre, tous n'ont malheureusement pas cette chance. Mais une respiration parfaite n'est pas nécessaire pour bien pratiquer la méditation de l'attention au va-et-vient du souffle. L'essentiel est de prêter une attention fine à cette respiration sans la juger. Si on respire de manière rauque, on est conscient de notre respiration rauque. Si a le souffle coupé, on est conscient de ce souffle coupé. Si on a le souffle court, on est conscient de ce souffle court. On peut même voir le côté positif des choses : les problèmes respiratoires permettent d'être plus facilement conscient de son souffle ! Maigre consolation, me direz-vous, mais il est important de se dire que les problèmes respiratoires ne sont jamais un obstacle à la méditation.

samedi 26 mars 2016

Faut-il arrêter de bombarder Daesh ?



    Je suis tombé ce matin par la grâce des réseaux sociaux sur cette page de la télévision suisse RTS qui donnait la parole à Jacques Baud, spécialiste suisse du renseignement et du terrorisme. Selon lui, « si l'on arrêtait les bombardements sur la Syrie, les attentats cesseraient probablement ». Jacques Baud prend l'exemple de l'attentat à la gare d'Atocha de Madrid en 2004 pour appuyer ses dire. Quelques jours après les attentats, les élections avaient balayé les partis de droite au pouvoir, et l'Espagne avait retiré ses troupes d'Irak. Plus aucun attentat islamiste n'a été perpétré dans ce pays depuis lors. Jacques Baud fait valoir aussi que quand Daesh revendique les attentats de Bruxelles, de Paris ainsi que les autres sur le sol européen, il le fait en donnant comme cause explicite les bombardements occidentaux. Jacques Baud rappelle que ceux-ci ont fait entre 2000 et 4000 victimes civiles, soit plus que les victimes civiles de tous les attentats perpétrés sur le sol européen (mais moins que la somme totale des victimes du terrorisme de Daesh si l'on considère les attentats commis au Moyen-Orient, en Afrique ou Asie, plus de dix mille morts au total). C'est un fait que les médias et les experts invités à longueur de journée sur les plateaux de télévision passent généralement sous silence.

    Je trouve que cela mérite réflexion. On ne peut pas sans cesse voir uniquement l'aspect des pays européens frappés par un terrorisme que l'on ne comprend pas et de l'autre ce qui passe en Syrie et en Irak et qui est complètement occulté par les médias européen avec cette idée que les bombardements européens frapperaient uniquement les méchants barbares terroristes, barbus et tout de noir vêtus, sans toucher le moindre cheveu d'un civil innocent. C'est la vieille idéologie des « frappes chirurgicales » qui est constamment remise sur le tapis. On ne peut pas vivre dans le déni de cette violence-là. Pour autant, est-il vraiment judicieux pour les pays occidentaux de cesser de combattre l'idéologie haineuse de Daesh ? Peut-on vraiment arrêter les jihadistes avec des fleurs ?

jeudi 24 mars 2016

Contre la haine



    Je voudrais réagir ici à la déferlante de haine qui se dessine suite aux attentats de Bruxelles, et notamment contre le hashtag #stopIslam qui a apparemment été plus employé que le hashtag #PrayForBrussels mardi le jour de l'attentat (102 000 tweets avec la hashtag #prayforBrussels, 250 000 pour #stopIslam). Je trouve déplorable cette utilisation bête et stupide de ce genre de slogan. Si les terroristes qui ont perpétré leurs crimes répugnants se revendiquaient bien de l'islam, tous les musulmans ne se reconnaissent pas dans cet islam-là. En fait, les combattants de Daesh combattent en priorité des musulmans : ils font la guerre aux musulmans chiites d'Irak, ils affrontent les forces de Bashar El-Assad qui sont composées de musulmans chiites, alaouites, druzes et aussi de sunnites. Ils massacrent aussi tous les musulmans sunnites qui s'opposent à leur vision totalitaire et barbare de leur pseudo-califat. Et en matière de terrorisme, les premiers pays touchés sont la Turquie à Ankara ou à Istanbul, l'Irak, la Tunisie, l’Égypte, la Libye, le Mali, tous des pays musulmans. Et je ne parle pas des pays ensanglantés depuis plus de vingt ans par les attentats à répétition et le climat de guerre civile féroce que l'on doit imputer aux jihadistes fidèles à Al-Qaida et sa nébuleuse : l'Afghanistan, le Pakistan, l'Inde, l'Indonésie, là aussi des pays musulmans ou des pays où la population musulmane est très représentée...

    Par ailleurs, ce qui est gênant avec cette stigmatisation incessante des musulmans, c'est que cela contribue à un climat de haine propice à la discrimination, aux tensions sociales et aux différentes petites injustices. Or c'est exactement ce que veut le prétendu État Islamique : plus les populations musulmanes se sentiront malheureuses et mal intégrées dans les pays occidentaux, plus il sera facile facile de faire passer un message de haine et de faire basculer plus de jeunes paumés dans la radicalisation et l'extrémisme religieux.

mardi 22 mars 2016

Ce matin à Bruxelles



    Bruxelles a été frappée à plusieurs reprises par les déflagrations de la barbarie terroriste ce matin. Il est encore trop tôt pour tirer quelques conclusions, mais il semble probable que ce soit là une réponse à l'arrestation de Salah Abdeslam vendredi. La Belgique doit payer son tribut à la violence meurtrière aveugle, comme à Paris, à Istanbul, à Ankara, à Grand-Bassam en Côte-d'Ivoire, à Ouagadougou, à Tunis et dans d'autres endroits où la folie des hommes l'emporte sur la raison.

