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mardi 13 octobre 2015

Solidarité et charité



« Je ne crois pas en la charité ; je crois en la solidarité. La charité est verticale, c'est pourquoi elle est humiliante. Elle va du haut vers le bas. La solidarité, elle, est horizontale. Elle respecte les autres et elle apprend des autres. J'ai beaucoup à apprendre des autres personnes. »

Eduardo Galeano (1940-2015)





    Cette sentence de l'écrivain uruguayen de gauche Eduardo Galeano, que j'ai trouvé par la grâce des réseaux sociaux, exprime bien le sentiment « socialiste » par rapport à ces valeurs morales que sont la charité et la solidarité. La charité est verticale, nous dit Galeano. Et effectivement, on peut se rappeler les patrons et les dames patronnesses du XIXème qui faisaient la charité aux pauvres et aux ouvriers nécessiteux pour se donner bonne conscience, mais qui entretenaient un régime d'inégalité féroce qui maintenait les pauvres dans la pauvreté, la misère et la nécessité. La charité était dévoyée pour donner au système capitaliste une image de bonté et d'humanité derrière l'inhumanité des chiffres et de la rentabilité économique. Le peuple de gauche en a gardé une rancune tenace contre cette valeur de la charité. Dans la charité, on maintient un regard condescendant sur les petits pauvres. On leur tend avec mépris quelques miettes de ses richesses, et encore on le fait principalement pour renforcer sa position sociale, se donner l'image d'un homme pieux, généreux, plein de bonté et d'égard et briller dans la société des biens-pensants.

   La solidarité est, par contre, une valeur beaucoup plus fraternelle. Elle est horizontale, nous dit Galeano. Dans la solidarité, des hommes aident d'autres hommes et reçoivent de l'aide en retour. Tout le monde s'entraide. Chacun s'entraidant, on assure la cohésion du groupe, on rend ce groupe solide ; solidarité vient d'ailleurs de cet adjectif, solide. Dans cette solidarité, sont dissoutes les distinctions qui font qu'il y a quelqu'un qui donne et quelqu'un qui reçoit, quelqu'un qui agit et quelqu'un qui subit, quelqu'un qui peut et quelqu'un qui ne peut pas, quelqu'un qui lève le menton dans une moue dédaigneuse et quelqu'un qui baisse la tête et qui regarde le sol boueux à ses pieds. Tout cela est aboli dans la solidarité : rien que des hommes libres et égaux qui s'épaulent les uns les autres, des hommes qui ont tout à apprendre les uns des autres, des hommes qui s'unissent les uns des autres et agissent pour changer le monde.






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  On comprend aisément pourquoi le peuple de gauche a privilégié la valeur morale de la solidarité et méprisé, voire ringardisé la valeur de la charité. Je voudrais pourtant nuancer cette distinction entre ces deux valeurs, car il me semble que, dans cette conception, la solidarité est idéalisée tandis qu'on ne rend peut-être pas entièrement justice à la charité. L'Histoire est passée par là, et l'utilisation de la charité et du christianisme en général par la classe bourgeoise dominante afin de maintenir la classe ouvrière dans l'inaction et la soumission a laissé des traces profondes de rancune dans les consciences, tandis que l'exaltation de la solidarité dans l'idéal révolutionnaire a conféré une aura historique indéniable. Le travail de la philosophie est donc de repenser ces deux valeurs dans leur vérité respective indépendamment des aléas de l'Histoire qui déforment ces valeurs dans un sens ou dans un autre.

   Je me rappelle que le philosophe français Marcel Conche expliquait qu'un de ses professeurs avait coutume de dire : « Il y a autant de différence entre la charité et faire la charité qu'entre l'amour et faire l'amour ». Un homme peu regardant peut adresser toutes sortes de boniments à une demoiselle dans le seul but de lui faire l'amour. Cela ne veut évidemment pas dire qu'il éprouve un amour réel. Il a seulement décidé de cacher ses motivations sexuelles sous les apparences plus flatteuses de l'amour. Cela ne remet pas en question l'amour proprement dit. Pareillement, la charité doit être différenciée de cette attitude dédaigneuse que les biens-pensants ont appelé « faire la charité ». Le bourgeois qui cherche à conforter sa position en donnant avec mépris quelques piécettes aux pauvres qui survivent dans leurs quartiers miséreux fait certes la charité, mais est-il vraiment animé par un sentiment de charité ? On peut en douter.

    La charité (caritas en latin, agapé en grec) est définie dans la pensée chrétienne comme l'amour du prochain (et aussi comme l'amour de Dieu, mais je laisserai ici cet amour de Dieu de côté, d'autant que Jésus explique dans les Évangiles que l'amour du prochain et l'amour de Dieu sont une seule et même chose). Cet amour du prochain est donc un amour ouvert à l'ensemble du monde, à la prochaine personne que nous rencontrerons sur notre chemin. Ce n'est donc pas un amour limité à sa famille, à ses amis ou aux personnes du même clan que nous. C'est une dimension plus vaste et illimitée de l'amour. On peut rapprocher la charité de maitri dans le bouddhisme et la pensée indienne, l'amour bienveillant qui souhaite le bien-être et les causes du bien-être pour tous les êtres sensibles de l'univers.

