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mercredi 13 avril 2016

Modernité et spiritualité





     Il y a quelques mois,  José Le Roy avait défendu sur son blog « Éveil et philosophie » la modernité à l'encontre de bien des gens qui se revendiquent de la spiritualité. Effectivement, parmi les gens qui s'intéresse à une ou plusieurs traditions philosophiques, beaucoup font profession de mépriser la modernité. Je souviens un livre paru dans les années '90 « Le cercle des anciens » qui relatait une rencontre inter-religieuse entre un centre de bouddhisme tibétain en France et des religions dites « primitives », des chamanes venus d'Amazonie ou des steppes bouriates, des hommes-médecines amérindiens, etc... Une réflexion d'un bouddhiste très connu et respecté m'avait énormément frappé : « La modernité, cette aberration... ». Cela m'avait beaucoup interpellé parce que je ne vois pourquoi je devrais détester tout ce qui moderne sous prétexte que j'étudie et pratique la Voie du Bouddha. Je peux rêver vivre à l'époque du Bouddha parce que le Bouddha y était et que cela aurait quelque chose de profiter de sa présence rayonnante, mais pas du tout que l'époque était mieux.

    José Le Roy dit dans son article : « j'aime les sociétés modernes, et je pense même qu'il n'y a jamais eu dans l'histoire de société aussi spirituelle. Car qu'est-ce que la spiritualité ? Certainement pas la religion et la théocratie fantasmée (qu'elle soit hindoue ou égyptienne ou islamique) à laquelle Guénon voulait revenir. Non la spiritualité c'est exactement ce que nous lisons au fronton des mairies françaises : liberté, égalité, fraternité ». C'est très osé de dire cela ! La devise française est un héritage en ligne directe de l'esprit des Lumières, qui se caractérise notamment par le culte du progrès et la critique des religions. Face au séisme des Lumières et de la révolution française, le romantisme s'est replié sur la nostalgie de l'ancien régime, des vieilles pierres, des ruines d'église recouvertes de lierre, et contre l'universalisme des Lumières, le retour au terroir, l'attachement sentimental aux forces ancestrales de la tradition. (Je n'ai pas envie de mettre un T majuscule à tradition comme a pu le faire René Guénon).


      Dès lors, la ligne de fracture était claire : d'un côté, les Lumières proclamant la confiance dans le progrès de la Raison et des sciences, donc forcément matérialiste, et de l'autre, les romantiques, nostalgiques d'un passé révolu, des forces secrètes de la nature, et donc forcément spiritualistes. Mais cette ligne claire est précisément trompeuse : pourquoi privilégier la Raison au détriment de l'obscurantisme serait un acte matérialiste. Pourquoi ne peut-on pas développer son esprit critique tout en ayant une vision spirituelle du monde ? Je suis issu d'un milieu rationaliste et on trouvait que mon intérêt pour la méditation, c'était des fadaises. Mais pourquoi serait-ce irrationnel de pratiquer la méditation ? Pour aller mieux dans l'existence, la méditation est beaucoup plus efficace que le prozac. Il a fallu le développement des techniques d'imagerie cérébrale et les études neurologiques des effets de la méditation sur le cerveau pour qu'enfin la science vienne à admettre cette évidence. Mais si les rationalistes avaient mis en marche leur Raison, ils s'en seraient rendus compte par eux-même. Qu'y a-t-il d'irrationnel de vouloir apaiser son mental et vivre une vie plus sage et plus heureuse ?

     L'esprit des Lumières, exprimé par la devise « Liberté, égalité, fraternité », ne nie absolument pas la spiritualité. Comme le dit José Le Roy : « Il faudra un jour rappeler à tous ces contempteurs de la société moderne que ces trois valeurs sont l'incarnation vivante des plus hautes aspirations des spiritualités traditionnelles : oui, nous sommes libres, autonomes, débarrassés en particulier des dogmes religieux. Que certains usent de leur liberté pour regarder TF1, c'est un fait, mais si les gens sont libres, ils font ce qu'ils veulent. De plus, dans aucune société, jamais, l'accès à TOUS LES TEXTES SPIRITUELS de l'humanité n'a été aussi aisé qu'aujourd'hui.