     Tout cela est terriblement triste. Il est temps, plus que temps de couper le mal à la racine. Or on sait que le centre névralgique de ce mal se trouve actuellement en Syrie et dans le nord de l'Irak. J'imagine que la réaction sera d'ordonner encore plus de bombardements dans ces régions complètement sinistrées par cinq ans de guerre civile. Mais il est temps aujourd'hui de de se poser la question d'une réaction efficace qui réglera durablement le problème, et pas d'ajouter du chaos au chaos déjà existant.

dimanche 20 mars 2016

La Belgique et le terrorisme



    Vendredi soir, la police belge a opéré à l'arrestation du terroriste présumé Salah Abdeslam dans la commune bruxelloise de Molenbeek. Salah Abdeslam est supposé avoir activement participé aux attentats de Paris qui ont décimé 130 personnes le soir du 13 novembre 2015. Les réactions du monde entier n'ont pas tardé. Partout dans le monde, les médias ont couvert l'événement. Les réactions sont aussi évidemment venues de France, pas toujours très amènes. Un député français, Alain Marsaud, membre du parti « Les Républicains », s'est lancé à la radio dans une diatribe contre les Belges et la Belgique. Selon lui, les attentats de Paris sont la faute unique des Belges. Les services de police et de renseignement belges sont nuls. Heureusement, les Français sont là pour récupérer le coup. Il se dit « écœuré par l’incapacité des Belges au cours des derniers mois, des dernières années à régler ce problème » dans une interview accordée à la radio française Europe 11.

     Il accuse les Belges de n'avoir rien fait contre le terrorisme et le jihadisme. Selon lui, les Belges « ont vu se développer ce nœud de vipères terroriste, dont ils connaissaient la dangerosité ». Il dénonce la « naïveté des Belges ». Plus grave, il fait porter la responsabilité des attentats à l’entièreté des Belges : « Les 130 morts que nous avons eu à Paris, nous les devons aux Belges, à l’équipe de Molenbeek ». Le député demande une réaction du gouvernement de la République Française contre ces salopards de Belges : « Moi j’attends que le gouvernement français demande des comptes. Qu’on demande aux Belges ‘pourquoi vous avez laissé faire tout ça ?’   ». On se souvient qu'Eric Zemmour avait publiquement demandé qu'on bombarde Molenbeek pour combattre soi-disant le terrorisme à sa racine.

   Je trouve ce genre de commentaires complètement consternants de bêtise. Procédons par ordre. On reproche de ne pas avoir été suffisamment vigilant concernant la préparation des attentats de Paris. Certes, mais c'est facile de faire ce genre de commentaires après coup.... Le député français explique que ce sont les « Belges » qui ont monté toute l'opération dans cette antre du diable qu'est Molenbeek. Peut-être, mais dans les terroristes du 13 novembre, il y avait aussi des Français : Ismaël Omar Mostefai, Samy Amimour, Fouad Mohammed-Aggar sont les trois tueurs du Bataclan, soit l'attaque qui a fait le plus de mort. Alain Marsaud est curieusement silencieux à leur égard.... Par ailleurs, les frères Abdeslam ne sont pas Belges, mais bien Français, même ils ont principalement vécu en Belgique, tout comme Bilal Hadfi. Les terroristes avaient une planque à Saint-Denis qui se situe, je le rappelle, en France dans la grande banlieue de Paris, logé par Jawad de nationalité française, qui est devenu depuis lors la risée du net....

      L'attentat au musée juif de Bruxelles a été commis par un ressortissant français, Medhi Nemmouche. Les Belges doivent-ils demander des comptes aux Français pour cet acte ignoble ? Les attentats contre Charlie Hebdo et contre l'Hyper-Casher ont été commis par des Français, les frères Kouachi et Coulibaly. Très curieusement, la police avait cessé de protéger les locaux de la rédaction alors que le journal était toujours menacé par les jihadistes. Mohammed Merah, enfin, était Français et agi aussi sur le sol français. Sous-entendre que les Belges sont les seuls à avoir des terroristes sur leur territoire est évidemment une farce ignoble... Peut-être que la police et les services de renseignement belges ont commis des erreurs. C'est tout à fait possible et ce ne serait pas la première fois. Mais j'ai bien peur que les services français soient logés à la même enseigne...

       En ce qui concerne le terreau sociologique des certains quartiers des villes belges, on ne peut pas nier avoir des problèmes. La politique d'urbanisme a parfois été accomplie en dépit du bon sens. Il est clair que Molenbeek a accueilli une énorme population marocaine et on n'a pas tout ce qu'il fallait pour que cette population puisse s'intégrer harmonieusement. De la même façon, Schaerbeek, autre commune de Bruxelles, est majoritairement peuplé par une population turque qui dialogue très peu avec la population belge. Ce n'était certainement pas la meilleure façon de régler le problème de l'intégration. Et Molenbeek est devenu un terreau propice pour le fondamentalisme musulman. Ceci étant dit, Molenbeek n'est pas l'enfer sur Terre que certains journalistes français ou américains veulent bien décrire avec leur complaisance habituelle. C'est un quartier pauvre et défavorisé, mais tout n'y est pas noir pour autant. C'est un quartier qui vit, qui bouge, qui évolue. Il y a une présence d'islamistes radicaux, de salafistes, et également quelques groupuscules jihadistes, c'est indéniable ; mais tout le monde n'est pas comme ça à Molenbeek... En fait, la grande majorité des gens à Molenbeek sont des personnes tout à fait respectables. Les journalistes français ou américains devraient fournir une vision plus nuancée de la réalité...

