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samedi 31 décembre 2016

Faire rayonner les quatre qualités



Faire rayonner les quatre qualités



     Une dimension importante de la méditation bouddhique est la pratique des quatre qualités incommensurables. Ces quatre qualités incommensurables sont l'amour bienveillant incommensurable, la compassion incommensurable, la joie incommensurable et l'équanimité incommensurable. On appelle également cette pratique « les quatre demeures de Brahmā » parce que le monde divin de Brahmā est dépourvu d'éléments grossiers comme la terre, l'eau, le feu ou l'air comme dans notre monde physique, mais est entièrement composé d'amour, de compassion, de joie et d'équanimité qui s'étendent à l'infini.

      Je pense vraiment que c'est là une pratique essentielle que d'accoutumer sans cesse notre esprit à ces quatre qualités incommensurables, et je voudrais ici inviter tout le monde à découvrir à cette dimension de la méditation. Dans les soûtras, le Bouddha revient souvent avec la même formulation de la méditation des quatre qualités incommensurables :


   « Le méditant demeure faisant rayonner la pensée d'amour bienveillant dans une direction de l'espace et de même dans une deuxième, dans une troisième, dans une quatrième, au-dessus, au-dessous, au travers, partout dans sa totalité, en tout lieu de l'univers, il demeure faisant rayonner la pensée d'amour bienveillant, large, profonde, sans limite, sans haine et libérée d'inimitié.

    Le méditant demeure faisant rayonner la pensée de compassion dans une direction de l'espace et de même dans une deuxième, dans une troisième, dans une quatrième, au-dessus, au-dessous, au travers, partout dans sa totalité, en tout lieu de l'univers, il demeure faisant rayonner la pensée de compassion, large, profonde, sans limite, sans haine et libérée d'inimitié.

      Le méditant demeure faisant rayonner la pensée de joie dans une direction de l'espace et de même dans une deuxième, dans une troisième, dans une quatrième, au-dessus, au-dessous, au travers, partout dans sa totalité, en tout lieu de l'univers, il demeure faisant rayonner la pensée de joie, large, profonde, sans limite, sans haine et libérée d'inimitié.

  Le méditant demeure faisant rayonner la pensée d'équanimité dans une direction de l'espace et de même dans une deuxième, dans une troisième, dans une quatrième, au-dessus, au-dessous, au travers, partout dans sa totalité, en tout lieu de l'univers, il demeure faisant rayonner la pensée d'équanimité, large, profonde, sans limite, sans haine et libérée d'inimitié ».

    Il y a une dimension active dans cette méditation : on fait rayonner cette amour bienveillant tout autour de soi, dans toutes les directions du monde. Et pareillement, on fait rayonner la compassion, la joie et l'équanimité devant soi, à droite et à gauche, derrière soi, au-dessous de sa tête, en-dessous du corps, partout ! Il faut arriver à l'état où l'esprit serait capable de remplir le monde entier d'amour, de compassion, de joie et d'équanimité. Le moindre petit atome de ce monde devrait être illuminé et inondé de ces quatre qualités incommensurables. Tout être sensible devrait être embrassé dans cette vague gigantesque de bienveillance. Nul ne devrait être ignoré et considéré comme indigne de ces sentiments nobles et chaleureux.

    Mais il y a aussi une phase plus passive quand on est traversé de pensées dans la méditation. On peut penser à des personnes, à des lieux, à des moments passés ou à venir, à des événements ; et là aussi on peut remplir ces personnes, ces lieux, ces moments, ces événements d'amour bienveillant, de compassion, de joie et d'équanimité. On peut souhaiter le meilleur pour ces personnes, changer notre disposition à leur égard. On peut aussi inonder ces lieux et ces moments de ces quatre qualités incommensurables dès qu'ils se présentent à notre conscience ; et puis l'instant d'après, inonder d'autres lieux et d'autres moments de notre amour bienveillant, de notre compassion, de notre joie et de notre équanimité.

