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lundi 28 août 2017

Il n'y a pas d'amour heureux



Il n'y a pas d'amour heureux




Rien n'est jamais acquis à l'homme Ni sa force
Ni sa faiblesse ni son cœur Et quand il croit
Ouvrir ses bras son ombre est celle d'une croix
Et quand il croit serrer son bonheur il le broie
Sa vie est un étrange et douloureux divorce
Il n'y a pas d'amour heureux


Sa vie Elle ressemble à ces soldats sans armes
Qu'on avait habillés pour un autre destin
A quoi peut leur servir de se lever matin
Eux qu'on retrouve au soir désœuvrés incertains
Dites ces mots Ma vie Et retenez vos larmes
Il n'y a pas d'amour heureux


Mon bel amour mon cher amour ma déchirure
Je te porte dans moi comme un oiseau blessé
Et ceux-là sans savoir nous regardent passer
Répétant après moi les mots que j'ai tressés
Et qui pour tes grands yeux tout aussitôt moururent
Il n'y a pas d'amour heureux


Le temps d'apprendre à vivre il est déjà trop tard
Que pleurent dans la nuit nos cœurs à l'unisson
Ce qu'il faut de malheur pour la moindre chanson
Ce qu'il faut de regrets pour payer un frisson
Ce qu'il faut de sanglots pour un air de guitare
Il n'y a pas d'amour heureux


Il n'y a pas d'amour qui ne soit à douleur
Il n'y a pas d'amour dont on ne soit meurtri
Il n'y a pas d'amour dont on ne soit flétri
Et pas plus que de toi l'amour de la patrie
Il n'y a pas d'amour qui ne vive de pleurs
Il n'y a pas d'amour heureux
Mais c'est notre amour à tous les deux


Louis Aragon (1897-1982), La Diane Francaise, Seghers 1946.








Elliott Erwitt, New York City, 1949 









       Voilà un très beau poème d'Aragon. En même temps, ma conception de l'amour est aux antipodes de ce poème. Selon moi, l'amour, ça sert d'abord à être heureux. Plus exactement : être heureux ensemble. Cela n'a aucun à mes yeux de se mettre ensemble avec quelqu'un juste pour se faire souffrir l'un l'autre. On doit gagner quelque chose mutuellement dans l'amour. Ce « quelque chose » peut être du plaisir, du bien-être, de la sécurité, de la joie, de l'entraide, de la coopération, de la chaleur, de l'échange, que sais-je. Mais au moins en principe, l'amour doit nous rendre plus heureux que si on était seul dans son coin.


          Ça, c'est le principe théorique ; et je suis bien conscient que cette théorie ne s'accorde pas toujours - pas souvent même – avec la pratique. En pratique, on voit rarement l'amour heureux. Il serait naïf de nier ce constat. Comme le dit si bien Aragon, l'amour est une dynamique changeante : « Rien n'est jamais acquis à l'homme, ni sa force ni sa faiblesse ni son cœur ». Quand on croit tenir le bonheur, souvent c'est à ce moment qu'on le broie. Un bouddhiste y reconnaîtra la dynamique illusoire du désir : on désire ardemment quelque chose, on y aspire, on rêve cette chose ou cette personne, puis une fois, ce désir satisfait, l'impermanence fait son œuvre, soit qu'elle émousse le désir au point de la faire disparaître, soit qu'elle transforme l'objet ou la personne aimée, désirée, tant attendue, mais qu'on finit par ne plus attendre ou qu'on finit par regretter d'un regret éternel, mais pas si éternel que ça quand même.



         La conséquence pour le Bouddha est une méfiance aiguë envers l'amour conjugal, le lieu décisif de l'attachement à ce monde. L'idéal de la vie ascétique du moine découle d'ailleurs de cette méfiance. L'amour conjugal est une impasse. Le Bouddha lui préfère maitri (ou metta en langue pâlie), l'amour bienveillant. Amour infini, universel, qui s'étend de manière égale à tous les êtres sans aucune partialité. Amour sans attachement aussi. Amour qui ne s'obscurcit pas avec les émotions conflictuelles. Un amour qui est fondamentalement le souhait que tous les êtres soient heureux et connaissent les causes du bonheur. Amour qui ne se transformera pas en haine, en jalousie, en orgueil, en mépris, en disputes, en trahisons, en tromperies ou en dédain.


        Mais néanmoins, dans le Soûtra de l'Amour Bienveillant (Metta Sutta en langue pâlie), le Bouddha recommande d'aimer tous les êtres comme une mère aime son unique enfant. Cela veut dire que la frontière entre l'amour bienveillant infini, illimité, inconditionnel, universel d'un côté et de l'autre toutes les formes de l'amour limité à une ou à quelques personnes, l'amour conditionnel, temporel que sont l'amour maternel, l'amour filial, l'amour érotique, l'amour charnel ou l'amour conjugal, cette frontière n'est pas complètement étanche. Pour développer l'amour bienveillant envers tous les êtres, il faut partir du modèle qu'est cet amour intense qu'une mère voue à son unique enfant, et répandre ce modèle à des parfaits inconnus, à des animaux, même ceux qui semblent complètement insignifiants.


     Il y a donc un fil commun dans toutes les formes de l'amour. L'amour maternel ou filial transcende en débordant le cadre de la famille et en se propageant comme une onde de plus en plus vaste à travers tous l'univers. Mais le mouvement inverse me semble aussi important : que l'amour bienveillant infini, illimité, inconditionnel vienne éveiller les autres formes de l'amour dont la portée est évidemment beaucoup plus restreinte, mais qui joue un rôle si importantes dans nos vies individuelles. Éveiller veut dire apporter un courant de sagesse, faire que ces formes d'amour ne soient pas si attachés à ces émotions conflictuelles et ne conduisent pas à des déceptions et à l'insatisfaction.