      Bergson écrivait très justement: "Telle est la démocratie. Elle proclame la liberté, réclame l’égalité, et réconcilie ces deux sœurs ennemies en leur rappelant qu’elles sont sœurs, en mettant au dessus de tout la fraternité. Qu’on prenne de ce biais la devise républicaine, on trouvera que le troisième terme lève la contradiction si souvent signalée entre les deux autres et que la fraternité est l’essentiel : ce qui permettrait de dire que la démocratie est d’essence évangélique et qu’elle a pour moteur l’amour" ».


      Les valeurs exprimée par une devise telle que « Liberté, égalité, fraternité » exprime une certaine spiritualité laïque qui essaye de faire coïncider cette deux valeurs contradictoires que sont l'égalité et la liberté par une troisième valeur, la fraternité de tous les hommes et toutes les femmes sur Terre. Si les hommes sont libres, certains vont s'enrichir, d'autres s'appauvrir, ce qui engendrera des inégalités. Si les hommes sont égaux, il leur sera imposé toutes sortes de lois pour les contraindre. La fraternité est là pour réconcilier ces deux moteurs de la démocratie. Or cette fraternité suppose un appel à l'universel : que l'on dépasse son sentiment d'appartenance à une famille, un clan, une ville, une région , une patrie, et qu'on se sente tous citoyens, prêt à collaborer au bien de toute la société, voire de toute l'humanité.


    Pour Bergson, cette fraternité qui tend à l'universel rappelle la spiritualité des Évangiles où Jésus appelle à voie ne tout homme son prochain et à aimer son prochain comme soi-même. Cela pourrait évoquer la spiritualité de la philosophie antique comme celle d’Épicure : « L'amitié mène sa ronde autour du monde habité comme un héraut nous appelant tous à nous réveiller pour la vie bienheureuse »1. On pourrait citer aussi le Bouddha pour qui il faut faire rayonner l'amour bienveillant à l'égard de tous les êtres sensibles dans toutes les directions du monde :


« Ainsi qu'une mère au péril de sa vie
surveille et protège son unique enfant,
ainsi avec un esprit sans limite
doit-on chérir tout être vivant,
aimer le monde en son entier,
au-dessus, au-dessous et tout autour,
sans limitation, avec une bonté bienveillante et infinie »2.

     Au fond, le romantisme qui idéalise le passé en y voyant une spiritualité flamboyante et fervente est peut-être un leurre. Aujourd'hui, si on s'intéresse à la spiritualité, c'est parce qu'on est libre de le faire. Auparavant, on est catholique parce que sa famille l'était, on allait à la messe pour faire comme tout le monde, si on devenait prêtre, c'était parce que c'était un bon choix de carrière ou parce que la famille le demandait. Aujourd'hui, on peut s'ouvrir à toutes les spiritualités et juger vraiment en son âme et conscience. N'est-ce pas là une chance inouïe pour le spirituel en nous ?

    À l'heure où nos sociétés sont tentés par des replis identitaires, c'est quelque chose qu'il faut bien peser. Il y a bien sûr un grand nombre de problèmes dans nos sociétés, mais au lieu de grincer les temps contre les temps modernes, peut-être est-il temps de voir ce que nous offre la modernité et de chercher des solutions nouvelles pour les problèmes de notre temps.

     Enfin, je laisserai la conclusion à José Le Roy : « Il y a plus de spiritualité dans le fait d'aller librement prendre un verre à une terrasse de Paris en écoutant du Jazz et en s'émerveillant de la beauté des lèvres d'une jeune femme, que dans toutes les génuflexions des pieux partisans des dogmes dépassés  » . Parce que, oui, la spiritualité n'est pas nécessairement là où les clichés du spirituel nous ont habitué à l'attendre.