     Ces quatre qualités sont dites « incommensurable », parce qu'elles sont infinies, sans limite, qu'on ne peut pas les limiter. Cela est vrai autant en qualité qu'en quantité. Incommensurable en quantité, parce que ces quatre qualités touchent un nombre illimité d'êtres sensibles, humains, animaux ou autres sur la planète Terre, mais même au-delà de notre planète bleue dans l'immensité du cosmos pour les éventuelles vies extra-terrestres qui sont susceptibles de peupler d'autres planètes, d'autres systèmes solaires ou d'autres galaxies. Incommensurable en qualité, parce qu'il ne s'agit pas seulement là d'un simple sentiment de sollicitude envers autrui, vouloir par exemple que notre voisin guérisse de son cancer ou que les enfants syriens puissent trouver un refuge (ce qui n'est déjà pas mal). Non, les qualités incommensurables consistent à souhaiter ardemment et à œuvrer pour les êtres sensibles connaissent un nombre incalculables de bienfaits et qu'ils soient délivrés définitivement de toutes les souffrances. Pour cette vie-ci et pour un nombre incalculable de vies à venir.

    Le fait d'être incommensurable implique aussi l'idée de briser toutes les limitations qui viendraient brider l'action de ces qualités incommensurables. Par exemple, on a tendance à aimer les gens qu'on aime ou qu'on considère comme « aimables » : les membres de notre famille, nos amis, les voisins quand on s'entend bien avec eux, les supporters de notre club de foot... Ce sont là des cercles fort étroits en comparaison de l'immensité des êtres doués de sensibilité qui peuplent notre monde. On divise le monde en clans, en régions, en pays, en nations, en religions ; et l'autre dans cette mentalité pose toujours problème. L'amour bienveillant incommensurable tend à souhaiter le bien pour ces « autres » et à s'étendre toujours à un nombre croissant d'autres.

     On divise aussi le monde en personnes qu'on aime, celles avec qui on est indifférent et celles qu'on déteste. Les quatre qualités incommensurables sont là pour dépasser nos jugements dus à nos affects et nos émotions. Il faut dépasser ces attachements émotionnels qu'on prend souvent pour l'amour. Cela ne veut pas dire qu'on va aimer tout le monde spontanément comme son frère, sa sœur, son père ou sa mère. Ce n'est pas possible en pratique ; mais par contre, il y a cette idée que cet inconnu au bout du monde pourrait être notre père, notre mère, un frère ou une sœur. Si l'inconnu pourrait être un membre bien-aimé de notre famille, alors on va être plus ouvert envers lui, on sera mieux disposé à son égard.

     Pour moi, les formes limitées de l'amour que sont l'amour charnel, l'amour filial envers sa famille ou l'amitié pour sa bande d'amis sont importantes dans une existence humaine. Sauf à vouloir jouer les ermites, on ne peut pas s'en passer. Mais à côté de ces formes limitées de l'amour, il peut y avoir maitri, l'amour bienveillant illimité, karuna, la compassion illimité, mudita, la joie illimitée et upeksha, l'équanimité illimitée. Les ermites bouddhistes se méfient de ces formes limitées de l'amour parce qu'il peut arriver que l'amour bienveillant entre en contradiction, voire en opposition avec l'amour charnel, l'amour filial ou l'amitié. Si quelqu'un fait du mal à une personne aimée, on va haïr cette personne, lui souhaiter sa perte, qu'il soit vaincu, détruit. Or l'amour bienveillant consiste à souhaiter le bonheur pour tous les êtres. Les formes limitées de l'amour naît d'un attachement émotionnel et provoque d'autres réactions émotionnelles comme la haine, la jalousie, le mépris, l'indifférence, etc... L'amour bienveillant incommensurable transcende ces attachements et ces réactions émotionnelles. Tout être est susceptible d'être aimé et d'être vu comme un être à qui on souhaite le bonheur et les causes du bonheur.


    Comment faire dès lors pour lever cette contradiction ? La première solution est d'adopter le mode vie de l'ermite qui a rompu avec tous les attachements émotionnels pour mener une vie d'ascèse et de contemplation. En Chine, l'expression consacrée pour devenir moine est « sortir de la famille ». Il est plus facile de développer l'amour et la compassion envers tous les êtres quand on est détaché de tous les liens familiaux et sociaux. On se trouve de facto dans une situation d'impartialité ; et l'équanimité est d'autant plus facile à produire et à développer quand on n'a personne à qui on soit attaché et personne que l'on déteste cordialement.

