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lundi 14 août 2017

Tragique




Tragique




     Quant à Pascal, Kierkegaard ou Camus, j'en ai moins retenu ce qui annonce ou rejoint l'existentialisme qu'une certaine orientation tragique de leur pensée : le refus de se consoler trop vite ou trop facilement, une sensibilité intacte à la souffrance, à l'angoisse, au malheur, à tout ce qui, dans notre vie, est à peu près le contraire de ce qu'on pourrait espérer. Loin d'être l'affirmation joyeuse de tout, comme le veulent Nietzsche ou Rosset, le tragique, au sens où je prends le mot, est plutôt la prise en compte inconsolée de ce qu'il y a d'effrayant, de décevant ou de désespérant dans la condition humaine : la mort, la solitude, l'insatisfaction – trois formes de la finitude, qui ne sont tragiques que par la conscience, en l'homme, d'un infini au moins pensable. Misère de l'homme sans Dieu... Cette tradition-là fut bien la mienne, dès le départ. Je crus un temps y échapper, par le matérialisme (Épicure et Marx), le rationalisme (Spinoza), peut-être par la sagesse... Montaigne et la vie n'ont cessé de m'y ramener. Si nous étions des sages, aurions-nous besoin de philosopher ?


André Comte-Sponville, « C'est chose tendre que la vie » (Entretiens avec François L'Yvonnet), Albin Michel, Paris, 2015, chap. I, pp. 62-63.







Dorothea Lange - Florence Owens Thompson, camp de Nipomo, en Californie - 1936








        Ce passage que je viens de lire dans un des derniers livres d'André Comte-Sponville m'a rappelé tous les doutes et les réticences envers le concept de « sagesse tragique » que l'on retrouve sous la plume de plusieurs philosophes français assez divers, mais qui ont tous en commun d'être des adeptes de Friedrich Nietzsche. Cela comprend notamment pour les plus connus Clément Rosset, Michel Onfray ou Marcel Conche. La sagesse tragique, c'est la pleine acceptation du caractère douloureux et désespérant de l'existence, c'est le fait de dire joyeusement « oui » à la vie, quand bien même la vie serait faite de douleurs et de déchirements. On reconnaît là l'amor fati de Nietzsche, l'amour du destin quoiqu'il arrive. C'est une approche très viriliste et assez romantique des choses.



      « Romantique », parce qu'il y a une sorte d'emphase à déclarer les choses « tragiques », à interpréter la vie sous les dehors d'une tragédie grecque. « Viriliste », parce qu'il s'agit de proclamer fièrement notre lucidité face à l'existence, mais en même temps le courage que nous avons d'affronter cette existence pleine d'épines et de heurts. Un peu comme un preux chevalier qui s'en va au combat, sachant pertinemment les risques qu'il encourt. Le mot important dans les deux phrases qui précèdent est « proclamer », parce que les philosophes sont très forts pour se vanter d'un courage existentiel et trouver les belles paroles qui vont avec ce genre de posture, mais ces mêmes philosophes ont généralement tendance à se dégonfler devant les douleurs bien réelles de l'existence, à ne plus être aussi vaillants quand il faut se montrer stoïque.


     J'avoue que cette « sagesse tragique » m'est toujours apparue comme une contradiction dans les termes. Avec Épicure, mais aussi avec le Bouddha, j'aurais tendance à penser que la sagesse est là pour désamorcer le tragique dans l'existence. Il y a tout d'abord ce qui est inévitable : la mort, la maladie, la vieillesse, la perte des êtres chers du fait de la vieillesse, la maladie ou la mort... Tout cela est inévitable, et la sagesse demande de l'accepter et de l'intégrer à sa vision du monde. C'est notamment le concept d'impermanence chez le Bouddha. On doit pouvoir vivre en sachant que l'on meurt à chaque instant et en ayant intimement conscient que, tôt ou tard, viendra le moment de quitter cette vie. Cette méditation de la mort ne doit pas nous rendre triste, mais au contraire nous inciter à manifester la joie dans cette vie qui vacille comme la flamme d'une bougie.

     D'un autre côté, il y a ce qui rend la vie sombre, triste, douloureuse, pénible et qui pourrait être éviter : ce sont les guerres toujours fratricides, les conflits, les affrontements, les rivalités, les jalousies, les coups bas, les tromperies, les médisances, les tyrannies des uns sur les autres... Tout cela est évitable, et la sagesse devrait nous aider à désamorcer ces choses négatives qui font que les humains se pourrissent mutuellement l'existence. La sagesse est un facteur de paix. La sagesse est à mes yeux fondamentalement anti-tragique. Elle aide à faire de l'existence un havre de paix ainsi qu'un moment plaisant dans la mesure du possible.


     Bien sûr, cela n'est pas toujours possible. On se heurte parfois à la mauvaise volonté des autres dans la société. On se heurte aussi souvent à nos propres faiblesses et à nos propres contradictions. C'est en cela qu'André Comte-Sponville est intéressant : non, le fait que l'on se dise prêt à affronter de manière chevaleresque les hauts et les bas de la vie en société, mais que l'on reconnaisse nos fragilités face à « ce qu'il y a d'effrayant, de décevant ou de désespérant dans la condition humaine : la mort, la solitude, l'insatisfaction ». En cela, la figure de Montaigne est essentielle : comme l'Ecclésiaste dans la Bible, Montaigne se montre sceptique quant à la capacité de la sagesse humaine à transcender l'existence. « Vanité des vanités, tout est vanité » nous dit l'Ecclésiaste. Et si tout est vanité, la sagesse qui voit la vanité des choses est elle-même vanité.