Robert Doisneau




1Épicure, Sentences vaticanes, 52.

2Bouddha Shakyamuni, Metta Sutta, Sutta Nipâta, I, 8.






Hannes Kilian, 1938






Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.



Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.




4 commentaires:

  1. J'ai plutôt du mal de prime abord avec ce qu'on appelle la "modernité" sans la définir. Je suis pour faire la part des choses entre ces deux notions que l'on oppose souvent arbitrairement "modernité" et "tradition". Il y a du bon dans l'une et dans l'autre, le critère étant à mon sens la souffrance que l'une ou l'autre engendre ou évite d'engendrer.
    A mon sens, ce qui est dit moderne est déjà souvent dépassé si bien que le mot n'a guère de sens à moins de le réactualiser sans arrêt (vous savez, comme ces "ponts neufs" dans de nombreuses villes qui ne le sont plus du tout bien entenduà.
    Je suis par ailleurs sceptique avec une partie de l'héritage des Lumières qui a quand même conduit à l'impérialisme et au colonialisme à cause de l'universalisme abstrait et sans doute par voie de conséquence à l'industrialisation et je ne serais pas surpris jusqu'à la seconde guerre mondiale et ses horreurs. De belles idées mais qui ont été dévoyées ou instrumentalisées. Aujourd'hui, l'universalisme abstrait engendre largement l'ethnocentrisme, la xénophobie et le mépris de classe également. La politique française est hyper-centralisatrice, le centralisme, un dogme, et on invoque à tout-va la République par exemple pour lutter contre les langues autres que le français (alors que la France est un Etat plurilingue de longue date mais qui se veut monolingue) mais aussi contre les religions, les croyants en fait, et certaines postures intellectuelles dérivent aujourd'hui, au nom de cet universalisme abstrait, vers des positions hyperintolérantes du type de celles de Riposte laïque. On fait des fixettes sur le voile entre autres.
    Par ailleurs, le Moyen-Age est perçu de notre époque, en un poncif, comme un âge sombre alors qu'en 1000 ans de MA, il est évidemment impossible de tirer quelque conclusion générale que ce soit sur cette époque. Le MA a aussi été d'une grande effervescence spirituelle à un moment donné (11ème-12ème essentiellement).
    Bref, je crois qu'il faudrait éviter dans une forme de "présentisme" (que je qualifierais d'égocentrisme d'époque) ou "d'avenirisme" de penser de manière simpliste qu'aujourd'hui, c'est forcément mieux qu'hier et que demain sera forcément mieux qu'aujourd'hui comme il vaut mieux se garder de penser qu'hier, c'était forcément mieux qu'aujourd'hui. J'insère un "forcément" qui me parait de première importance.

    Bref, je suis pour la plus grande prudence avec ces notions. Si la modernité, c'est la fuite en avant, l'asservissement à la technologie et le transhumanisme, ça me semble clairement contre-utopique, par contre, si on en retient ce qui a permis et permet de diminuer la souffrance individuelle et collective, je dis oui. Le souci, c'est que dans la société actuelle, on a tendance à voir soit tout noir soit tout blanc. Quand on regarde le 20ème siècle, y a quand même difficilement eu pire par le passé, pas sûr qu'il ait été des plus spirituels même laïquement parlant. Bref, pour une fois je suis plus réservé, les meilleures intentions menant parfois en enfer, je pense à la devise de la République, très belle et idéale au demeurant mais inappliquée (inapplicable de façon non autoritaire ? Je m'interroge).

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  2. Merci pour votre commentaire précieux. J'y répondrai quand j'aurai un peu de temps libre. Une très bonne journée !

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  3. Bonjour Degun ! Voici ma réponse qui se trouve sur la page suivante : http://lerefletdelalune.blogspot.be/2016/04/le-pont-neuf-de-la-modernite.html

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  4. Merci beaucoup, j'ai mis un petit commentaire à la suite de votre post du jour.

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