     Par ailleurs, est-ce que la France est au-delà de tout soupçon ? Franchement ! Quand on voit la violence des émeutes dans le 93... Quand on voit les fusillades à répétition dans les quartiers à Marseille... Quand on voit cette vidéo où l'actuel premier ministre de la République Française Manuel Valls se plaint qu'à Évry (dont il était maire à l'époque), il y a (je cite) « trop de blackos et pas assez de whites, de blancos »... On est en droit de se demander si, vraiment, la Belgique est pire que la France...

    Enfin, ce qui me gêne le plus, c'est cette façon pour certains politiciens et journalistes français de prendre un bouc émissaire facile (les Belges, la Belgique) pour mieux dissimuler ces propres fautes. La logique du bouc émissaire ne peut conduire qu'à plus de violence et faire empirer un problème suffisamment compliqué... Qu'on voit la façon dont les Turcs de prendre les Kurdes comme boucs émissaires de tous leurs problèmes.

       Il me semble que s'il y a des coupables, des fautifs, des responsables dans les attentats odieux de Paris, il faut aller les chercher du côté de Daesh, du front Al-Nosra et toutes les filières jihadistes qui répandent un message de haine et de barbarie au nom de l'islam. Voilà les coupables, voilà les ennemis. Que dans la lutte contre le terrorisme, des erreurs soient commises par tel ou tel service de police, c'est possible. On peut bien entendu apporter des critiques pour que ces erreurs ne soient pas reproduites. Mais il faut bien comprendre que les attentats qui ont eu lieu à Paris en janvier et en novembre 2015 ne demandent pas une logistique énorme : une dizaine d'hommes armés de fusils d'assaut, cela passe facilement sous les radars... La plupart des jihadistes ont un passé de criminel : il leur est donc assez facile de se procurer des armes sur le marché noir. Il est fort probable que d'autres attentats soient commis à l'avenir sur le sol belge ou français ou quelque part en Europe. Mais là encore, les coupables, les fautifs, ce sont les terroristes, pas les Belges, les Tchèques ou les Français.... Je pense qu'il est important de s'en souvenir et ne pas se tromper d'ennemis...



F. Leblanc, le 20 mars 2016




NB : Juste une petite remarque pour terminer qui s'adresse aux lecteurs français : Molenbeek se prononce avec un « é » long à la fin, Molenbééék, et pas Molenbèk comme le disent tous les journalistes français et les prétendus experts qui polluent les plateaux des chaînes de télévision française et qui ne sont pas fichus de prononcer correctement le nom des quartiers de Bruxelles dont ils se prétendent spécialistes. La commune de Forest où s'est caché Salah Abdeslam se prononce comme une forêt, et pas Foreste. Je sais que les noms flamands ne sont pas toujours faciles à prononcer, mais là, ce n'est pas très difficile, me semble-t-il.












1Voir l'article du Soir du 19 mars :




Molenbeek avec un ciel bleu




Molenbeek avec un ciel gris au-dessus du canal



Molenbeek, un jour de pluie
(il pleut souvent à Molenbeek comme partout en Belgique)



Non, tout n'est pas sinistre à Molenbeek !









vendredi 18 mars 2016

Berkeley et l'Esprit Seulement




L'immatérialisme de Berkeley et l'école indienne de l'Esprit Seulement


Dans le premier des "Trois dialogues entre Hylas et Philonous", Berkeley sous les traits de Philonous prouve l'immatérialité du monde en deux temps : il s'attaque d'abord aux qualités secondes en prouvant qu'elles sont du ressort de l'esprit, puis dans un second temps, il va jusqu'à démolir les qualités premières de l'objet déjà privées du support empirique des qualités secondes : "Il n'y a rien de tel qu'une substance matérielle1". Je voudrais ici tracer un parallèle avec la doctrine bouddhique, et plus particulièrement avec l'école philosophique de l'Esprit Seulement : l'analyse bouddhiste classique montre dans un premier temps l'implication de l'esprit dans l'expérience vécue; aucun phénomène n'existe indépendamment de l'esprit. L'analyse idéaliste de l'Esprit Seulement radicalise cette position: tous les phénomènes ne sont qu'esprit seulement; elle ne laisse rien du côté de l'objet qui puisse avoir un fondement matériel.

