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samedi 26 mars 2016

Faut-il arrêter de bombarder Daesh ?



    Je suis tombé ce matin par la grâce des réseaux sociaux sur cette page de la télévision suisse RTS qui donnait la parole à Jacques Baud, spécialiste suisse du renseignement et du terrorisme. Selon lui, « si l'on arrêtait les bombardements sur la Syrie, les attentats cesseraient probablement ». Jacques Baud prend l'exemple de l'attentat à la gare d'Atocha de Madrid en 2004 pour appuyer ses dire. Quelques jours après les attentats, les élections avaient balayé les partis de droite au pouvoir, et l'Espagne avait retiré ses troupes d'Irak. Plus aucun attentat islamiste n'a été perpétré dans ce pays depuis lors. Jacques Baud fait valoir aussi que quand Daesh revendique les attentats de Bruxelles, de Paris ainsi que les autres sur le sol européen, il le fait en donnant comme cause explicite les bombardements occidentaux. Jacques Baud rappelle que ceux-ci ont fait entre 2000 et 4000 victimes civiles, soit plus que les victimes civiles de tous les attentats perpétrés sur le sol européen (mais moins que la somme totale des victimes du terrorisme de Daesh si l'on considère les attentats commis au Moyen-Orient, en Afrique ou Asie, plus de dix mille morts au total). C'est un fait que les médias et les experts invités à longueur de journée sur les plateaux de télévision passent généralement sous silence.

    Je trouve que cela mérite réflexion. On ne peut pas sans cesse voir uniquement l'aspect des pays européens frappés par un terrorisme que l'on ne comprend pas et de l'autre ce qui passe en Syrie et en Irak et qui est complètement occulté par les médias européen avec cette idée que les bombardements européens frapperaient uniquement les méchants barbares terroristes, barbus et tout de noir vêtus, sans toucher le moindre cheveu d'un civil innocent. C'est la vieille idéologie des « frappes chirurgicales » qui est constamment remise sur le tapis. On ne peut pas vivre dans le déni de cette violence-là. Pour autant, est-il vraiment judicieux pour les pays occidentaux de cesser de combattre l'idéologie haineuse de Daesh ? Peut-on vraiment arrêter les jihadistes avec des fleurs ?


     Avant de répondre, je me dois de préciser que je parle à partir d'un point de vue philosophique imprégné de bouddhisme et de sa philosophie de non-violence (ahimsa). La colère et la haine sont des émotions et des sentiments à proscrire car ils conduisent tout droit à la violence et la destruction, et donc à une énorme masse de souffrance dans ce monde. Le Bouddha appelait constamment à apaiser les sentiments belliqueux en nous, car cela conduit à la guerre, et la guerre est un gâchis gigantesque pour l'humanité qui n'amène que misères et désolations. Le Bouddha a rappelé à de nombreuses reprises que la guerre était un moyen inefficace et dangereux de régler nos problèmes. Elle engendre le ressentiment chez les vaincus qui attendent la moindre occasion pour se venger. Et ces actes de guerre engendrent d'autres actes de guerre et de violence en retour. Tout cela amène un cycle de violence qui n'en finit jamais. Il faut donc bien voir la guerre comme une calamité.

 Néanmoins, le bouddhisme a une approche conséquentialiste de la morale, c'est-à-dire qu'il faut anticiper la conséquence que vont produire nos principes moraux, et si c'est ces conséquences ne sont pas bonnes, il faut pouvoir relativiser ce principe morale. Exemple de cette tendance, une petite histoire tirée des jātakas, les vies antérieures du Bouddha. Le bodhisattva se trouvait alors sur un bateau où sévissaient ce qu'aujourd'hui on appellerait un « tueur en série ». Celui-ci avait la ferme intention de massacrer tous les passagers du bateau. Le bodhisattva prit alors la décision contraire aux principes moraux de la non-violence de tuer cet individu dangereux. En le tuant, il l'empêchait de tuer beaucoup plus de gens. Il empêchait ainsi une plus grande violence que celle qu'il avait commise. Tuer cet homme violent n'était pas quelque chose de bien, la violence est toujours une mauvaise chose, mais il se trouve que certaines circonstances nous obligent à envisager le passage à la violence.

