« Je médite, j'allume des
bougies, je bois du thé vert, et pourtant j'ai toujours envie de
taper les gens ». Voilà une boutade bien intéressante pour
tous ceux qui ont le désir de purifier leur vie : purifier leur
esprit avec la méditation, purifier leur foi par la prière et
purifier le corps avec une alimentation. L'image d’Épinal qu'on
associe avec ce genre de vie est celle d'un ascète plein de sagesse
et de sérénité, que rien ne viendrait troubler et qui resterait
impassible devant les pires insultes, voire les agressions physiques.
Le mot « Zen » en japonais désigne la méditation ;
mais il est passé dans la langue française comme un synonyme de
calme et de contrôle de soi. Ne dit-on pas « rester zen » ?
Ce qui, a priori, ne veut rien dire... Rester zen, c'est
littéralement « rester méditation ». Cela n'a pas
beaucoup de sens, sauf si on se réfère à l'image d'un maître
spirituel qui se doit de baigner dans la sérénité et la paix de
l'esprit. En ce sens, rester zen, c'est rester conforme à l'image
qu'on attend d'un maître zen, c'est-à-dire être calme et maîtrisé
en toutes circonstances.
Mais voilà, il est tout de suite
temps de dissiper une illusion : ce n'est pas parce qu'on
pratique la méditation qu'on va devenir d'une sérénité à toute
épreuve. Quelqu'un qui pratique la méditation reste un être humain
traversé d'émotions et d'un ressenti particulier de la vie. Il peut
donc arriver que, même après une séance de méditation et un bon
thé chaud, on éprouve quand même l'envie de taper les gens parce
qu'ils nous énervent de trop. Nous sommes des humains, et pas des
surhommes, toujours parfaits, toujours complètement maîtres d'eux.
Il est important de comprendre cela
parce que la philosophie antique qu'elle soit indienne, chinoise et
même gréco-romaine a mis en exergue l'exemple de Sages toujours
maîtres d'eux-mêmes, même dans les pires circonstances. Le Banquet
de Platon nous montre ainsi l'exemple de Socrate complètement maître
de lui-même à la bataille de Cheronée, et à la fin du banquet, il
est le seul à résister à l'ivresse et le seul à encore veiller
alors que tous les autres convives se sont endormis. La Vie et
doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce nous
montre l'exemple d'Anaxarque d'Abdère être torturé par un roi et
rester de marbre face à lui. Anaxarque lui dit : « tu
peux faire du mal au corps d'Anaxarque ; mais l'esprit
d'Anaxarque, tu ne peux pas lui faire de mal ». À ces mots, le
roi ordonne qu'on coupe la langue à ce bavard récalcitrant. Et
Anaxarque de couper lui-même sa langue avec ses dents et de la
cracher à la figure du roi. (La même histoire est racontée à
propos de Zénon d'Elée, ce qui la rend quelque peu suspecte).
Dans la tradition bouddhiste, le
Theragātā,
le Chant des Anciens,
un texte du canon bouddhique, raconte l'histoire du jeune moine
Adhimutta qui était un Arahant (qui est arrive au bout de la Voie du
Bouddha et qui a réalisé le Nirvāna, l'extinction de toute
souffrance en ce monde). Un jour, alors qu'Adhimutta était en route
pour rencontrer le Bouddha dans la ville de Sāvatthi (dans le nord
de l'Inde), le jeune moine fut capturé par une bande de brigands qui
vouaient un culte à un dieu sanguinaire qui exigeait des sacrifices
humains. Adhimutta ne trembla pas, ne broncha pas, ne sourcillant
même pas devant la mise à mort imminente. Impressionnés par son
calme, les brigands lui demandèrent :
« Pour
les sacrifier ou pour prendre leur richesse
j'ai déjà tué des gens.
Lorsqu'ils étaient tués, sans leur
consentement,
ils avaient peur, tremblaient et
bafouillaient.