   On ne s'étonnera donc pas de retrouver dans le bouddhisme, et plus particulièrement dans le bouddhisme tibétain, un éloge appuyé de la vie d'ermite, ce renonçant qui occupe une modeste grotte dans les montagnes comme les saintes figures de Milarépa, Dromteunpa ou Shabkar. C'est pourquoi le philosophe français Luc Ferry a vivement critiqué le dalaï-lama et la philosophie bouddhique. Luc Ferry fait l'apologie de l'amour familial qui, pour lui, est une invention de la modernité. Il ne peut dès lors que s'opposer à l'idéal du renonçant tel qu'il est présenté dans les textes des lamas tibétains. Dans « La sagesse des modernes », Luc Ferry écrit (en citant le dalaï-lama) :

      « La vie plus authentique, selon le bouddhisme, ne peut être qu'une vie monastique, c'est-à-dire au sens étymologique et métaphysique, « solitaire ». Et cela s'inscrit, me semble-t-il, dans une grande cohérence d'ensemble : si l'impermanence est la loi de notre univers, les « attachements » affectifs – et l'intersubjectivité, comme lieu du sens, en est fatalement entachée – sont une erreur radicale, une cause certaine et absurde de souffrance. Il est non seulement insensé de s'attacher à ses amis, à sa famille, à ses proches, mais cet attachement qui est la source de tous nos malheurs (puisqu'ils vont mourir), est aussi la source de ceux des autres. Il ne peut qu'engendrer des préférences, donc des haines : « À tant se préoccuper de cette vie, on tend à travailler pour ceux que l'on aime bien – nos proches, nos amis – et on s'efforce à ce qu'ils soient heureux. Si d'autres essaient de leur nuire, on leur colle aussitôt l'étiquette d'ennemis. De la sorte, les illusions, tels le désir et la haine, croissent comme une rivière en crue d'été » (le dalaï-lama, « La Voie de la Liberté », éd. Calmann-Lévy, 1995, p. 65). 1 ».

    La seconde solution est de vivre une vie de laïc avec ses attachements, ses préférences, ses amours, ses affections, ses amitiés et tous les problèmes qui vont avec... Je ne suis pas d'accord avec Luc Ferry pour dire que, dans la logique bouddhiste, la vie de laïc serait moins authentique que la vie de moine et d'ermites. Je ne pense pas qu'il y ait moins d'authenticité à vivre en famille que de vivre seul sur une montagne brumeuse. Par contre, c'est incontestablement moins efficace. Dans la vie de renonçant, il y a moins de turbulences et d'agitation mondaine, moins de gens qui bavardent autour de nous et qui nous emportent dans des conflits émotionnels, souvent stupides. Dans la vie laïque, il est donc plus difficile de progresser dans le Dharma, mais ce n'est pas moins authentique.

    Un de ces turbulences de la vie laïque, c'est la contradiction qui peut se produire entre les formes limitées de l'amour (teintées d'attachement et ne portant que sur un nombre très limités de personnes) et l'amour bienveillant qui ne s'étend à toute l'humanité ainsi qu'aux animaux et à l'ensemble des êtres sensibles. Je pense pour ma part que les deux doivent coexister même si cela semble complètement paradoxal.

    Prenons l'exemple des terroristes jihadistes. Ces derniers menacent l'existence même des gens de notre pays, notre patrie. Ils pourraient s'attaquer sans scrupule et sans raison à nos sœurs, nos frères, nos pères et nos mères. Pour eux, nous sommes des infidèles ; du fait de notre incroyance, nous sommes des ennemis naturels de l'islam. Pour eux, nous et notre notre famille, nous sommes bons à abattre. Ils estiment naturels et justifiés par le Coran ou les hadiths de nous tuer sans raison, de nous torturer, de violer nos femmes ou de les réduire en esclavage. Comment peut-on aimer ce genre de personnes ? Devant les menaces qu'ils représentent pour nous-mêmes et notre famille, on ne peut que haïr ces terroristes haineux. Maitri, l'amour bienveillant nous demande pourtant de s'étendre même à ce genre de personnages très peu recommandables.

   L'amour teinté d'attachement nous pousse à haïr et détester ces terroristes, et s'oppose frontalement à l'amour bienveillant incommensurable pour qui les actes même extrêmement condamnables et horribles de ces gens ne sont pas une raison de ne pas éprouver une bienveillance fondamentale. Mais cette contradiction peut être résolue si l'on comprend que ces deux formes de l'amour agissent sur des plans différents. D'un côté, je veux légitimement défendre ma famille, et cela peut susciter des émotions de haine et de colère. De l'autre, je souhaite que ces personnes que je juge mauvaises et condamnables connaissent le bonheur et les causes du bonheur. En fait, les deux peuvent se produire en même temps.

