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mercredi 24 mai 2017

Lait végétal et barbarie








      Je viens d'écouter une chronique à la radio du philosophe Raphaël Enthoven. Celle-ci s'intitule : « Les enfants sont toujours les premières victimes de la barbarie » et date du 17 mai 2017. Raphaël Enthoven évoque une affaire de parents indignes qui ont laissé mourir leur très jeune enfant de 7 mois parce qu'ils ne le nourrissaient qu'avec du lait végétal. Cette chronique m'a interpellé pour sa mauvaise foi et ses partis pris idéologiques, et il m'a semblé important d'y répondre ici.


     Tout d'abord, les faits sur lequel Raphaël Enthoven passe un peu vite. L'histoire ne s'est pas passé récemment, mais bien en 2014 à Beveren (près d'Anvers en Belgique). Or Enthoven fait comme si l'événement venait de se passer. Il n'est pas le seul d'ailleurs. Les articles de journaux confèrent une étrange actualité à ce fait divers tragique, comme si le drame venait de se passer. Le Point du 19 mai 2017 titre : « Uniquement nourri au lait végétal, un bébé meurt en Belgique ». Le Parisien du même jour écrit : « En Belgique, un bébé meurt après avoir été nourri uniquement au lait végétal ». Le lendemain, l'Express déclare : « Belgique: un bébé meurt après avoir été nourri exclusivement au lait végétal ». En réalité, c'est le procès des parents qui a lieu en ce moment, mais pas les faits eux-mêmes. Tout est fait comme si l'important était de créer de l'émotion et la polémique en maintenant dans le présent un événement qui s'est produit il y a trois ans, et de maintenir du même coup le sentiment de la menace que font peser les extrémistes du lait végétal sur des tout petits enfants, victimes innocentes d'une barbarie qui ne dit pas son nom.

    Ensuite, les laits végétaux sont loin d'être les seuls responsables de la mort du bébé de sept mois dans l'histoire qui nous occupe. Les parents avaient décidé d'autorité que leur enfant était intolérant au lactose et au gluten, sans s'en référer à un pédiatre. Le jour où le bébé est mort, les parents ont roulé durant une heure pour aller à la rencontre d'un médecin-homéopathe. Ce dernier leur a demandé d'amener tout de suite leur bébé aux urgences d'un hôpital. Mais trop tard. L'enfant y est décédé. Donc ce n'est pas un problème de véganisme : les parents nourrissaient leur enfant au lait de vache jusqu'au moment où ils ont décrété que leur bébé était intolérant au lactose et au gluten, et sont donc passés aux laits végétaux. Ici, le problème est plutôt celui de l'auto-médication et de la défiance par rapport à la médecine traditionnelle.

          Or Raphaël Enthoven ne mentionne absolument pas ces faits : pour lui, ces parents sont avant tout des idéologues d'une idéologie morbide, le flexitarisme. Et Enthoven de définir ce flexitarisme d'une manière singulière : le flexitarisme est « un véganisme par intermittence » (sic). Le flexitarisme consiste à essayer à se passer le plus possible de viande, de poisson ou de produits animaux, sans y renoncer complètement. En anglais, on dit « reducetarian » avec l'idée de réduire la consommation de viande, sans la supprimer complètement. Le problème est que cette définition s'oppose à l'idée de la radicalité : le flexitarien est « flexible », un modéré par définition ; à ce titre, il est souvent méprisé par les véganes. Difficile donc de faire passer à ce compte le flexitarien pour un idéologue intransigeant qui serait prêt à mourir ou faire mourir pour ses idées. C'est pourquoi Enthoven définit le flexitarien comme un végane par intermittence. Autant dire un fanatique par intermittence, un extrémiste par intermittence, voire même un barbare par intermittence, comme le titre de son intervention le suggère explicitement...

