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mercredi 22 novembre 2017

Rosée que ce monde



Rosée que ce monde
Rosée que ce monde-ci
Oui, sans doute et pourtant

Kobayashi Issa (小林 一茶, 1763 – 1828)







Hirai Baisen 平井楳仙 - 1889-1969






      La rosée est une métaphore fréquente dans la philosophie bouddhique. Le Soûtra du Diamant dit, par exemple :

« Comme les étoiles, les lucioles ou une lueur,
Comme l'illusion d'un magicien, une goutte de rosée ou une bulle,
Comme un rêve, un éclair ou un nuage,
Ainsi doit-on voir tous les phénomènes conditionnés 1 ».



       La rosée s'évanouit dès les premiers rayons de l'aube : elle désigne donc le manque de substance des phénomènes de ce monde.Dans la vision de la vacuité, le monde entier n'a pas beaucoup de substance : simple rosée. La philosophie bouddhique insiste sur le fait qu'il faut s'imprégner de cette vision pénétrante de la vacuité. Il ne suffit pas de s'en convaincre intellectuellement ; il faut aussi approfondir cela encore et encore dans l'expérience méditative. C'est pourquoi Kobayashi Issa insiste une deuxième fois : « Rosée que monde-ci... »


     Mais ce n'est pas tout d'admettre la conclusion que ce monde est vacuité, rosée, illusion. « Oui, sans doute et pourtant... » Quand on est confronté à ce monde, celui-ci nous semble extrêmement réel ; et et on ne peut pas le révoquer comme insignifiance totale aussi facilement. Notre expérience du réel nous interpelle, nous submerge émotionnellement, envahit notre conscience, nous obsède, nous taraude.


        Il y a un malentendu qu'il faut tout de suite dissiper : dire que le monde est vide d'existence propre, qu'il est semblable à la rosée, au rêve, au mirage, à l'illusion ne veut pas dire que ce monde est un néant, rien, absolument rien, et qu'il serait absurde de se tracasser pour un monde qui n'est rien. La méditation de la vacuité implique que les phénomènes n'ont pas d'existence ultime, mais ils apparaissent néanmoins à la conscience.


       Prenons le cas du rêveur : dans le rêve, on peut avoir peur d'un monstre ou d'un assassin, on peut se réjouir de vivre des choses plaisantes, d'un beau paysage fleuri ou d'autres choses magnifiques. Ces joies et ces peurs sont là, présentes dans le rêve et vécues sincèrement. Pourtant, le rêve lui-même n'a pas de réalité. Quand le rêveur se réveille, il voit ce qu'il prenait comme réel et qui suscitait en lui toutes sortes d'émotions s'évanouir comme la rosée sous l'effet du soleil. Notre expérience de la vie suit un processus similaire : quand on le vit, cela suscite toutes sortes d'émotions, et cela capture complètement notre attention. Quand on médite la vacuité, alors on envisage que cette réalité n'a peut-être pas de substance ultime. Cela aide à relativiser ce réel, à s'en désengager émotionnelle. Pour autant les apparences restent et se succèdent les unes aux autres, nous affligeant parfois, nous réjouissant dans d'autres.


      Et ce réel résiste nettement plus que le rêve. Nous sommes seuls à rêver notre rêve. Ce qui fait qu'il s'effiloche et se désagrège très vite. Un bruit à l'extérieur brise ce rêve ; parfois, la seule conscience que nous sommes en train de rêver peut nous permettre de nous réveiller. Mais dans le réel, nous sommes une infinité d'êtres doués de conscience à rêver ce réel et à alimenter ce grand rêve du monde matériel. Quand bien même, vous prendriez conscience de l'irréalité du monde, d'autres que vous alimentent ce grand rêve de leurs croyances, de leur aveuglement, de leurs illusions, de leurs désirs et de leur adhésion intime à cette idée d'existence. Cette adhésion à la réalité du monde chez ces êtres conscients renforcent votre propre adhésion et sentiment de réalité, en même temps que cela conforte votre tendance à éprouver telles ou telles émotions. Nous sommes contaminées par les émotions et les attachements des autres. C'est pourquoi il est difficile de s'éveiller parmi des gens qui vivent dans les conflits émotionnels et amplifient sans cesse l'attachement aux phénomènes. Inversement, l’Éveil est beaucoup plus à portée dès lors que l'on vit dans le sillage d'un maître spirituel vraiment éveillé ou dans l'entourage de gens qui manifestent une grande paix et une grande sagesse dans la vie de tous les jours.


      Inter-être. Nos existences s'interpénètrent sans cesse. Nous subissons l'influence des autres et nous influençons notre entourage. En fait, l'absence de substance dans les phénomènes du monde autorise et permet ce que le moine Thich Nhat Hanh appelle « inter-être », l'interpénétration des phénomènes, leur interdépendance au niveau le plus intime. Les apparences de ce monde n'apparaissent pas comme des visions délirantes et absurdes, mais bien en interdépendance les unes avec les autres. Cette trame d'inter-être peut donner l'impression d'une réalité fondamentale, mais cette trame est cousue de fils et de liens qui n'ont eux-mêmes aucune substance, simple rosée, mirage et rêve. C'est comme la formule célèbre du Soûtra du Cœur :


« La forme est vide.
Le vide est forme.
La forme n'est autre que le vide.
Le vide n'est autre que la forme2 ».


      Les formes de ce monde et la vacuité ne sont pas en opposition, mais s'associent constamment : irréalité du phénomènes et apparences de ces phénomènes sont les deux faces d'une même pièce. En fait, ces deux s'identifient même s'il peut être difficile de concevoir cette non-dualité de la vacuité et des phénomènes. Donc même rosée, même vacuité, le monde peut inspirer un « pourtant... ». Et susciter ce sentiment de lassitude ou au contraire une fascination toujours renouvelée...









1 Soûtra de la Perfection de Sagesse du Diamant Coupeur de l’Illusion, Vajracchedikā Prajñāpāramitā Sūtra.

2 Soûtra du Cœur de la Perfection de Sagesse, Hridaya Prajñāpāramitā Sūtra.










Au dessus de la Plaine des Canebiers (Mouans-Sartoux, sud de la France)
Photographie : Un jour, une photo.







Concernant Kobayashi Issa, voir aussi : 

- Battement d'ailes d'un papillon






Voir aussi :

Le diamant qui coupe l'illusion (Soûtra du Diamant)



Apparence et vacuité (sur des vers de Longchenpa)



Une goutte d'eau (poème de Dôgen Zenji)

















Lune et Vénus à l'aube près de Gex dans l'Ain
Adrien Mauduit








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