Dans son enseignement originel, le Bouddha s'est attelé à la tâche d'analyser les phénomènes et leurs causes en vue de se libérer des visions confuses et inadéquates que les êtres ordinaires entretiennent sur la réalité et qui sont source de souffrance. Le Bouddha divise l'expérience en cinq agrégats: la forme, la sensation, la perception, la formation mentale et la conscience. Tout ce qui existe et s'expérimente dans le réel se retrouve dans l'un de ces cinq agrégats2:
1°) La forme est définie comme la rencontre de la conscience, d'un organe sensoriel et d'un objet sensoriel. Nous avons donc six types de forme pour chacun de cinq sens matériels (vue, ouïe, odorat, goût, toucher) et la faculté mentale qui est considérée comme le sixième sens dans la philosophie bouddhique, en ce qu'elle perçoit toutes sortes d'objets mentaux comme des pensées, des idées, des souvenirs, des émotions, etc… Un même objet peut donc être la source de formes différentes: si je regarde une pomme, il y a naissance d'un agrégat de la forme visible grâce à la rencontre d'une conscience visuelle, de l'œil et de la pomme en tant qu'objet visible. Si je croque dans la pomme, on aura un agrégat de forme gustative en la rencontre de la conscience gustative, de la langue et de la saveur de la pomme. Si, maintenant, je réfléchis au statut ontologique de la pomme, l'idée de la pomme, le mental et la conscience mentale se réuniront pour former un agrégat de forme mentale. Cette manière de considérer le mental comme une faculté sensorielle tranche manifestement avec la tradition occidentale en général, et avec Berkeley en particulier qui établit entre le matérialiste et l'immatérialiste un consensus sur ce point : " Philonous : Or, que les lettres soient véritablement des choses sensibles et perçues par les sens, cela ne fait aucun doute ; mais je voudrais savoir si vous estimez que les choses qu'elles suggèrent le sont aussi. Hylas : Non, certainement pas Ce serait absurde de penser que Dieu ou la vertu sont des choses sensibles, même s'ils sont signifiés et suggérés à l'esprit par des marques sensibles avec lesquelles ils ont une connexion arbitraire3. " Les bouddhistes pensent qu'aux lettres du livre correspondent des concepts de Dieu ou des idées de vertus4 : lettres et concepts sont des choses sensibles, mais les lettres sont un phénomène visuel et les concepts des phénomènes mentaux. Ceci étant dit, on retrouve chez Berkeley et les philosophes bouddhistes la même tendance analytique à bien ranger chaque chose sensible dans sa catégorie sensorielle. "Les choses sensibles sont celles qui sont immédiatement perçues par les sens5."
2°) Le stade suivant est la sensation procurée par cette forme, et qui est peut-être plaisante, déplaisante ou neutre (avec toutes les gradations d'intensité possibles et imaginables). On compte donc aussi six sensations pour chacun des six sens (et de même pour les autres agrégats).
3°) La perception est le stade où l'objet des sens est reconnu. Les phénomènes sont interprétés à l'aune des conditionnements antérieurs, soit par une simple représentation, soit par conceptualisation.
4°) La formation mentale est la réaction que le mental tend à élaborer par rapport à la situation perçue.
5°) La conscience enfin est le stade où cette situation et l'amorce de réaction sont enregistrée. Dans l'agrégat de la forme, nous avions une conscience qui s'engageait activement via l'organe sensoriel pour trouver un objet. Dans l'agrégat de la conscience, c'est plutôt un état passif de conscience qui se contente de prendre note de ce qui se passe, d'enregistrer les flux sensoriels. Remarquez que l'objet dans cette analyse se retrouve pris en sandwich entre la conscience qui s'engage et la conscience réceptive.

Voici donc les cinq agrégats. Ces cinq agrégats se succèdent sans cesse dans notre expérience de la vie. Tout ce qui nous arrive fait partie d'un de ces cinq agrégats. Rien ne se produit dans la vie qui ne relève d'un des cinq agrégats, si ce n'est faire l'expérience intuitive de se détacher de ces cinq agrégats, de cesser de s'identifier au flux sensoriel dans la concentration méditative, le samâdhi. Comme le dit le Bouddha: " (Il est impossible de) concevoir la forme de l'Ainsi-Allé6. Cette forme-là a été abandonnée par l'Ainsi-Allé. Elle a été écartée, tranchée à la racine, rendue pareille à une souche de palmier qui ne pourrait revenir à la vie. L'Ainsi-Allé ne s'identifie pas à cette forme. C'est pourquoi il est profond, immense, insondable comme le grand océan7." Ce raisonnement concernant la forme s'applique de même à la sensation, la perception, la formation mentale et la conscience. Ceci étant dit, en-dehors de cette expérience-limite du détachement par rapport au monde, l'existence entière se retrouve dans les cinq agrégats.

Ce qui est intéressant à noter dans cette analyse classique des cinq agrégats, ce qu'elle associe clairement l'existence à la subjectivité, sans pour autant postuler un Sujet autre que la simple impression mentale d'être quelqu'un. L'esprit se retrouve impliquée à tous les stades du processus de perception: l'agrégat de la forme implique qu'une conscience active se précipite sur un objet via un organe des sens ; la sensation, la perception et la formation mentale sont des processus mentaux qui sont finalement enregistrée dans tel ou tel moment de conscience. La conscience n'est pas une entité unique, mais une succession d'instants de conscience sensorielle qui donnent l'impression illusoire d'une continuité un peu comme une torche qu'ont fait tournoyer rapidement en cercle et qui donne l'impression d'un cercle de feu continu, ou pour employer une métaphore plus moderne, la succession des photos sur une pellicule cinématographique se déroulant dans le projecteur et qui nous fait vivre l'intrigue d'un film au cinéma.