      Parce qu'il s'agit bien de cela : taper sur les véganes comme Raphaël Enthoven aime à le faire régulièrement avec quelques sophismes bien choisis. (Je renvoie en-dessous de cet article à plusieurs de mes textes qui réfutent ces sophismes d'Enthoven). Derrière ces parents indignes et aveuglés, se cacherait l'ombre menaçante du véganisme. Parce que c'est bien cela qu'il s'agit de viser. Il n'y aurait pas à se préoccuper de ces propos malveillants et médiocres, s'il n'y avait une préoccupation autrement plus inquiétante derrière les propos de ce porte-parole minable du lobby de la viande et des produits laitiers. Toutes ces manigances pour ramener cette affaire au seul problème du véganisme montre une nouvelle stratégie face à la montée en puissance du véganisme dans notre société. Comme les sophistes du style Enthoven sont incapables de contrer sérieusement les arguments en faveur du véganisme, l'idée est d'attaquer les véganes là où ça fait mal : les enfants. Répandre l'idée fallacieuse que les véganes sont forcément de mauvais parents en montant en épingle ce genre d'histoire. Cette stratégie a déjà produit ses effets pervers : des parents végétaliens se sont vus retirer la garde de leur enfant au motif plus ou moins avoué de ce végétalisme. Il faut comprendre que, pour le lobby de la viande et des produits laitiers, tous les moyens seront bons pour empêcher de perdre des parts de marchés. Notamment soudoyer des nutritionnistes pour inculquer l'idée fausse que l'alimentation végétale est mauvaise, incomplète, porteuse de carences, etc... Ou insister à outrance sur les dangers que cela peut avoir pour la petite enfance.

       Dans le cas des parents de Beveren, le problème est qu'ils ont utilisé du lait végétal qui n'était pas prévu pour la petite enfance. Il y a du lait végétal prévu pour les tout petits, tout comme il y a du lait de vache prévu pour les touts petits. Donner du lait de vache classique est aussi peu recommandé pour les bébés que le lait végétal classique. Le lait végétal prévu pour les petits enfants est supplémenté en fer, en calcium, en vitamines et en minéraux. Je pense aussi qu'il faut faire preuve de bon sens dans ce domaine. C'est important, parce que ce bon sens a cruellement manqué dans l'affaire qui nous occupe.

         Est-ce que ce bon sens nous conduirait à abandonner un régime végane dans un cas (rare) où l'enfant risquerait sa santé à maintenir un tel type de régime ? Pour moi, la réponse est tout simplement « oui », même si, dans la plupart des cas, on peut très bien nourrir les nourrissons avec des laits végétaux adéquats. La santé de l'enfant prime sur la pureté morale. Il est souvent meilleur de manger complètement végétal pour votre santé, mais dans certains cas rares, c'est quelque chose de très difficile, et pas seulement pour des enfants. J'ai connu une amie atteinte d'une maladie auto-immune et qui était très restreinte dans ces possibilités d'alimentation : de très nombreux légumes lui étaient interdits, les produits à base de soja comme le tofu aussi, mais pas les produits à base de soja fermenté comme le miso ou le tamari, tous les produits contenant du gluten... La liste des produits à proscrire était vraiment impressionnante. Dans son cas particulier, je comprenais qu'elle n'était pas trop en mesure d'adopter un régime végane ou, en tous cas, que c'était très difficile pour elle.

     Je me rappelle d'une interview du patron du magasin parisien « Un monde vegan ». Il y expliquait qu'il continuait à rester végane quand bien même on lui prouverait scientifiquement que le véganisme est nuisible pour la santé. C'est une position très noble moralement, mais pas si on oblige les autres à faire de même. En particulier, si on oblige des jeunes enfants et des bébés à adopter un régime dont on sait qu'il est mauvais pour eux. En réalité, cette question ne se pose pas vraiment puisque les enquêtes scientifiques sérieuses, non seulement, montrent qu'un régime entièrement végétal n'est pas mauvais pour la santé, mais, au contraire, permet d'éviter des problèmes cardio-vasculaires, des problèmes d'hyper-tension. La position de l'Académie américaine de Nutrition et de Diététique affirme d'ailleurs sans ambiguïté : « La position de l'Académie de Nutrition et de Diététique est que les régimes végétariens appropriés, y compris le véganisme, sont d'un point de vue nutritionnel adéquats et peut procurer des bénéfices pour la santé dans le traitement de certaines maladies. Ces régimes sont appropriés à tous les stades de la vie, ce qui inclut la grossesse, l'allaitement, la prime enfance, l'enfance, l'adolescence, l'âge adulte, ainsi que pour les athlètes » (décembre 2016).