   En ce sens, la charité n'est pas coupable de créer une verticalité entre les êtres humains. Que du contraire, elle est même intrinsèquement liée à l'humilité dans l'éthique du Christ. Qu'on se rappelle l'épisode où Jésus lave les pieds de ses compagnons. Pour comprendre le glissement de sens de la charité vers « faire la charité », il faut se référer à l'Histoire. La charité appelle évidemment le souhait de venir en aide aux autres. Durant le moyen-âge, les maisons de charité avaient pour but d'accueillir les pauvres, les miséreux, les orphelins, les malades et les fous, toutes personnes en détresse dans la société d'alors où il n'y avait pas d'autres structures pour les accueillir. D'un sentiment, on est passé à une action : « faire la charité » sans que, nécessairement, le sentiment de la véritable charité entre en ligne de compte, puisque ces institutions avaient pour but essentiel, derrière la belle façade de l'aide aux pauvres et aux démunis, d'exercer un contrôle social strict sur ces populations.

    Maintenant, la question est : peut-on repenser à nouveaux frais la charité par rapport à la solidarité ? Peut-être que le mot est trop connoté « chrétien », mais l'amour du prochain, l'amour illimité reste, il me semble, d'actualité. L'humanité a terriblement besoin d'amour, et d'un amour qui brise les barrières, les frontières, les limitations, les rancœurs passées et à venir ainsi que les mentalités bornées.

   La première différence avec la solidarité est que la charité ou amour du prochain est d'abord le sentiment d'une personne prise dans son individualité. Je décide par moi-même d'éprouver de la bienveillance et de la compassion envers autrui. Après ce sentiment peut (et c'est heureux) se partager, mais il est en premier lieu la motivation d'une personne seule en elle-même. Tandis que pour la solidarité, il faut toujours au minimum être deux, deux personnes qui se sentiront plus fortes, plus solides si elles unissent leur effort et s'entraident mutuellement. On peut aimer des gens qui ne nous aiment, on peut même aimer des gens qui nous veulent du mal. « Aime ton ennemi » disait Jésus Christ. Cela suppose un certain degré de sainteté ou d'inconscience, diront les mauvaises langues. Mais dans tous les cas, ce n'est pas contradictoire avec la définition d'un amour illimité pour son prochain. On ne peut pas par contre être solidaire de gens qui n'ont rien à faire de nous ; et on peut encore moins être solidaire avec son ennemi. Celui qui est solidaire avec une personne malintentionnée à son égard n'est pas solidaire, c'est juste un benêt !

   La deuxième différence découle logiquement de la première. La charité ou amour de son prochain relève d'une attitude morale d'un individu à l'égard d'autres individus. La solidarité implique une dimension beaucoup plus politique. Je ne dis pas que la solidarité est toujours politique : si j'échange des services et des coups de main avec mon voisin, c'est peut-être seulement de la morale, un échange de bons procédés entre braves gens. Mais la solidarité a naturellement tendance à aller beaucoup plus vers la politique. Pour que les hommes s'unissent, il faut qu'il y ait une adversité contre laquelle ils sont impuissants. Cette adversité peut venir de la Nature : quand tout le monde se mobilise pour secourir les victimes d'un tsunami ou d'un tremblement de terre. Ou elle peut venir de l'oppression d'autres hommes. Dans les deux cas, il faut une organisation qui permettent une union efficaces de ces êtres humains, donc de la politique au sens noble du terme. Il n'est donc dès lors pas étonnant que les socialistes et les communistes se revendiquent beaucoup plus de la solidarité que de la charité !

    C'est là la force et la faiblesse de la solidarité par rapport à la charité. La solidarité tend à unir les gens dans une même lutte, un même effort. Pour autant, le revers de la médaille est que la solidarité doit constamment être promue et encouragée car si les gens l'abandonnent, elle perd de son sens. Par contre, on peut être seuls à pratiquer l'amour du prochain dans un monde hostile. Vous n'avez pas besoin d'un autre pour développer cet amour (même si c'est nettement mieux et nettement plus rassurant quant à l'avenir du monde!).


Henri Cartier-Bresson, France, 1938.



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   Voilà donc pour la charité et la solidarité. Il serait également opportun de se poser la question de comment s'opère la jonction entre l'amour du prochain et la solidarité et de comment la solidarité peut en sens inverse se dépasser dans l'amour du prochain. Je laisserai ici cette question en suspens, d'autant plus qu'elle nécessite une investigation de la psychologie et de la sociologie, en plus de la réflexion proprement philosophique.


     Je voulais juste ici montrer que l'amour du prochain et la solidarité ne s'opposent pas nécessairement si l'on comprend bien les deux termes et que l'on ne fait pas une utilisation dévoyée de ces deux termes. Et même si j'ai passé une certain temps à décrire l'arrière-fond historique de ces deux concepts, j'insiste sur le fait que l'amour du prochain (ou charité) ne doit pas être considéré comme une valeur qui s'adresse seulement aux chrétiens et la solidarité comme une valeur qui fait de vous automatiquement un communiste révolutionnaire ! C'est là le trésor commun de toute l'humanité !






Eduardo Galeano



Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.



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