Cependant vous,
vous n'avez aucune peur.
Votre apparence est de plus en plus
calme.
Devant cette situation effrayante,
pourquoi
ne vous lamentez pas. »
Adhimutta répondit :
« Ô
chef, pour celui qui n'a pas de désir,
il n'y a pas de chagrin.
Celui qui a détruit tous les liens
est vraiment quelqu'un qui a vaincu la
peur.
Lorsqu'on a annihilé le désir,
la cause qui renouvelle l'existence,
quand on peut voir les choses selon la
réalité,
il n'y a pas de peur devant la mort,
tout comme la peur ne se produit pas
pour
se débarrasser d'un fardeau ! 1»
Adhimutta continue son enseignement
inspirant ; et à la fin, les brigands se convertissent au
Dharma du Bouddha et deviennent des moines bouddhistes. Certains
deviennent même au terme de leur cheminement spirituel des Arahants.
Tous ces exemples de maîtrise de soi
sont impressionnants (pour peu qu'ils soient vrais et qu'ils n'aient
pas été exagérés par des biographes un peu trop zélés). Mais
ils induisent gravement en erreur, parce qu'ils induisent l'idée
fausse dans la tête des gens qu'il faudrait avoir une maîtrise
totale de ses affects et de ses sentiments quand on pratique la
méditation, que cette maîtrise totale est un étalon pertinent du
progrès spirituel. La philosophie antique qu'elle soit
gréco-romaine, bouddhiste, hindouiste ou taoïste met en avant des
figures de surhommes qui maîtrisent totalement leurs réflexes
humains, trop humains. La vérité, je le répète, est que nous
restons des êtres humains. La méditation nous aide à apaiser
l'esprit certes, mais elle ne permet pas de figer entièrement les
mouvements de la conscience. Heureusement d'ailleurs. En conséquence,
certaines grosses émotions peuvent nous envahir par moment. Le but
de la méditation, ce n'est pas de maîtriser totalement ces
émotions ; mais une fois qu'elles se manifestent, savoir
comment traiter avec elles, comment les canaliser ou mieux encore
comment s'en libérer.
La méditation ne vise pas une rupture
d'avec son humanité. Elle consiste aussi dans son aspect de « vision
pénétrante » (vipaśhyanā
en sanskrit, vipassanā en
pâli ou lhaktong en tibétain) à comprendre avec lucidité la
dynamique qui amène ces émotions et ces sentiments dans le champ de
la conscience et comment toutes ces turbulences de la conscience
disparaissent, comment tout cela prend racine et comment on peut
trancher ces racines à la base de l'esprit pour qu'elles ne
réapparaissent plus.
Il peut donc arriver qu'un méditant
se mette en colère. C'est humain et naturel. Mais il ne s'agit de
tomber dans l'autre extrême qui consisterait à se complaire dans
ses crises de colère ou dans d'autres émotions perturbatrices sous
prétexte que c'est humain et naturel. Il est certain que la colère
et les autres émotions perturbatrices créent énormément de
souffrances pour soi et autour de soi. Une fois que l'on est envahi
par ces émotions, la pratique répétée et l'habitude de la
méditation doivent avoir renforcé notre capacité à lâcher prise,
à abandonner notre tendance à s'agripper à ces émotions et à les
entretenir comme on entretient un feu en mettant des bûches dans
l'âtre. Non, on lâche prise, on laisse l'émotion disparaître et
s'apaiser d'elle-même. Quand les pensées et les émotions nous
habitent, on revient à l'objet de la méditation, par exemple, le
va-et-vient de la respiration, et on laisse ces pensées noires et
ces émotions perturbatrices s'éloigner de notre conscience comme
des nuages noires disparaissent dans le ciel, poussés par les vents.