      Or face à Daesh, n'est-on pas dans ce cas de figure ? On est là en face de gens extrêmement violent prêt à semer la terreur, pas seulement en Europe, mais aussi et surtout en Irak, en Syrie, en Turquie, en Libye. Pour ces gens, le viol et la mise en esclavage des femmes non-musulmanes est parfaitement justifié, y compris pour les jeunes filles. Tous ceux qui pensent en-dehors du cadre établi du dogme salafiste méritent d'être mis en mort, fusillés, décapités, crucifiés, brûlés... Jacques Baud rappelle que les frappes occidentales ont fait entre 2000 et 4000 morts civiles. Certes, mais il faut remettre cette donnée dans le contexte de la guerre civile qui fait rage en Syrie. Le conflit a fait de 260 000 à 470 000 morts d'après les estimations de diverses ONG et de l'ONU. Certes, ces morts doivent aussi être imputés aux exactions de Bashar El-Assad et de l'armée Syrienne Libre. Mais les combattants de Daesh ne font aucun cadeau et se distinguent par leur cruauté dans une guerre déjà extrêmement cruelle. Cesser de combattre Daesh reviendrait à leur laisser le champ libre. Que se passerait-il alors ? Daesh l'emporerait sur les kurdes du JPG, le reste des rebelles de l'ASL et les forces loyales à Bashar El-Assad. Il marquerait son emprise sur un large territoire à cheval sur la Syrie et l'Irak. Mais surtout ce territoire servirait de base arrière pour toutes sortes de mouvances islamiques extrémistes comme les jihadistes de Boko Haram ou ceux qui conduisent la Libye dans le chaos. Partout de nouvelles factions jihadistes pourraient essaimer dans le monde et semer encore plus la destruction. Est-ce vraiment ce qu'on a envie ?

      Il me semble que l'on n'a pas vraiment le choix. Avant la seconde guerre mondiale, alors que les nationaux-socialistes d'Adolph Hitler réarmaient l'Allemagne, beaucoup de gens traumatisés par la première guerre mondiale militaient fermement pour le pacifisme. Pour eux, la première guerre mondiale était la « der des der », la dernière des dernière. Ils ne voulaient pas d'une nouvelle guerre même s'ils n'avaient que du dégoût devant le régime nazi. En soi, être pacifiste est une bonne chose. Mais là pour le coup, les conséquences de ne pas réarmer contre Hitler ont été désastreuses. Cela a permis à Hitler d'envahir aisément l'Europe entière, de construire des camps d'extermination en toute tranquillité et de perpétrer tous les crimes contre l'humanité que nous savons.

     Il me semble donc que combattre Daesh est une nécessité. Il faut néanmoins se poser la question de comment on peut le combattre le plus efficacement possible. Et c'est ce que ne font pas les nations impliquées dans la conflit. Les Américains ont déserté le terrain, alors qu'ils sont en grande partie responsable de l'émergence de Daesh dans le nord de l'Irak, d'une part en envahissant l'Irak sous de faux prétextes, en se mettant à dos la communauté internationale et en étant incapable de gagner une paix durable dans l'Irak de l'après-Saddam Hussein, d'autre part, en quittant l'Irak, sans comprendre que le pays n'était pas encore prêt à affronter ses troubles internes, avec des sunnites qui se sentaient humiliés par les chiites. Les Russes ne font que soutenir les troupes de Bashar El-Assad en bombardant les positions de l'Armée Syrienne Libre, mais jamais Daesh. Les Européens sont plus tracassés par l'afflux des migrants qui fuient la Syrie que par une réelle volonté de faire la paix dans la Syrie. Ils se lancent dans des tractations odieuses avec la Turquie sur ces mêmes migrants. La Turquie est beaucoup plus préoccupées d'anéantir les Kurdes que d'affronter Daesh et les jihadistes. Le Qatar et l'Arabie Saoudite continuent à soutenir à fournir en armes et en argent des factions salafistes qui parfois combattent Daesh, parfois les soutiennent. Et tous les pays de la région ainsi que les grandes puissances ont surtout dans leur viseur les intérêts géostratégiques à court terme : comment faire passer des pipelines ou des gazoducs ? Ou comment empêcher de les y faire passer ? Tout cela ne fait que contribuer au chaos ambiant et cela empêchera de résoudra le conflit syrien que les nations libres auraient pourtant intérêt à voir réglé très rapidement...

