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jeudi 1 décembre 2016

Les zones d'ombre d'une icône



Les zones d'ombre d'une icône



    En Birmanie, Aung San Suu Kii est le symbole incontestable d'une vie consacrée à la lutte pour la démocratie. Elle a été incarcérée et assignée à résidence par la junte birmane qui a dirigé le pays pendant 50 ans d'une main de fer. Elle s'est inlassablement battu pour que le régime dictatorial cesse son emprise et ses destructions. En 1991, elle a reçu le prix Nobel de la paix.



Aung San Suu Kyi par Claude Truong Ngoc, octobre 2013




      Après des années de lutte, elle et son parti, la Ligue Nationale pour la démocratie, a obtenu une transition lente, mais certaine vers la démocratie. Des élections libres ont été organisées, et la victoire de la Ligue Nationale pour la Démocratie a été incontestable. Cependant, le pays se débat toujours dans d'incessantes conflits ethniques et plusieurs guerres civiles. La communauté des Rohingyas est notamment fortement touchée par le racisme et l'islamophobie d'une partie importante de la population bouddhiste. On dit souvent que les Rohingyas sont la minorité ethnique la plus persécutée au monde. Depuis 1982, ils ont perdu la nationalité birmane au prétexte qu'ils sont originaires du Bangladesh et du monde arabe. Ils subissent des discriminations importantes dans leur liberté de mouvement, dans la recherche d'emploi, dans l'accès aux soins de santé, etc... Pour eux, la situation est tout à fait tragique. Le gouvernement birman et l'armée font tout pour expulser les Rohingyas du pays. Les pays aux alentours comme le Bangladesh musulmans ne sont pas très chauds à l'arrivée de centaine de milliers. Souvent, les Rohingyas qui s'exilent sont refoulés, maltraités et sont en proie au trafic d'être humain.

      Face à cette tragédie, le silence de la prix Nobel de la Paix est tout simplement assourdissant. Depuis que son parti participe au pouvoir, Aung San Suu Kii n'a jamais pris la parole officiellement sur le sort des Rohingyas. Beaucoup lui reprochent cette inaction face à cette crise humanitaire qu'est la situation des Rohingyas. Beaucoup voudraient aussi qu'on lui cette prestigieuse distinction. Une lauréate du prix Nobel peut-elle ne rien dire quand une partie de son peuple se fait massacrer dans son propre pays ?

     Néanmoins, il me semble que la situation est plus complexe et que l'attitude d'Aung San Suu Kii est plus nuancée qu'il n'y paraît. Pour commencer, il faut rappeler que la Birmanie est dans une phase de transition démocratique : on est encore loin de ce que nous appelons en Occident une « démocratie ». L'armée a certes reculé en abandonnant le pouvoir absolu en Birmanie, mais elle est toujours extrêmement présente dans le jeu politique. Elle contrôle un nombre important des sièges du parlement. Dans les actuels affrontements qui ont eu lieu ce mois de novembre 2016 suite à des attaques de poste-frontières dans le nord de l’État de l'Arakan, seul l'armée s'occupe de la situation. Les membres du gouvernement civil n'ont même pas le droit de se rendre sur place ! L'armée, non seulement, contrôle la situation, mais elle boucle complètement l'information.

     Dans ce contexte, Aung San Suu Kii n'est pas dans la situation d'un chef d’État ou de gouvernement qui aurait à son service la police et l'armée, et qui pourrait appuyer sur des leviers politiques et économiques. L'armée birmane joue cavalier seul dans ces affrontements. Par ailleurs, les fondements de la démocratie sont beaucoup trop précaires pour qu'Aung San Suu Kii puisse prendre le risque de se mettre ouvertement à dos l'armée birmane qui n'attend qu'une étincelle pour renverser la jeune démocratie. Il est donc fort possible qu'Aung San Suu Kii soit pieds et poings liés dans la situation actuelle.

      Par ailleurs, le racisme et l'islamophobie est attisé par un moine bouddhiste, U Wirathu, qui ne rate aucune occasion pour dépeindre les musulmans comme des barbares qui rêvent d'envahir et d'asservir le peuple birman et d'imposer la sharia sanguinaire. Ce discours rencontre énormément d'échos en Birmanie, pas seulement auprès des sympathisants de Wa Ba Tha (le mouvement nationaliste 969), mais dans une large part de la population birmane et même au sein de la Ligue Nationale pour la Démocratie, le parti d'Aung San Suu Kii.

    Wirathu n'a pas hésité à déclarer qu'Aung San Suu Kii était une traîtresse à la nation birmane, car elle n'a pas officiellement condamné les Rohingyas. Nous, les Occidentaux, ainsi que les musulmans, nous reprochons à Aung San Suu Kii son silence sur le sort des Rohingyas, mais le moine Wirathu et ses partisans du mouvement 969 aussi ! Sauf que nous lui reprochons le silence quant au fait de ne pas prendre parti en faveur des Rohingyas tandis qu'U Wirathu reproche à Aung San Suu Kii le fait qu'elle se taise sur la nécessité de se battre et de pratiquer l'épuration ethnique à l'encontre des « barbares » Rohingyas.



Le moine Wirathu




       Il faut préciser que plusieurs intellectuels se sont retrouvés en prison pour avoir dit que le discours du moine Wirathu allait à l'encontre des idées de tolérance, de bienveillance, de compassion et de non-violence du bouddhisme. Dans ce contexte, critiquer ouvertement les idées racistes et xénophobes de Wirathu et du mouvement 969 n'est pas sans risque. Je pense qu'Aung San Suu Kii a compris que les nationalistes haineux attendent le moindre faux pas pour déstabiliser le régime démocratique et embarquer la Birmanie dans une spirale de haine dont elle n'a absolument besoin.

   En outre, on sait que certains membres de l'armée soutiennent le moine Wirathu, non pas par sympathie pour sa cause (Wirathu a passé plusieurs années en prison parce qu'il avait déclaré début des années 2000 que la junte birmane favorisait les musulmans pour combattre les bouddhistes de Birmanie), mais parce que c'est justement un excellent moyen de déstabiliser Aung San Suu Kii et de la faire tomber de son piédestal d'icône de la démocratie.


    En conclusion, je dirais qu'on peut à raison critiquer le silence de la « Dame de Rangoon », mais il ne faut pas être dupes des manœuvres de l'armée qui entend garder une « main invisible » (comme disent eux-mêmes les Birmans) sur les affaires du pays. Les Rohingyas sont très loin d'être le seul conflit ethnique en Birmanie : les Kachins, les Shans, les Karens, les Karennis et d'autres encore sont en guerre ouverte contre le gouvernement central avec parfois des avancées dans le processus de paix, mais aussi des embrasements réguliers comme les affrontements qui viennent d'avoirlieu dans les États Shan et Kashin. La dictature militaire a duré plus de cinquante ans et a laissé beaucoup de traces et de meurtrissures à travers le pays. Celles-ci ne guériront pas immédiatement : il faudra de la persévérance et de la patience pour que la situation soit complètement apaisée.    









Voir aussi : 







Articles critiques contre Aung San Suu Kii: 


- "L’auréole ternie d’Aung San Suu Kyi", Le Temps, mars 2013.




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