Rien n'échappe donc à l'intervention de la conscience dans notre expérience de la vie. Tout se produit donc liaison intime avec l'esprit. Le Bouddha a décrit cette interaction profonde de l'esprit avec le monde dans un de ses aphorismes:
"Tous les phénomènes ont l'esprit pour avant-coureur, pour chef; et ils sont créés par l'esprit. Si un homme parle ou agit avec un mauvais esprit, la souffrance le suit d'aussi près que la roue suit le sabot du bœuf tirant le chariot.
Tous les phénomènes ont l'esprit pour avant-coureur, pour chef; et ils sont créés par l'esprit. Si un homme parle ou agit avec un esprit purifié, le bonheur l'accompagne d'aussi près que son ombre inséparable8."

L'interprétation classique de cet aphorisme par les écoles réalistes du bouddhisme tend à montrer le rôle important de l'esprit dans la formation des phénomènes composés certes, mais tout en conservant néanmoins un fondement à la réalité. Les écoles réalistes postulent en effet des atomes existant réellement qui servent justement à composer ces phénomènes. Ces atomes ainsi que le temps et l'espace sont là les éléments ultimes de la réalité, un peu comme un enfant conçoit toutes sortes de formes à partir de petites briques de Lego. Cette perspective fragilise la réalité matérielle, en ce sens que des phénomènes extérieurs à l'homme se produisent en interdépendance avec sa conscience, et que cette conscience s'implique de façon extrêmement subtile dans l'objet depuis des temps immémoriaux. Les réalistes pourraient rejoindre Hylas quand, dépité par les arguments de Philonous, il dit : " Les couleurs, les sons, les saveurs, en un mot toutes les qualités que l'on appelle secondaires n'ont à coup sûr aucune existence en-dehors de l'esprit. Mais il ne faut pas s'imaginer qu'en le reconnaissant, je porte la moindre atteinte à la réalité de la matière ou des objets extérieurs ; car je ne vois là rien de plus que ce que soutiennent bien des philosophes qui, cependant, sont aussi éloignés que l'on peut l'être de nier la matière9."

Mais c'est là que l'interprétation de l'école idéaliste de l'Esprit Seulement entre en rupture avec les écoles réalistes. Pour eux, rien ne permet d'affirmer l'existence d'éléments indépendants de l'esprit dans les phénomènes. Les phénomènes ne sont pas seulement agencés par l'esprit; ils sont aussi créés de toutes pièces par l'esprit! Les idéalistes rompent les dernières amarres qui rattachaient l'homme à une réalité matérielle.

Cette école a été fondée vers le troisième ou quatrième siècle de notre ère par le philosophe Asanga et son frère Vasubandhu et s'inscrit dans le Grand Véhicule (Mahâyâna). Pour ne pas simplifier les choses, cette école porte quatre noms différents! Les érudits tibétains emploient de préférence l'expression "Esprit Seulement" (Cittamâtra). On trouve l'appellation "Voie de la Conscience" (Vijñânavada) ainsi que "l'Idée Seulement" ou la "Représentation Seulement" (Vijñaptimâtra). Ils sont aussi appelés "Yogâchâra", ce qui signifie "pratiquant du yoga", non pas qu'ils soient les seuls dans le bouddhisme à pratiquer le yoga, mais pour les idéalistes, l'expérience méditative et le yoga ont une valeur épistémologique supérieure à l'expérience quotidienne, là où les écoles réalistes et l'école du Milieu se basent sur des perceptions simples comme une table ou un verre pour réfléchir sur la réalité ou l'irréalité des phénomènes. En effet, si prétendre que tout à la nature de l'esprit peut sembler complètement loufoque à l'homme de la rue dans son simple bon sens lui permet de corroborer avec certitude l'existence des murs, des trottoirs et des voitures (regardez comme Berkeley a été jugé en Occident), cela semble nettement moins étrange quand on pratique la méditation. L'esprit s'y déploie à son aise, n'étant plus obnubilé par toutes sortes d'activités mondaines, et le réel qui donnait la primauté à la matière bascule en faveur de l'esprit. Le réel chavire même complètement à un point avancé de la méditation!

      Par ailleurs, les idéalistes emploient souvent la métaphore du rêve. Dans un rêve, notre corps, le paysage dans lequel on évolue, nos actions, les personnes et les objets rencontrés, tout cela n'est rien qu'une création mentale ; pourtant le temps du rêve, nous réagissons comme si c'était réel. Imaginons un rêve où nous sautons d'un pic de montagne à un autre, et cette légèreté nous rend réellement euphorique, puis nous tombons nez à nez avec le yéti qui veut nous dévorer. Alors la peur nous étreint, et le rêve devient cauchemar qui nous réveille en sueur dans notre lit. C'est alors que l'on s'en rend compte que notre peur n'avait pas d'objet! L'état de veille s'apparente à un rêve, disent les cittamâtrins; mais pourquoi alors semble-t-il beaucoup plus cohérent, beaucoup plus durable et solide ? Parce qu'un rêve nous le rêvons tout seul, tandis que la réalité est rêvée par une infinité d'êtres sensibles ! Je me souviens de cette sentence de Philip K Dick dans son roman "Siva": " La réalité, c'est ce qui reste quand on cesse d'y croire !". La réalité extérieure est un grand rêve en commun : si l'on cesse individuellement d'y croire, le rêve se maintient en tant que réalité un peu comme le jeu de mikado où si l'on retire un seul bâton, le tas de bâton tient toujours. Et comme le réel se maintient sans notre appui, cela renforce terriblement en nous le sentiment de solidité du réel.