    Quand j'éprouve de l'amour bienveillant incommensurable, je souhaite pour les autres le bonheur et les causes du bonheur. Mais c'est un bonheur véritable qu'il s'agit, pas d'une illusion de bonheur. Un terroriste jihadiste pourrait être heureux d'avoir posé une bombe dans un aéroport ou un métro rempli d'infidèles (ou de musulmans qu'il juge infidèles comme c'est très souvent le cas aussi) et d'avoir réussi son attentat. Mais ce bonheur de se réjouir du malheur d'autrui n'est pas un véritable bonheur, c'est une illusion de bonheur. Cet acte va le conduire à expérimenter dans sa vie et les suivantes de terribles souffrances. Cela n'a rien de réjouissant ! C'est pourquoi l'amour bienveillant souhaite que les êtres sensibles connaissent le bonheur certes, mais comme ce bonheur n'est pas permanent et qu'il peut disparaître très vite, il faut souhaiter aussi pour que cet amour bienveillant soit complet, les causes du bonheur. Or les causes du bonheur sont toujours des pensées, des paroles et des actes qui produisent le bien pour autrui et pour soi-même. On ne peut pas durablement être heureux dans la haine, la guerre et la destruction.

    Donc personnellement, j'éprouve de la colère envers les terroristes, et si j'en voyais devant moi, probablement que je voudrais le tuer avant que celui-ci ne fasse exploser sa ceinture d'explosifs. Mais dans le même temps, je cultive maitri, l'amour bienveillant, même à l'égard des terroristes jihadistes, comme les barbares à la solde de Daesh, Al-Qaïda ou Boko Haram. Si ces terroristes s'éveillaient, ils se rendraient compte que leurs actes et leur idéologie les conduisent inexorablement à connaître de terribles souffrances pour eux-mêmes et pour autrui. Il suffit de voir le champ de ruines qu'est devenu la Syrie pour se rendre compte où peut mener cette folie destructrice. Mon amour bienveillant me pousse à souhaiter ardemment que ces terroristes abandonnent les armes, abandonnent leur haine et leur propagande haineuse qui les abrutit complètement. Cet amour bienveillant me permet aussi d'éviter que ma propre haine ne s'étende et ne devienne un poison trop violent dans ma conscience. Par exemple, en voyant les attentats qui ensanglantent l'Europe ces derniers temps, beaucoup de gens sont devenus très haineux et considèrent que tous les musulmans sont des terroristes, ce qui n'est évidemment pas le cas.

    Il y a donc une dualité et une contradiction entre les différentes formes de l'amour quand on mène une vie laïque. La vie de renonçant est plus efficace dans le Dharma en ce qu'elle évite ce genre de dualité. N'ayant plus d'attachement envers le monde ou envers lui-même, il peut complètement s'adonner à la pratique de l'amour bienveillant, ne craignant même pas pour sa propre vie. C'est notamment l'exemple du jeune moine, Adhimutta, disciple brillant du Bouddha. Un jour, alors qu'Adhimutta était en route pour rencontrer le Bouddha dans la ville de Sāvatthi (dans le nord de l'Inde), le jeune moine fut capturé par une bande de brigands qui vouaient un culte à un dieu sanguinaire qui exigeait des sacrifices humains. Adhimutta resta très calme, il ne manifestait aucune peur et aucune colère. Il ne trembla pas, ne broncha pas, ne sourcillant même pas devant la mise à mort imminente. Impressionnés par son calme, les brigands lui demandèrent :

« Pour les sacrifier ou pour prendre leur richesse
j'ai déjà tué des gens.
Lorsqu'ils étaient tués, sans leur consentement,
ils avaient peur, tremblaient et bafouillaient.

Cependant vous,
vous n'avez aucune peur.
Votre apparence est de plus en plus calme.
Devant cette situation effrayante,
pourquoi ne vous lamentez pas. »

Adhimutta répondit :

« Ô chef, pour celui qui n'a pas de désir,
il n'y a pas de chagrin.
Celui qui a détruit tous les liens
est vraiment quelqu'un qui a vaincu la peur.

Lorsqu'on a annihilé le désir,
la cause qui renouvelle l'existence,
quand on peut voir les choses selon la réalité,
il n'y a pas de peur devant la mort,
tout comme la peur ne se produit pas
pour se débarrasser d'un fardeau !  2 ».

    Le moine Adhimutta avait abandonner tout attachement pour les autres et pour sa vie personnelle. C'est pourquoi il ne manifesta aucune rage et aucune peur face au terrible destin qui l'attendait. Adhimutta continua son enseignement inspirant ; et à la fin, les brigands se convertirent au Dharma du Bouddha et devinrent des moines bouddhistes. Certains devinrent même au terme de leur cheminement spirituel des Arahants. Cette histoire est très édifiante, mais je doute que si j'étais aux mains de terroristes jihadistes, je serai capable d'une telle équanimité et d'un tel flegme quand ceux-ci voudront me décapiter ou me brûler au nom d'Allah ! Et je doute aussi que beaucoup parmi les moines bouddhistes et les renonçants soient capables d'un tel détachement admirable et une telle sérénité face à ce genre d'adversité...

