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dimanche 18 octobre 2015

Épicure, amitié et sagesse

  De tous les biens que peut procurer la sagesse, le plus précieux est l'amitié.

Épicure, Maximes Capitales, XXVI.


Matthieu Ricard



   Pour Épicure, la sagesse nous rend plus tolérants, plus agréables et plus justes envers les autres. C'est pourquoi la sagesse facilite et permet une véritable amitié avec les gens qui nous entourent. Il ne s'agit pas d'une amitié qui s'effondre à la moindre discorde, à la moindre crise de jalousie ou qui cède sous le poids des mondanités ou des ambitions personnelles. Les relations humaines sont fondamentales aux yeux d'Épicure, car ce sont dans ces relations que l'on peut trouver l'entraide, la solidarité, le partage, mais aussi la joie, les plaisirs, le bien-être, la dimension festive de l'existence. Certes, les relations humaines sont souvent frappées du sceau de la déception, des tromperies, des querelles. Mais justement la sagesse est là pour favoriser notre empathie à l'égard des autres, la compréhension. Elle crée cette véritable amitié qui accroît et célèbre la jouissance d'exister.


    En grec ancien, « amitié » se dit philia, φιλία. Ce terme peut se traduire aussi par « amour », souvent dans cette dimension de l'amour qui nous unit à d'autres êtres : l'amour fraternel, l'amour filial, l'amour maternel, l'amour conjugal où on tire sa joie de l'existence même de l'existence de l'autre, et non pas du plaisir ou du contentement que l'autre pourrait apporter. φιλία est cet amour comparable à l'ardeur qu'une mère met à nourrir, protéger et chérir son petit enfant. Ce terme désigne la passion, l'enthousiasme que l'on peut mettre dans une activité. Cela a laissé des traces dans la langue française. Ainsi l'haltérophilie désigne la passion de soulever des haltères, la bibliophilie est le fait d'aimer collectionner les livres, la philanthropie est le fait d'aimer aider les hommes (anthropos en grec), et ainsi de suite... Et on retrouve évidemment philia dans le mot de philosophie (ou sophia désigne la sagesse) : l'amour de la sagesse, la passion pour la sagesse. Mais dans un esprit épicurien, on pourrait décomposer le mot « philosophie » en amitié et sagesse, le fait que la philosophie a pour propos d'aider l'humanité à être plus solidaire, plus fraternelle, plus unie, moins fragmentée en ethnies, en clans, en nations, en rivalités et conflits. C'était même une prophétie de l'optimisme épicurien : « L’amitié mène sa ronde autour du monde habité, comme un héraut nous appelant tous à nous réveiller pour nous estimer bienheureux » disait Épicure (Sentences vaticanes, 52).

   Est-ce que cette amitié inspirée par la sagesse a encore un sens dans le monde d'aujourd'hui ? Ou n'est-ce qu'une mythologie philosophique un peu naïve ? Dans notre monde hyperconnecté où l'on peut avoir mille amis sur les réseaux sociaux sans jamais avoir de relations véritables avec ceux-ci, il me semble que cela a encore une pertinence. Nous avons une quantité absolument colossale de moyens de communication à notre disposition ; et pourtant, nous sommes pas capables d'apprécier un moment de silence, à écouter le vent, à regarder le ciel avec d'autres humains. Nous sommes atomisés, isolés dans les cases d'une ville sans âme. Nous sommes constamment baignés dans le culte de la performance qui nous individualise toujours plus ; notre vie n'est rien d'autre qu'une perpétuelle mise en scène, un storytelling pour les réseaux sociaux, dont nous écartons toute mention à cette solitude qui nous hante. Face à cela, la proposition d’Épicure ne me semble pas dénuée de sens. Renouer des liens d'amitié avec ses congénères en transformant son être grâce la sagesse et rétablir une chaleur humaine dans cette société froide, voilà une perspective intéressante. C'est presque un projet politique ! Politique, ici au sens noble du terme. Il est probable que l'on soit considéré comme un naïf ou un rêveur, tellement la société a individualisé les gens. Il est possible que l'on soit bien seul à développer cette amitié inspirée par la sagesse et que l'on soit entouré de gens qui ne pensent qu'à leur intérêt égoïste. Mais la sagesse enseigne aussi la patience, la tolérance et l'acceptation de sa solitude fondamentale qui est aussi base pour l'amitié, car se faire des amis uniquement pour fuir sa solitude ne peut conduire à terme qu'à la déception. Mais au-delà de ces méandres et ces incompréhensions, je pense que l'on a tout a gagné à aller dans ce cheminement de la sagesse et de l'amitié.




Robert Doisneau, Les Halles, Paris, circa 1960




Autres citations d'Épicure :


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