     Cela fait évidemment une grande différence avec notre bon évêque George Berkeley qui fondait en ultime recours son immatérialisme sur la volonté et la perception de Dieu. Tous les êtres sensibles contribuent à créer l’apparence du monde, et il n’est nul besoin d’une cause unique. De manière générale, les bouddhistes sont sceptiques et réticents à l’idée d’un Créateur unique de toutes choses, et l’école idéaliste ne déroge pas à la règle. A la question classique de savoir comment dans la théorie idéaliste absolue une branche peut tomber dans une forêt alors que personne n'est là pour s'en rendre compte, les philosophes de l'Esprit Seulement peuvent répondre qu'une forêt fourmille de vies, les oiseaux, les insectes, les petits rongeurs, et j'en passe, et que tous ces êtres perçoivent à leur manière la branche de l'arbre, c'est-à-dire qu'ils rêvent cette branche. Les humains n'ont pas le monopole de la conscience dans la pensée indienne. Mais je dis "percevoir à leur manière", parce que la perception de ces animaux peut être très différente de la nôtre. Ainsi, nous humains percevons de l'eau comme une boisson, pour le poisson, c'est une maison, pour la créature infernale, c'est de la lave en fusion et pour un dieu, c'est nectar sublime ! Le réel foisonne de complexité et de diversité ; mais paradoxalement, cette complexité et cette diversité renforcent encore la puissance du réel d'apparaître comme réel.

La question de l'intersubjectivité créative du réel a été peu développée au sein de l'école de l'Esprit Seulement où la question se porte beaucoup plus sur notre adhésion individuelle à ce réel et le moyen de s'en délivrer, peut-être parce que la question est précisément trop complexe : comment rendre compte efficacement de l'interaction d'une infinité de consciences depuis la nuit des temps ? Mais aussi parce que les philosophes du Cittamâtra étaient avant tout des mystiques s'adonnant le plus clair de leur temps au yoga et à la méditation. Asanga, le fondateur, a ainsi passé douze ans seul en méditation dans une grotte. Les traités philosophiques de l'Esprit Seulement porte donc surtout sur les dimensions infinies de la conscience ainsi que sur les moyens d'éveiller cette conscience.

Les idéalistes bouddhiques commencent par reconnaître le continuum des six consciences sensorielles (une pour chaque sens, plus la conscience mentale qui reconnaît les idées, les pensées, les émotions, les souvenirs et tous les autres phénomènes mentaux) reconnues dans l'analyse classique du bouddhisme ancien, et qui forme l'impression illusoire d'une conscience individuelle permanente et indépendante. Mais en plus de ces six consciences, les idéalistes établissent l'existence de deux autres consciences sous-jacentes, "inconscientes" pour les êtres ordinaires enfermés dans leur petite conscience personnelle. Il s'agit de la conscience émotionnelle et de la conscience base-de-tout (alaya vijñâna). La conscience émotionnelle est un peu la grille de lecture que nous nous faisons du monde, et cette grille de lecture est tributaire des émotions perturbatrices que sont l'ignorance10, la colère, l'orgueil, le désir et la jalousie. C'est cette conscience émotionnelle qui alimente la croyance en un Soi éternel et indépendant, à un "moi" qui s'oppose alors inévitablement à un "autre", que ce soit les autres individus ou le vaste monde dans son entièreté. La conscience émotionnelle bloque l'accès à la conscience base-de-tout; et il faut un travail de retour à soi, d'apaisement du mental et d'instrospection méditative qu'on appelle la "vision pénétrante" (vipashyana) pour pénétrer les profondeurs de cette conscience base-de-tout.

Et quelle est cette conscience base-de-tout11 ? C'est une conscience gigantesque puisqu'elle inclut l'univers en son entier. Si l'on compare la conscience individuelle à une frêle embarcation, la conscience base-de-tout doit être vue comme le vaste océan. Les phénomènes de l'existence y sont contenus sous forme de graine (bija) ou d'imprégnations (vasana), qui, quand toutes les causes et conditions se trouvent, émergent dans la conscience individuelle. Par exemple, si quelqu'un commet des actes de violence, cette violence vient se déposer dans la conscience base-de-tout, pour réapparaître dans une vie future sous forme de guerres ou de malfaiteurs qui viennent nous malmener. La conscience individuelle au moment de la mort vient se dissoudre dans cette conscience base-de-tout ; et selon la loi du karma, une autre conscience individuelle émerge selon les causes et conditions qui déterminent cette nouvelle vie un peu comme les vagues de l'océan se succèdent à la surface de l'eau.

Le yogi aspire donc libérer l'entièreté de cette conscience base-de-tout, et pas seulement la conscience individuelle. C'est pourquoi il engendre l'esprit d'Éveil (bodhicitta), un intention pure d'amour et compassion infinis, la volonté que tous les êtres sensibles connaissent le nirvâna et soit débarrassé de toutes les souffrances12. Seul l'esprit d'Éveil peut permettre de vaincre la dualité moi-autre et de dénouer les nœuds conflictuels inconscients. Ce faisant, on plante dans l'esprit les graines de bonheur et de sagesse qui vont progressivement transformer la conscience base-de-tout en conscience pure (amala vijñâna) non-dualiste. Et quand la conscience pure gagne du terrain sur les illusions et les obscurcissements de l'esprit au point de transformer cet esprit intégralement, il se produit un basculement total de l'être où l'on fait l'expérience de la conscience qui se connaît et s'illumine elle-même. Cette conscience expérimente tous les phénomènes comme étant des émanations de sa propre nature, de sa propre luminosité. C'est la conscience d'un Bouddha parfaitement accompli.