    En attendant, il faut bien faire en fonction de nos attachements et les liens que l'on crée avec d'autres personnes sur cette Terre. Adhimutta pouvait être dans un détachement complet par rapport à ses tortionnaires, rien ne le rattachait au monde. Mais un père de famille ? Un père de famille peut-il décemment se laisser faire quand ses enfants sont en danger ? Un père de famille n'a-t-il pas un devoir moral de lutter et de se battre pour défendre sa famille ? Cet attachement affectif conduit à une dualité entre les amours limités et l'amour bienveillant illimité, mais en même temps, l'un peut alimenter l'autre et réciproquement. L'amour bienveillant peut par exemple nous aider à dépasser les moments de colère et de dispute que l'on peut avoir dans un couple ainsi qu'à transcender la haine envers le camp ennemi et à envisager des solutions de paix ; et l'amour bienveillant peut s'inspirer de l'amour filial pour s'étendre à tous les êtres. Le Soûtra de l'Amour (Metta Sutta) n'invite-t-il pas à aimer à tous les êtres sensibles comme une mère aime son unique enfant ?



(NB: pour de développement sur les différentes formes de l'amour, voir l'article Éros, philia et agapé)




*****


     Il reste à définir à définir succinctement ces quatre qualités incommensurables, à questionner les formes que peuvent prendre ces quatre qualités et à interroger le lien entre aspiration et engagement.

       Maitri, l'amour bienveillant, est comme on l'a dit plus haut, le souhait que les êtres connaissent le bonheur et les causes du bonheur. Le bonheur ne suffit pas, parce qu'on peut être heureux aujourd'hui, et malheureux demain, si on perd sa femme, son boulot, ses amis... Il faut souhaiter aussi les causes du bonheur qui feront que le bonheur se reproduira d'une année à l'autre, d'un jour à l'autre, d'un instant à l'autre. Ces causes du bonheur sont les actes positifs que l'on accomplit et produisent du bien-être pour soi-même et autrui. La méditation peut amener une grande béatitude, et c'est donc une cause privilégiée du bonheur. Il serait fabuleux que la plupart des gens s'adonnent à cette pratique. Enfin, la sagesse permet de nous éveiller de nos illusions, et in fine, la sagesse permet de réaliser le plus grand des bonheurs, à savoir le Nirvāna. Ce sont ces causes de progrès spirituels qu'il faut souhaiter que l'infinité des êtres mettent en œuvre dans les plus brefs délais. Que tous les êtres accèdent le plus rapidement possible à la Libération !

      Karuna, la compassion est inversement le souhait que tous les êtres soient libérés de la souffrance et des causes de la souffrance. Maitri et karuna sont en fait les deux faces d'une même pièce. L'un se préoccupe de souhaiter les choses enviables de l'existence tandis que l'autre souhaite que l'on ne soit pas confronté aux difficultés et aux tourments de l'existence. L'un ne peut évidemment aller sans l'autre. Maitri sans karuna serait une niaiserie sans fond ; karuna sans maitri serait une chose franchement déprimante ! Ultimement, la compassion est définie comme la libération du cycle des existences, le samsāra, où les êtres doivent endurer les souffrances diverses et variées tout le long de ces existences qui s'enchaînent les unes aux autres comme une gigantesque prison.

        Pour le Bouddha, il y a trois types de souffrance :
  • la souffrance de la souffrance,
  • la souffrance du changement,
  • la souffrance comme formation interne.