Si on est en colère, tendu, stressé, envahi de pensées noires, on
ne se complaît pas un instant dans ces états, on sait à quel point
cela peut être pour soi-même et pour les autres. mais on revient à
la méditation et on lâche prise. Il n'est certes pas toujours
facile de s'asseoir en lotus ou en tailleur sur le lieu du travail,
mais avec la pratique, l'attitude méditative peut se prolonger même
quand on n'est pas en posture de méditation. On peut apprendre à
relâcher au moins partiellement ses réactions de haine et de colère
et ne pas alimenter délibérément ces pensées noires qui courent,
qui courent .
Et on peut aussi, une fois rentré
chez soi, pratiquer les quatre établissements de l'attention :
attention au corps, attention aux sensations, attention à l'esprit
et attention aux objets de l'esprit. Cette attention est importante
car elle nous fait prendre conscience des réactions de colère et de
ressentiment qui nous anime sans que l'on en soit vraiment conscient,
voire même dont on est complètement inconscient. On est toujours
frappé quand on pratique l'attention dans la méditation par la
prégnance en nous de pensées de colère. On a l'impression d'être
submergé par elles ; mais celles-ci disparaissent très vite.
La méditation nous met face à nous-mêmes et nous fait voir ce à
côté de quoi on passe d'habitude : toutes ces pensées
malveillantes qui nous préparent à réagir de manière colérique
ou malintentionnées. Prendre conscience de cette face sombre de
nous-mêmes est assez effrayant, il faut le dire, mais cela permet de
s'en libérer.
On peut aussi cultiver les quatre
qualités incommensurables : amour bienveillant incommensurable,
compassion incommensurable, joie incommensurable et équanimité
incommensurable. Cela transforme durablement notre être, mais cela
transforme durablement notre colère. Comme le dit l'ascète tibétain
Shabkar :
« Qui
a la compassion est bienveillant, même en colère;
Qui est sans compassion peut tuer,
même avec un sourire. »
Certaines personnes sont capables
d'avoir une grande maîtrise d'elle-même : on ne les voit
jamais céder à la colère extérieurement. Elles présentent
toujours une apparence de calme et de contrôle. Ces personnes sont
même capables de sourire et de plaisanter avec un interlocuteur
qu'elles détestent par ailleurs. Pour autant, intérieurement, elles
peuvent bouillonner d'une haine malveillante et être pleines de
ressentiment. Elles ne pensent qu'à se venger de l'affront qu'on
leur a fait et comment faire le plus de mal possible quand on aura le
dos tourné.
Inversement, certaines personnes
pleines de compassion et de bienveillantes peuvent céder à la
colère, ce qui est pourtant une faute morale selon l'éthique
bouddhique. Mais cette colère n'est pas animée par une intention
mauvaise. Par exemple, on peut piquer une colère devant un enfant
qui joue avec des allumettes et allait mettre le feu aux rideaux de
la maison. Cette personne bienveillante et compatissante voulait
éviter une tragédie et une souffrance inimaginable pour l'enfant et
sa famille. Il a piqué cette colère pour que l'enfant ne recommence
pas. Voilà au fond, c'est l'intention qui est déterminante ?
Avons-nous envie d'apporter au monde du bonheur et du bien-être et
d'apaiser les souffrances que les êtres ressentent autour de nous ? Si on suscite en nous cette bienveillance et cette compassion, alors
nos émotions humaines perdront de leur pouvoir destructeur, voire
même serviront à la cause du bien.
1 Theragātā,
vv.
705-725, cité dans : Môhan Wijayaratna, « Le
Bouddha et ses disciples », éd. Cerf, Paris, 1990, pp.
110-113.