       Au fond, André Comte-Sponville pense qu'on est voué à rester des philosophes, et malgré nos efforts à devenir des sages, on retombe constamment dans l'état de philosophe. Le philosophe est dans son sens étymologique, « celui qui aime la sagesse », mais qui n'est pas un sage pour autant, loin s'en faut. Que ce soit le Bouddha, Épicure ou Spinoza, ceux-ci ont toujours réfléchi du point de vue du Sage : l’Éveillé qui a ouvert les yeux sur l'illusion du monde, le Sage qui vit comme un dieu parmi les hommes ou celui qui a accédé au « troisième genre de connaissance ». Mais peut-être est-ce là une erreur que de ne pas envisager le point de vue humain, trop humain auquel on n'est constamment rappelé.


         Cela a aussi l'inconvénient de tout focaliser sur un idéal du Sage au détriment de la réalité de ce que nous sommes ici et maintenant : un être humain avec sa valeur et sa dignité, mais aussi avec ses défauts et ses fragilités. Quand on pratique une voie spirituelle, je pense au bouddhisme en particulier, on a toujours le sentiment de ne pas réussir à s'élever suffisamment, de ne pas avoir suffisamment apaisé le mental, de ne pas être capable de résider suffisamment dans l'instant présent ou encore d'être trop dispersé par les pensées et les émotions conflictuelles, en un mot, de ne pas être suffisamment un Sage. Un Sage n'aurait pas tout ces problèmes.


      Mais notre idée préconçue de la sagesse peut souvent nous égarer. Quand j'ai commencé à pratiquer la méditation, je pensais que la méditation allait m'enlever mon stress et mes crises d'angoisse. Après plus de vingt ans à pratiquer la méditation maintenant, je dois bien constater que ni le stress, ni l'angoisse n'ont disparu de ma vie ! Mais au moins, je le vis mieux. Quand je vis une crise d'angoisse, j'arrive plus à me détacher, à regarder la crise d'un point de vue plus objectif, comme si j'étais en-dehors de la crise. Je n'angoisse plus d'avoir une crise d'angoisse ! Cela reste un moment désagréable, mais je sais et je reste conscient que ces moments de sensations déplaisantes sont volatiles, qu'on peut les laisser comme le ciel laisse passer l'orage.


        Je ne suis pas certain d'être d'accord avec André Comte-Sponville, l'Ecclésiaste ou Michel de Montaigne quand ils dévalorisent la sagesse humaine et la frappent en fin de compte du sceau de la vanité. Si tout est vanité, la sagesse qui voit cette vanité n'est pas vaine, il me semble, car on gagne quelque chose à perdre ses illusions. Je serai donc moins prompt à abandonner la figure du Sage, même si je sais que cette figure reste un idéal. Rares sont les personnes en ce monde qui mériterait vraiment cette appellation de « Sage », et je ne me compte certainement pas comme l'un d'entre eux ! On gagne donc à envisager notre condition humaine réelle, qui se manifeste dans l'ici et maintenant, avec sa collection de qualités et de défauts, de forces et de faiblesses, de grandeurs et de petitesses. Montaigne disait : « C'est chose tendre que la vie, et aisée à troubler ». Et effectivement, on se voudrait Sage et se voir inébranlable, intouchable face aux événements de la vie ; et pourtant, nos émotions et nos moments de douleur souvent nous trahissent et nous emportent beaucoup plus qu'on ne le voudrait. On voudrait que la sagesse nous immunise contre la vie ; pourtant, tout nous affecte, tout nous touche, tout nous emporte comme si nous étions un fétu de paille qui balance au gré du vent. C'est ce que Comte-Sponville appelle le « tragique », j'imagine.

        Ce que l'Ecclésiaste dans la Bible exprime par ces vers :

« Il y a un moment pour tout et un temps pour toute chose sous le ciel.
Il y a un temps pour enfanter,
et un temps pour mourir ;
un temps pour planter,
et un temps pour arracher le plant.
Un temps pour tuer,
et un temps pour guérir ;
un temps pour détruire,
et un temps pour bâtir.
Un temps pour pleurer,
et un temps pour rire ;
Un temps pour gémir,
et un temps pour danser ».


     Inconstance des choses. Monts et vallées de l'existence. Nous devons faire notre destin dans ce monde où bonheurs et douleurs s'alternent constamment. En même temps, je ne sais pas si c'est complètement tragique. En tous cas, à un bouddhiste, on conseillerait de cultiver l'équanimité : être égal face aux hauts comme aux bas, ne pas être euphorique quand tout va bien et se répandre en lamentations quand tout va mal. Cela permet de conserver une raison plus vaillante, de faire fructifier le bon et rendre moins accablant le mauvais, voire le transformer. Je reste sur l'idée que l'objectif fondamental de la philosophie est de désamorcer le tragique - enrayer la logique infernale qui conduit à souffrir encore et encore.












Lewis Hine, Machine et pompe à vapeur, années '30. 






Voir aussi : 



























Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.


Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.



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