   La souffrance de la souffrance est ce qu'on appelle habituellement la « souffrance ». Par exemple, se casser la jambe, tomber malade, perdre tout son argent, perdre sa femme et ses enfants, voir sa réputation ruinée, etc... C'est la souffrance dont on prend conscience. Mais à un niveau plus inconscient, il y a la souffrance du changement. Le temps fait son œuvre destructrice, et l'impermanence menace toute chose. D'habitude, on vit comme si on était éternel, et on ne prend pas conscience que des changements peut-être minuscules, mais néanmoins déterminants se produisent de secondes en secondes. Ces changements finissent inévitablement à des ruptures violentes dans le cours de l'existence, et ce sont la vieillesse, la maladie, les blessures, les pertes de choses, qui nous chères ainsi que les pertes d'êtres chers, les coups durs, tout ce qu'on vient de regrouper dans la catégorie « souffrance de la souffrance ». Enfin, à un niveau encore plus fondamental et inconscient, il y a la souffrance comme formation interne, un attachement profond et viscéral au cycle des existences. Cela génère des peurs et des tensions que nous devons tendance à ignorer et reléguer dans l'inconscient pour ne pas avoir à s'y confronter en permanence. Cette « souffrance comme formation interne » devient alors des graines dans le champ de notre existence, qui germent en « souffrance du changement » et qui poussent pour devenir de la « souffrance de la souffrance ». Pour couper court à cet attachement profond et viscéral, il faut abandonner la soif des plaisirs des sens, la soif de l'existence et la soif de la non-existence. La compassion est donc aussi le souhait de trancher toutes ces souffrances, pas seulement le souhait qu'on échappe aux souffrances visibles, comme le fait d'être malade ou de subir la violence.

       Mudita, la joie, est ce sentiment d'enthousiasme devant les qualités et les actions vertueuses des êtres autour de nous. C'est une joie positive. On n'a pas se réjouir qu'un meurtrier soit un excellent tireur et se réjouir de la réussite de son meurtre. C'est une joie devant les qualités, les activités et les réussites qui amènent du bonheur et du bien-être aux êtres sensibles. C'est aussi une joie sacrée devant le potentiel de la nature-de-Bouddha : tous les êtres sensibles ont en eux le potentiel de devenir des Bouddhas et d'accéder aux qualités de l’Éveil. En ce sens, la joie sacrée est comparable à l'attitude d'un homme perdu dans le désert qui verrait un oasis. Il n'a pas encore atteint l'oasis proprement dit, mais il sait que chacun de ses pas le rapprocheront de cet oasis. Le fait de se réjouir des qualités des autres, de leurs actions positives et de leurs réussites est un remède à la jalousie.

     Upeksha, l'équanimité, est la qualité de percevoir les choses avec une totale impartialité. Accueillir l'échec avec la même sérénité que la réussite. Accueillir l'ennemi avec la même bienveillance que l'ami. Accueillir les peines avec la même confiance que les joies. L'équanimité permet de trouver la paix dans ce monde. Tout passe, tout est impermanent ; et l'équanimité permet à notre être de se laisser couler les choses, d'abandonner le rejet et l'attachement qui nous entraîne dans une relation conflictuelle au monde.

       Ces quatre qualités incommensurables sont différentes les unes des autres, mais elles sont aussi très liées. On peut à un moment produire l'une plus intensément que les autres, mais il faudra toujours l'aide des autres pour rééquilibrer l'ensemble. L'amour bienveillant seul peut amener à ne voir que ce qui est positif dans l'existence. La compassion peut être utile pour rappeler tout ce qui est problématique dans l'existence, tout ce qui est douloureux et pénible, et nous encourager à trouver des solutions à tous ces problèmes. La compassion seule peut nous amener à déprimer devant tout cet amoncellement colossales de souffrances qui frappent les êtres sensibles dans ce monde. La joie peut alors aider à nous relancer dans la dynamique positive qui consiste à agir pour trouver des solutions. La joie seule peut nous conduire à une euphorie exagérée et à trop d'agitation. L'équanimité peut nous aider à retrouver le calme et l'apaisement. L'équanimité seule peut nous conduire à être complètement indifférent au devenir du monde. L'amour bienveillant peut nous aider à s'intéresser positivement au sort des êtres. De manière générale, ces quatre qualités incommensurables gagnent grandement à être pratiquée en étroite collaboration avec la sagesse.


*****



   Quelle forme doivent prendre ces quatre qualités incommensurables ? Dans la méditation, on cultive un souhait, une aspiration à ce que les êtres soient heureux et qu'ils soient libérés de la souffrance. Mais comment cela se traduit-il concrètement ? On peut avoir une pensée pour chacune de ces quatre qualités : « Puissent tous les êtres connaître le bonheur et les causes du bonheur. Puissent-ils être libres de la souffrance et des causes de la souffrance. Puissent-ils demeurer dans la joie sacrée et bienveillante. Puissent-ils demeurer dans la grande paix, au-delà de l'attachement et de la répulsion ». Mais ces pensées qui appellent à l'amour, à la compassion, à la joie et à l'équanimité ne sont pas en elles-mêmes l'amour, la compassion, la joie et l'équanimité. Un yogin qui aurait arrêté le cours de ses pensées dans l'absorption méditative continuerait quand même à faire rayonner l'amour, la compassion, la joie et l'équanimité. Il le ferait au niveau du cœur, et non au niveau de son activité mentale habituelle.