C'est là où la démonstration rebondit. Les logiciens de l'Esprit Seulement comme Dignâga et Dharmakirti ne se sont pas contentés d'explorer cette conscience. Ils ont aussi interrogé la réalité. C'est qu'ils se sont heurtés à un problème qu'on peut schématiser par la formule : "L'esprit ne voit l'esprit ; de la même manière que l'œil ne voit pas l'œil ou que la lame du sabre ne se coupe pas elle-même13." La conscience ne peut se connaître elle-même, sauf dans l'état de la conscience qui se connaît et s'illumine elle-même, apanage des seuls Bouddhas et qui nécessite de franchir toutes sortes d'états paradoxaux où l'on ne sait plus très bien qui voit et qu'est-ce qui est vu. Donc le meilleur moyen d'étudier indirectement la conscience, c'est d'étudier la production de l'esprit, c'est-à-dire la réalité… Les principaux travaux de Dignâga et Dharmakirti se basent ainsi sur la doctrine réaliste des sautrântika qui contient un questionnement épistémologique : qu'est-ce qui, dans la perception, me permet d'accéder à ce qui est réellement ? Qu'est-ce qui me met en décalage par rapport par rapport à ce réel ? Pour répondre très brièvement, on distingue chez l'être sensé deux types de perception: la perception directe, immédiate et la perception conceptuelle14. La perception conceptuelle voit l’objet par l’intermédiaire d’un concept ou « caractère général » (sâmânya lakshana). Ce concept de l’objet se surimpose sur l’objet lui-même et lui confère une impression de durée et d’indépendance dont il est complètement dénué. La perception directe, par contre, voit l’objet dans son « caractère propre » (svâlakshana), c’est-à-dire dans sa dimension instantanée (l’objet se transforme en effet d’instant en instant, et n’est jamais parfaitement identique à lui-même ne serait-ce que deux instants consécutifs) et sa dimension interdépendante (l’objet est un produit par une série de causes et il est en mesure de produire des effets).

Si Dignâga et Dharmakirti devaient revenir à notre époque, je pense vraiment qu’ils seraient des passionnés de physique quantique et de neurobiologie, à cette seule différence que là où les matérialistes positivistes assènent que « l’esprit n’est qu’un épiphénomène du cerveau », nos deux logiciens idéalistes verraient au contraire ce cerveau comme un épiphénomène de l’esprit ! Comprendre rationnellement le réel est pour eux une priorité essentielle, ce qui me fait penser à cette mise en garde d’Alfred Whitehead contre les hommes à tête confuse et les hommes à tête claire. Les idéalistes défendent certes une position mystique où la dualité entre le moi et le monde se révèle dans l’expérience profonde de la méditation, mais ils ne se cantonnent pas dans ce mystère, ils appuient leur position par des raisonnements logiques.

L’influence de l’Esprit Seulement a été énorme dans l’Inde médiévale au sein du bouddhisme : même si elle n’existe plus en tant que telle aujourd’hui, l’école de l’Esprit Seulement a sérieusement imprégné le bouddhisme tibétain et le bouddhisme Zen, mais son influence est très nette sur la pensée hindouiste du vedantisme non-dualiste de Shankara. Même si dernier a critiqué de manière très virulente l’Esprit Seulement, ses arguments sont particulièrement faibles à leur encontre : dire que les phénomènes matériels ne sont qu’esprit seulement serait absurde puisque n’importe qui doté d’un tant soit peu de bon sens peut se rendre compte de l’existence réelle de ces choses matérielles. « L’inexistence du monde extérieur n’est pas soutenable puisque nous le percevons. 15» Si cette critique s’avère exacte, elle porte du même coup contre les propres thèses de Shankara : en effet, celui-ci affirme que toutes choses sont le brahman (Dieu) lui-même et qu’il n’y a pas de dualité entre moi et le brahman. Dire que la table devant moi est esprit ou Dieu, je pense que ces deux idées apparaîtront loufoques pour l’homme de la rue ! Les autres hindouistes ne s’y sont pas trompés puisqu’ils ont accusés Shankara d’être un « bouddhiste déguisé ».



Liège, février 2005.




Yogini. Neelibhringadi Asana. Deccan, fin du XVIIIe s.