     Les nations et les gouvernement devraient donc chercher la paix en Syrie et en Irak à tout prix. Peut-être que cet accord de paix passera par la nécessité de combattre Daesh avec toutes les ambiguïtés que cela peut comporter. Je dis et je le répète : la guerre est une calamité. Mais c'est peut-être un moyen nécessaire pour venir à bout de cette guerre pour autant qu'il y ait une réelle volonté des nations à installer durablement la paix. Si d'autres moyens permettent de faire l'économie de cette guerre, alors faisons taire les armes immédiatement et entreprenons dans l'instant des pourparlers de paix.

     Comment faire plier ces nations et ces gouvernements pour qu'elles se mettent à rechercher activement la paix ? Pour l'instant en effet, chaque pays défend son champion : les Iraniens, les Russes et le Hezbollah chiite soutiennent les forces de Bashar El-Assad, les Européens, les Américains soutiennent l'Armée Syrienne Libre et les Kurdes, les Turcs soutiennent également l'ASL, mais pas les Kurdes qu'ils combattent férocement. Peut-être faut-il accepter maintenant qu'une force ne va pas remporter toute la mise et imposer son hégémonie sur la Syrie. Il faut que chaque partie fasse des concessions et abandonne l'idée de prendre toute la Syrie sous sa coupe. Est-ce que les citoyens du monde peuvent se mobiliser pour demander cela aux États ? Seront-ils entendus ? C'est difficile à dire, tant les puissants de ce monde peuvent être sourds aux appels de la paix...

        Au niveau individuel, en tant que citoyen du monde, on peut déjà abandonner les réflexes de haine qui opposent violemment une communauté contre une autre, une religion contre les autres, une idéologie politique contre les autres. On peut faire l'effort d'apaiser en soi les pensées de haine et de colère qui nous traversent régulièrement, parce que la guerre trouve toujours comme causes l'énergie accumulée de la haine, du ressentiment, de la colère et de la fureur des citoyens. Quand trop de haine et de malveillance se manifestent, alors ceux qui appellent à la guerre commencent à être entendus et à régner sur des factions belliqueuses qui vont ensanglanter les sociétés humaines. Nous ne sommes pas grand-chose, certes. Mais même à notre petit niveau individuel, on peut se détacher des pensées haineuses et cultiver la bienveillance et la compassion comme remède à ces pulsions guerrière qui habitent l'humanité. C'est le dalaï-lama : « Plus de paix dans votre esprit contribue à plus de paix dansle monde ». Je pense en effet qu'il faut aussi penser à se changer soi-même, à changer son point de vue et essayer tourner son esprit vers la paix. Même si cela peut sembler minime par rapport aux milliards d'humains qui peuplent la Terre, cela n'est pas un effort vain : on ne sait jamais comment nos pensées et nos petites actions vont influencer le monde. Comme le papillon qui ignore les effets du battement de ses ailes...



Kobané en ruine, après l'attaque de Daesh (janvier 2015)
Photographie de Yaksin Akgül.






      PS : une pensée émue aux dizaines de victimes de l'attentat commis ce vendredi 25 mars 2016 par un kamikaze de Daesh commis dans le village d'Al-Asriya en Irak (à quarante kilomètres au sud de Bagdad) dans un stade de football. La détresse est la même qu'elle soit vécue à Bruxelles ou à Bagdad. Une pensée de compassion pour toutes ces victimes de la barbarie, dont beaucoup d'adolescents qui assistaient à la compétition.

Plus d'informations ici.



Al-Asriya, Irak









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2 commentaires:

  1. Oui, il faut arrêter de bombarder Daech et négocier une paix durable.

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  2. Bien entendu, l'intention de faire la paix est toujours louable ; mais avec Daesh, est-ce si facile ? Avec cette organisation dont l'ambition déclarée est d'installer un « califat mondial », une paix durable est-elle vraiment-elle ? Pour eux, la paix, c'est nous nous soumettions à eux ou que nous soyons détruits en tant qu'infidèle. Il est probable que si on fait la paix avec eux, ce ne serait jamais là qu'une courte trêve où ils en profiteront pour rassembler leurs forces et nous détruire avec encore plus de violence. Quand on voit les massacres que Daesh a commis envers ce qui est à leurs yeux des « infidèles », quand on voit la mise en esclavage sexuel de jeunes femmes et de jeunes filles, on peut supposer qu'il sera difficile de trouver un accord de paix avec eux, qui soit autre chose qu'une sinistre farce....

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