   On pourrait aussi visualiser ces quatre qualités incommensurables comme des rayons lumineux de différentes couleur qui partiraient de notre cœur pour toucher le monde en son entier, qui toucheraient les cœurs de êtres sensibles, et qui repartiraient en feu d'artifice vers les cœurs de tous les êtres de l'univers. Mais là, encore l'amour, la compassion, la joie et l'équanimité ne sont pas des rayons lumineux. On pourrait aussi voir les quatre qualités incommensurables comme une vague ou comme une onde qui s'étendrait rapidement au monde entier. On pourrait les percevoir comme une chaleur qui envahirait les corps de tous les êtres. C'est intéressant, mais ces quatre qualités ne sont ni des ondes, ni de la chaleur.

     Ce que je veux souligner ici, c'est que nous avons besoin pour méditer les quatre qualités incommensurables d'une représentation pour méditer. Cette représentation peut prendre la forme d'une apparence mentale (une pensée, un concept), une forme visible (un rayon lumineux ou une onde), une apparence corporelle (une onde ou une chaleur). Je ne l'ai jamais fait, mais on pourrait parfaitement se représenter l'amour, la compassion, la joie et l'équanimité sous la forme d'une fragrance incroyablement envoûtante et subtile (apparence olfactive), d'une musique céleste (apparence auditive) ou d'une saveur enivrante (apparence gustative). Mais toutes ces représentations ne sont pas l'amour, la compassion, la joie et l'équanimité. Ces quatre qualités n'ont pas en réalité de forme ; on ne peut leur assigner un endroit particulier. Les représentations sont nécessaires pour orienter notre esprit vers elles, mais il faut pouvoir se détacher de ces représentations pour accéder véritablement à ces quatre qualités incommensurables dans leur mystère profond.



*****


    Ce dont on a parlé ici, ce sont les quatre qualités incommensurables dans la méditation qui est un souhait, une aspiration à ce que les êtres soient heureux et qu'ils soient libérés de la souffrance. La philosophie bouddhique insiste beaucoup sur l'importance préalable de l'intention, de l'aspiration. Avant d'agir, on a besoin d'une intention, d'une volonté, d'une aspiration pour agir dans tel ou tel sens. On n'agit pas de la même façon que l'on soit motivé par la haine ou motivé par la haine. D'où il est essentiel de transformer nos intentions et nos aspirations, notamment en cultivant les quatre qualités incommensurables dans la méditation.

     Mais il faut se demander aussi comment ces quatre qualités incommensurables vont se traduire en acte dans la vie de tous les jours. Ce serait quand même malheureux si cela ne changeait rien dans nos vies. Je ne pense pas qu'il soit absolument nécessaire de faire des choses grandioses dès lors qu'on pratique et qu'on cultive ces quatre qualités, par exemple s'engager dans une organisation humanitaire ou aller sauver des enfants dans les pays du tiers-monde. C'est évidemment très louable de le faire. Mais on peut faire rayonner l'amour, la compassion, la joie et l'équanimité dans une vie simple et ordinaire. On accomplira parfois de toutes petites choses comme caresser un chat ou sourire à un enfant, mais qui sont néanmoins absolument essentielles.

     Les actes inspirés par l'amour, la compassion, la joie et l'équanimité se traduiront par des actes moraux comme la générosité quand on sentira qu'il faut donner quelque chose à quelqu'un qui en a besoin, le courage pour venir en aide à quelqu'un en danger, la patience envers quelqu'un qui nous énerve, la persévérance pour ne pas se décourager d'aider son prochain, l'engagement pour structurer une action altruiste à une plus grande échelle, la douceur pour apaiser la rudesse de ce monde, etc... En fait, il y a une disproportion entre le fait de cultiver ces qualités de manière incommensurable et illimitée et l'aide concrète que l'on apportera à un nombre limité de personnes. Même si on aide des milliers de personnes, ces milliers de personnes ne représentent qu'une infime proportion de l'infinité des êtres sensibles à qui l'on pourrait souhaiter félicité et libération. Mais cette disproportion n'est jamais relative qu'à la disproportion entre notre esprit infini et notre corps fini, petit fragment de l'univers, insignifiant à l'échelle du monde, à partir duquel on peut agir pour aider les autres.