Sur la méditation :
Pour un commentaire beaucoup plus détaillé des pratiques du Soûtra de l'Attention au Va-et-Vient de la Respiration, voir :
- En compagnie du souffle :
Commentaire au Soûtra de l'Attention au Va-et-vient de la Respiration
- Les Quatre Demeures de Brahmā : amour illimité, compassion illimitée, joie illimité et équanimité illimitée
- Méditation des Quatre Incommensurables
- Méditation des Quatre Incommensurables
Voir également :
- Commentaires sur « L’Art de la Méditation » de Matthieu Ricard : voir le texte
Pourquoi les enseignements du Bouddha sont-ils si rarement cités par les lamas du bouddhisme tibétains ? Est-ce que la méditation sur la nature de l'esprit n'occulte pas l'établissement de l'attention portée sur le corps (telle que le Bouddha l'enseigne dans le Soutra des Quatre Etablissements de l'Attention) ? Les soutras du Petit Véhicule ont-ils un intérêt dans la méditation sur la vacuité telle que l'expriment les soutras de la Perfection de Sagesse ? Comment intégrer les différents Véhicules du bouddhisme ?
- Slowly, slowly, slowly.... : voir le texte
Le progrès lent et graduel de la méditation. Comment arriver à la pleine conscience ?
- Méditer à la piscine
- Méditer à la piscine
Beaucoup de gens aiment faire quelques longueurs à la piscine pour se relaxer. C'est effectivement quelque chose de délassant de se baigner dans l'eau et d'activer l’entièreté de son corps. Mais je trouve que la piscine est aussi excellent endroit pour pratiquer la méditation et l'attention.
- Faut-il une bonne respiration pour méditer ?
On m'a récemment posé la question : je ne peux pas pratiquer la méditation de l'attention portée à la respiration, puisque je suis asthmatique. Que dois-je faire ? Il se trouve que je suis, moi aussi, asthmatique. En fait, le fait de respirer bien ou mal n'a rien à voir avec la pratique de l'attention telle qu'est enseignée par le Bouddha. Il s'agit de prêter attention à la respiration, pas de la réguler à tout prix. Même pendant une crise d'asthme, on continue à inspirer et expirer. Vous le faites difficilement du fait de la crise, mais vous le faites, sinon vous seriez mort. Il faut seulement prendre conscience de cette conscience de cette respiration et laisser l'esprit se calmer et se libérer de lui-même.
- Qu'est-ce que la compassion?
On pense parfois que la compassion consiste à s'affliger soi-même de la détresse des autres, mais, dans la philosophie du Bouddha, rien de tout cela : la compassion est définie comme le souhait ardent que les autres soient libérés de la souffrance et des causes de la souffrance.
- Joie
Qu'est-ce que la joie spirituelle prônée par le Bouddha ?
L'équanimité dans la méditation, l'apaisement des remous de la vie. Comment la pratiquer ? Comment la mettre en œuvre dans la vie de tous les jours ?
- Ne rien faire
- Ne rien faire
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
A un disciple qui, dans un moment de faiblesse, demandait à Kodo Sawaki s'il pouvait espérer que zazen le rendrait plus fort (et meilleur) Kodo Sawaki répondit négativement que zazen ne l'avait jamais rendu fort car il l'avait toujours été.
RépondreSupprimerInversement les magazines sont pleins de compte rendus d'expériences scientifiques qui montrent en utilisant deux groupes , un qui médite et un qui ne médite pas, que le groupe qui médite a très rapidement une tendance à avoir des comportements pro-sociaux que le groupe qui ne médite pas.
On pourrait en conclure que les expériences scientifiques contre-disent ce que dit Kodo Sawaki.
En fait je pense que c'est plus subtil. Je pense que la méditation nous transforme d'autant plus (dans le bon sens) que nous n'en attendons rien et que nous ne comptons pas trop sur la seule méditation pour nous transformer d'où le respect des préceptes, l'étude des textes, le fait de faire partie d'une Sangha et de suivre un maître.
Il y a toujours le risque de croire que parce que nous méditons nous serions meilleur que quelqu'un qui ne médite pas avec toute l'arrogance que ça implique. Comme il y a le risque de croire, parce que nous pouvons avoir le sentiment parfois de na pas devenir meilleur que la pratique ne sert à rien et être tenté d'abandonner.
Mais quand on connait ces risques on devient prudent et patient avec soi-même et avec les autres.