      Ce n'est pas une raison pour faire n'importe quoi avec son alimentation. Un régime à base de chips et de coca-cola est peut-être végane, mais ce n'est pas un régime « approprié » pour autant ! Pareillement, il faut être particulièrement vigilant à ce qu'on donne aux enfants et aux bébés. C'est vrai pour tous les parents, pas seulement les parents véganes ; mais dans le cas des parents véganes, ils doivent redoubler d'attention et s'informer beaucoup sur le plan nutritionnel, parce qu'en cas de problème, la société et les médecins auront très vite tendance à reporter sur la faute entièrement sur le véganisme ! On notera au passage qu'on ne culpabilise aucunement les (très nombreux) parents qui donnent une très mauvaise alimentation carnée à leurs enfants. Dans leur cas, aucune « barbarie » ne leur est reprochée, tandis qu'Enthoven voit de la barbarie dans le « véganisme intermittent » (sic) dans le geste de parents qui ont donné du lait végétal à leur enfant, mais qui n'étaient pas du tout véganes, seulement enfermés dans des conceptions de médicine homéopathiques et naturelles, et qui ont refusé de faire appel à des pédiatres relevant de la médecine conventionnelle.






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     Enfin, en guise de conclusion, je voudrais partager une vidéo du youtubeur Gurren Vegan, « Merci mais les bébés véganes vont bien » qui a le mérite de rappeler avec humour le bon sens en la matière.









Gurren Vegan y rappelle quelques principes essentiels :

1°) Le véganisme n'immunise pas contre la bêtise

       Ce n'est pas parce qu'on est végane qu'on est à l'abri d'idées saugrenues en matière d'alimentation, de médication ou autres. En soi, le véganisme n'est pas la VÉRITÉ. Je veux dire que le véganisme est justifié d'un point de vue éthique, du point de vue de la santé, du point de l'environnement, d'accord, mais ce n'est pas parce qu'on est végane que toutes nos idées sont fabuleuses et remarquables. On n'est pas à l'abri de commettre des erreurs, même si l'idée de base du véganisme est juste et justifiée.

2°) Les pseudo-sciences ont des cibles faciles en la personne des véganes.

     Gurren Vegan fait remarquer qu'il est peut-être plus facile d'attirer un végane dans le filet des idées farfelues des médecines parallèles et des concepts mystico-frauduleux. En effet, le véganisme dans sa forme actuelle est la contestation d'une idéologie dominante, le carnisme qui ne dit même pas son nom, tellement cette idéologie est persuadée d'incarner le bon sens et la nature des choses. Une fois qu'on a contesté l'idée si « naturelle » de la consommation de la viande et des produits, le pas est vite franchi de contester d'autres idées dominantes, comme celles de la science et de la raison. Et à ce jeu-là, on risque fortement de s'égarer.


3°) Les véganes doivent mieux s'informer.


       Nous, les véganes, nous ne pouvons pas décemment laisser le champ de la nutrition au monde carniste qui fait tout pour minimiser les impacts catastrophiques de la viande et des produits animaux sur la santé humaine, et qui fait tout aussi pour jeter l'opprobre sur les alternatives végétales aux plats de viande et de produits animaux. Il est important de comprendre les différents aspects de la nutrition pour pouvoir montrer les bienfaits d'une alimentation végétale au reste de la société.