Puissent tous les êtres connaître le bonheur et les causes du bonheur.
Puissent-ils être libres de la souffrance et des causes de la souffrance.
Puissent-ils demeurer dans la joie sacrée et bienveillante.
Puissent-ils demeurer dans la grande paix, au-delà de l'attachement et de la répulsion.
Puissent-ils s'éveiller à la grande sagesse.


Sarva mangalam. Toutes les bénédictions.







1Luc Ferry et André Comte-Sponville, « La Sagesse des Anciens », éd. Robert Laffont, Paris, 1998, pp. 278-279. Luc Ferry avait déjà développé dans ce qui reste son ouvrage le plus célèbre « L'Homme-Dieu ou le sens de la vie ».

2Theragātā, vv. 705-725, cité dans : Môhan Wijayaratna, « Le Bouddha et ses disciples », éd. Cerf, Paris, 1990, pp. 110-113.











Morgan Maassen - Cooling off under the waterfalls of the Byron Bay back country.









Sur les Quatre Qualités Incommensurables :




Les différentes formes de l'amour et comment concilier ces différentes formes avec sagesse.


Les Quatre Demeures de Brahmā : amour illimité, compassion illimitée, joie illimité et équanimité illimitée


Méditation des Quatre Incommensurables



Qu'est-ce que la compassion?

        On pense parfois que la compassion consiste à s'affliger soi-même de la détresse des autres, mais, dans la philosophie du Bouddha, rien de tout cela : la compassion est définie comme le souhait ardent que les autres soient libérés de la souffrance et des causes de la souffrance.



- la compassion selon Shabkar




Joie 

   Qu'est-ce que la joie spirituelle prônée par le Bouddha ?





    L'équanimité dans la méditation, l'apaisement des remous de la vie. Comment la pratiquer ? Comment la mettre en œuvre dans la vie de tous les jours ?










Sur la méditation de manière plus générale : 





Pour un commentaire beaucoup plus détaillé des pratiques du Soûtra de l'Attention au Va-et-Vient de la Respiration, voir : 

En compagnie du souffle :  

     












Voir également : 


- Commentaires sur « L’Art de la Méditation » de Matthieu Ricard : voir le texte

     Pourquoi les enseignements du Bouddha sont-ils si rarement cités par les lamas du bouddhisme tibétains ? Est-ce que la méditation sur la nature de l'esprit n'occulte pas l'établissement de l'attention portée sur le corps (telle que le Bouddha l'enseigne dans le Soutra des Quatre Etablissements de l'Attention) ? Les soutras du Petit Véhicule ont-ils un intérêt dans la méditation sur la vacuité telle que l'expriment les soutras de la Perfection de Sagesse ? Comment intégrer les différents Véhicules du bouddhisme ?




Slowly, slowly, slowly.... : voir le texte
       Le progrès lent et graduel de la méditation. Comment arriver à la pleine conscience ?




Méditer à la piscine 

       Beaucoup de gens aiment faire quelques longueurs à la piscine pour se relaxer. C'est effectivement quelque chose de délassant de se baigner dans l'eau et d'activer l’entièreté de son corps. Mais je trouve que la piscine est aussi excellent endroit pour pratiquer la méditation et l'attention. 





Faut-il une bonne respiration pour méditer ?


On m'a récemment posé la question : je ne peux pas pratiquer la méditation de l'attention portée à la respiration, puisque je suis asthmatique. Que dois-je faire ? Il se trouve que je suis, moi aussi, asthmatique. En fait, le fait de respirer bien ou mal n'a rien à voir avec la pratique de l'attention telle qu'est enseignée par le Bouddha. Il s'agit de prêter attention à la respiration, pas de la réguler à tout prix. Même pendant une crise d'asthme, on continue à inspirer et expirer. Vous le faites difficilement du fait de la crise, mais vous le faites, sinon vous seriez mort. Il faut seulement prendre conscience de cette conscience de cette respiration et laisser l'esprit se calmer et se libérer de lui-même.















Keith Britton, Cromlech de Castlerigg, Keswick, Angleterre.






D'autres textes à propos de la compassion: 

La compassion selon Shabkar


Soulager l'infinité des êtres


Méditation des Quatre Incommensurables


Bodhicitta : le désir d'apaiser les souffrances de tous les êtres vivants


En quoi la bodhicitta est salutaire


compassion et vacuité


la compassion envers les êtres sensibles, et notamment les animaux


la vache qui pleure





Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.


Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.








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