1 BERKELEY, Trois dialogues entre Hylas et Philonous, traduction de Geneviève Brykman et Roselyne Dégremont, Flammarion, Paris 1998, p 49.
2 RAHULA Walpola, L'enseignement du Bouddha (d'après les textes les plus anciens), Le Seuil, Paris 1961, pp 40-43.
3 BERKELEY, op cit, p 54.
4 Et le concept de Dieu n'est pas Dieu lui-même, de même qu'il ne suffit pas de penser à la vertu pour être vertueux…
5 BERKELEY, op cit, p 56.
6 Ainsi-Allé (Tathâgata) est un terme honorifique désignant le Bouddha. Le Soutra du Diamant dit: "Celui qui dit que le Bienheureux va, vient, s'asseoit ou s'allonge, celui-là n'a pas bien compris mes paroles. Pourquoi ? Ainsi-Allé signifie celui qui ne vient de nulle part et ne va nulle part."
7 WIJAYARATNA Môhan, La philosophie du Bouddha, Edition Lis, Paris 2000, p 196.
8 Dhammapada (La Voie du Bouddha), traduit par Le Dong, Le Seuil, Paris 2002, p 23.
9 BERKELEY, op cit, p 86.
10 Il peut sembler étrange de classer l'ignorance dans les émotions : d'habitude, l'ignorance consiste à ne pas savoir, mais c'est en fait la passion d'ignorer le réel tel qu'il est comme quand on ignore quelqu'un dans la rue ; et c'est aussi la tendance à nourrir des projections imaginaires sur le réel, un peu comme dans l'obscurité on prend un bâton pour un serpent.
11 "Conscience base-de-tout" est en fait la traduction littérale du tibétain "kunshi namshé" ; alaya vijñâna peut se traduire littéralement par conscience-demeure ou conscience-entrepôt. "Conscience base-de-tout" est devenu la traduction consacrée dans les travaux spécialisés, c'est pourquoi je l'utilise.
12 L'école de l'Esprit Seulement se place résolument dans le cadre du bouddhisme du Grand Véhicule (Mahâyâna) qui pense que la libération individuelle est un but louable certes, mais incomplet. Ainsi, retrouve-t-on dans cette école l'apologie de la figure du bodhisattva qui fait le vœu de renaître en ce monde jusqu'à tous les êtres sensibles aient accédé au Nirvâna suprême.
13 SHANTIDEVA, Vivre en héros pour l'Éveil, Seuil, Paris 1993, p 128. Shântideva est un des grands philosophes de l'école du Milieu (madhyamika), l'autre grand école philosophique du Grand Véhicule, fondée par Nagârjuna, et qui a largement critiqué les thèses de l'Esprit Seulement, ne pouvant accepter l'existence ultime de la conscience (en fait, ne pouvant accepter l'existence ultime d'aucune entité).
14 CORNU Philippe, Dictionnaire encyclopédique du bouddhisme, Seuil, pp 134-139. DECHARMS Christopher, L’esprit, deux perspectives, Kunchab, Belgique 2000, pp 73-89. Notez bien qu’on dénombre deux autres types de perception, l’auto-perception et la perception supra-sensorielle du yoga, mais je n’entrerai pas dans les détails.

15 HULIN Michel, Shankara et la non-dualité, Ed. Bayard, Paris 2001, p 201.














Sur l'école de l'Esprit Seulement, on peut aussi lire les textes de Vasubandhu:



Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.



Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.


mercredi 16 mars 2016

Détachement et amour



La Mystique du Détachement et de l’Amour chez Maître Eckhart.

   Maître Eckhart accorde dans son œuvre une place prépondérante à la vertu du détachement (abegescheidenheit). Ce détachement s’articule comme une pièce maîtresse de sa pensée, et qui ouvre à cette relation mystique avec un Dieu dépouillé de tous les déguisements ou travestissements conceptuels grâce à la méthode apophatique, un « Dieu au-delà de Dieu ». Cette approche audacieuse de Dieu a suscité quelques remous, c’est le moins que l’on puisse dire, dans ce début de XIV siècle déjà en pleine effervescence religieuse et mystique dans un contexte historique et politique troublé par les guerres et l’affrontement entre le pape et l’Empereur d’Allemagne. Les sermons de maître Eckhart en allemand allaient ainsi connaître un engouement intense au sein de mouvements comme celui des béguines et des bégards et marquer ce qu’on appelé par la suite la « mystique rhénane ». Cette liberté d’esprit octroyée au bon peuple a fait frémir les autorités ecclésiastiques qui ont finir par réagir en lançant une procédure d’Inquisition contre le Maître de Théologie allemand, cas unique dans l’Histoire du catholicisme médiéval où un professeur d’université s’est vu traîné dans un procès en hérésie et finalement condamné alors qu’il était déjà décédé depuis un an, en 1329 dans la ville d’Avignon.

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    Aux yeux de maître Eckhart, la plus haute des vertus chrétiennes est sans conteste le détachement. Dans un sermon en allemand qui a justement pour nom « Du détachement1 », notre théologien place explicitement le détachement au-dessus de l’amour, de l’humilité et de la miséricorde : « Et lorsque j’approfondis tous les écrits autant que mon intellect peut en venir à bout et en connaître, je ne trouve rien d’autre que le limpide détachement qui tout surpasse, car toutes les vertus ont quelque regard sur les créatures alors que le détachement est dépris de toutes les créatures2 ». Se préoccuper charitablement des créatures est un bien évidemment, mais à ce niveau, on reste dans la multiplicité, et donc dans un certain dispersement de l’âme. Le problème de ce dispersement est qu’il n’empêche de s’imprégner de la seule unicité, unicité qui n’est autre bien sûr que Dieu. C’est pourquoi maître Eckhart cite les paroles de Jésus à Marthe : « Unum est necessarium », ce qui veut dire selon Eckhart : « Marthe, celui qui veut être sans trouble et limpide, celui-là doit avoir une chose – le détachement3 ».

mardi 15 mars 2016

La nostalgie du grand air

Extrait du Journal d'Anne Frank


15 juin 1944

Chère Kitty,

   Il se peut que ce soit la nostalgie du grand air, après en avoir été privée si longtemps, mais je raffole plus que jamais de la nature.

   Je me souviens encore très bien qu'autrefois, je n'ai jamais été autant fascinée par un ciel bleu éclatant, les oiseaux piailleurs, le clair de lune, les plantes et les fleurs. Ici, j'ai changé.