       Souvent l'argument éthique prime sur l'argument de santé. On fait valoir l'intérêt des animaux ou les droits des animaux à avoir une vie décente, et on considère que les préoccupations humaines, trop humaines de ne pas manquer de telle ou telle vitamine ou d'avoir suffisamment de calcium ou de bonnes graisses n'ont aucun poids face à l'enfer que vivent les animaux. Néanmoins, l'argument de santé reste important, d'une part parce que c'est une préoccupation centrale chez beaucoup de gens qu'on le veuille ou non. Tout le monde n'a pas une grande préoccupation pour les bêtes. C'est certainement triste, mais c'est comme ça.

       D'autre part, les propagandistes carnistes n'hésitent à exploiter la moindre faille, le moindre problème de santé pour condamner en bloc. Raphaël Enthoven ne fait rien d'autre quand il proclame que « les enfant sont les premières victimes de la barbarie » (avec le sous-entendu très clair que c'est de la barbarie végane dont il s'agit). Si on veut être efficace dans la propagation des idées véganes dans le monde, on ne peut pas laisser de côté cette question de la santé. Le bilan de santé des véganes doit dans l'ensemble être moins neutre par rapport au bilan d'un mangeur de cadavres, et si possible, le bilan des véganes doit être meilleur pour convaincre la communauté médicale de l'intérêt du véganisme.





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       Voilà, pour terminer, je dirai que la barbarie n'est peut-être pas là où le croit Raphaël Enthoven. Claude Levi-Strauss disait : « Le barbare est d'abord celui qui croit en la barbarie ». N'est-ce pas une barbarie que d'assimiler tous les véganes à des assassins d'enfants sous prétexte que des gens qui ne sont même pas véganes ont donné du lait végétal à leur bébé ? Cette volonté de nuire, de séparer et de détruire des familles, est-elle digne de quelqu'un qui se prétend philosophe ? 



Frédéric Leblanc, le 23 mai 2017.
















Pour une source d'informations fiables et concrètes pour s'alimenter de manière végane, je conseillerais le site de l'association L214 : Végan Pratique.


Et notamment, la page concernant l'alimentation des bébés (avec une bibliographie de la littérature scientifique): 




Voir aussi le compte-rendu (Volume 116, Issue 12, Pages 1970-1980,  décembre 2016) de l'Académie américaine de Nutrition et Diététique : 



Ainsi que le pdf de ce texte : 





 Concernant les positions répétées de Raphaël Enthoven et leur réfutation sur le Reflet de la Lune : 


La stratégie de L214

- Raphaël Enthoven et les superspécistes







Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la libération animale ici.


Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour du végétarisme et du véganisme ici



Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici. 






Parce que les vaches ont mieux à faire que de souffrir dans des élevages industriels
pour que vous puissiez boire le lait qui devrait revenir à leurs petits...







3 commentaires:

  1. Si tu cherches des anti-végans, je te signale :
    https://youtu.be/W_B-xk4-HOI

    Sinon, Raphaël Enthoven, j'évite.

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  2. Oh, tu sais, je ne pars pas tous le soirs à la chasse aux anti-véganes....

    Non, il me suffit de me faire le contradicteur de l'un ou l'autre de temps en temps... Raphaël Enthoven ici en l'occurence, parce qu'il se déclare bien volontiers philosophe et qu'il propage sur les ondes son idéologie carniste avec quelques raisonnements mal venus.

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  3. Je ne lui dénie pas son statut de philosophe (de service), ça ne l'empêche pas d'être pénible surtout quant il anime une émission intéressante comme ici :
    https://www.franceculture.fr/emissions/les-nuits-de-france-culture/philosophies-dailleurs-les-pensees-tibetaines

    La philosophie n'est pas la sagesse. Le sage ne se paye pas de mots. Il n'a pas besoin d'arguments pour ne pas manger de viande. Il sait.

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