       Quand Aragon dit :

« Le temps d'apprendre à vivre il est déjà trop tard
Que pleurent dans la nuit nos cœurs à l'unisson
Ce qu'il faut de malheur pour la moindre chanson
Ce qu'il faut de regrets pour payer un frisson
Ce qu'il faut de sanglots pour un air de guitare
Il n'y a pas d'amour heureux »
,

      je me dis : mais est-on vraiment condamné à répéter les mêmes fautes de génération en génération ? Est-on condamné à attendre d'avoir les cheveux blancs pour éviter les déchirements pour un oui ou pour un non, ces déchirements qui n'ont d'autres causes que notre aveuglement ou des émotions incontrôlées, des paroles que l'on regrette au moment où elles sortent de notre bouche, des actes complètement irrationnels et malheureux ?


       Quand Aragon dit :

« Il n'y a pas d'amour qui ne soit à douleur
Il n'y a pas d'amour dont on ne soit meurtri »,

     je me dis : s'il arrive fréquemment que les histoires d'amour finissent mal, est-ce une fatalité ? Est-ce dans la nature de l'homme et de la femme que l'amour soit une sorte d'idéal impossible ? Est-on condamné à l'insatisfaction et au malheur quand on est amoureux ? En quel cas, il conviendrait de suivre dans les plus brefs délais l'exemple du Bouddha en devenant moine et en renonçant à toute forme d'amour charnel ou conjugal ! À quoi bon alimenter ce cycle de la souffrance dès lors ?


         Mais peut-être qu'il est possible de donner tort à Aragon en insufflant une certaine dose de sagesse et d'amour bienveillant dans nos histoires d'amour. Quel que soient ces histoires d'amour. Je veux dire par là que certains schémas de société n'aident pas à trouver son bonheur en amour : on a vendu des siècles durant cette mythologie de l'amour éternel entre deux êtres. Or le seul amour éternel, c'est maitri, l'amour bienveillant qui échappe tout attachement à telle ou telle personne et qui s'en va de manière fulgurante à travers le monde. Et encore cet amour est éternel, non pas parce qu'il dure éternellement, mais parce qu'il se renouvelle à chaque instant comme un soleil qui ne cesse de briller et d'apporter sa chaleur au monde.
 

       Nos histoires d'amour, par contre, s'inscrivent dans le temps. Bien sûr, elles nous donnent parfois un incroyable sentiment d'éternité. Mais c'est parce que cet amour entre en résonance avec l'amour bienveillant pour une part. Mais pour une autre part, ces histoires vont et viennent. Elles durent un temps, et puis s'émoussent ou s'effilochent. Peut-être faut-il admettre que le caractère temporel de ces histoires d'amour : un jour, une nuit, un mois, un an, deux ans, dix ans ou vingt ans, sans voir une tragédie là où il n'y a que la fin naturelle d'une histoire d'amour. On n'est pas obligé de vouer une détestation et un ressentiment éternel à notre ancien conjoint, à notre ancien amoureux ou amoureuse.


         Bien sur, c'est souvent plus compliqué que cela (l'amour est de manière générale une affaire compliquée) : si Pierre pense que son histoire d'amour avec Marie touche à sa fin, Marie n'est peut-être pas de cet avis. Ou vice-versa. Léo Ferré disant que : « le malheur dans un couple, c'est qu'on est deux ». Et en effet, deux aspirations, deux volontés, deux désirs, deux ressentis qui ne s'accordent pas toujours. Mais je n'essaye pas de vendre une solution simple, inodore, incolore et indolore à nos problèmes amoureux. J'essaye juste d'envisager une perspective de bonheur au travers des difficultés que l'amour peut susciter. Que l'amour ne soit pas ce cortège de lamentations que la littérature romantique n'a cessé de chanter et de célébrer, mais que l'amour soit cette vraie force qui apporte la joie à l'existence.


         En même temps, il me semble, et je voudrais terminer par cela, que si comme le dit Aragon : « « Il n'y a pas d'amour qui ne soit à douleur. Il n'y a pas d'amour dont on ne soit meurtri », c'est aussi parce que l'amour est dans sa nature profonde l'extrême sensibilité, l'extrême faiblesse de notre condition humaine, l'ouverture à la souffrance de l'autre. « Il n'y a pas d'amour heureux ». Mais peut-être faut-il comprendre cette phrase, non pas dans un sens personnel, égocentré, mais plutôt comme la sensibilité à la douleur de l'autre, qui envahit notre cœur comme une coquille qui viendrait à se craqueler à certains endroits et laissent rentrer l'air ambiant, la lumières, mais aussi les larmes et la nuit qu'on accepte enfin de partager. L'amour est un chevalier qui a abandonné son armure. En ce sens, dire « Il n'y a pas d'amour heureux » n'est pas une prophétie de malheur. Après tout, il y a peut-être dans le monde des gens qui s'aiment authentiquement d'un amour heureux. Mais c'est le constat de cette sensibilité qui nous fait partager intimement la condition de nos frères et sœurs humains, avec ce que cette condition peut avoir de tristesse et de malheur.












Elliott Erwitt - New Hampshire - 1975








Quelques artistes qui ont mis ce poème en chanson :


Georges Brassens















Françoise Hardy









Marc Ogeret








Nina Simone

















Voir aussi de Louis Aragon : 





Voir aussi sur le Reflet de la Lune : 




Pas de remède à l'amour (selon Henri David Thoreau)


Il faut beaucoup aimer les hommes




-  Amour et sagesse dans le Banquet de Platon









Voir tous les articles et les essais autour de la philosophie bouddhique  du "Reflet de la Lune" ici.



Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.








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