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samedi 8 septembre 2018

Un nomade de la raison - 6ème partie



Un nomade de la raison 
sur les chemins d’Élis à Taxila

6ème partie




Pour lire les précédentes parties d'un Nomade la Raison, voir le sommaire.




Le Bouddhisme



     Le Bouddha a eu deux très grands disciples : Shâriputra et Maudgalyâyana. Il serait intéressant de se pencher sur le parcours spirituel de ces deux-là parce que leur évolution est emblématique d’une relation au doute et au scepticisme et du dépassement de ceux-ci. Shâriputra et Maudgalyâyana1, tous deux issus d’une famille de brahmanes, avaient décidé de quitter la vie laïque pour devenir ascètes errants dans la quête résolue de trouver la vérité. Après avoir écouté toutes sortes de doctrines de différents maîtres, les deux se rallièrent à un maître qui s’appelait Sanjaya Belatthiputta. 



    On ne sait pas grand-chose de Sanjaya ; les principales informations sont d’ailleurs de sources bouddhiques, ce qui rend difficile une connaissance objective de sa vie et de sa doctrine. Mais toujours est-il que l’on peut considérer comme établi qu’il professait un fort scepticisme (si ce n’est que le terme de « scepticisme » est peut-être quelque peu anachronique en regard du fait que Pyrrhon à qui on doit l’école nommée « scepticisme » a vécu deux siècles après Sanjaya et le Bouddha, si l’on accepte la chronologie la plus souvent acceptée par les érudits, à savoir -560/-480 comme de date de naissance et mort du Bouddha). Sanjaya ne répondait clairement à aucune question métaphysique importante qui animait l’Inde philosophique de l’époque2 :
  • Existe-t-il un monde au-delà de notre univers visible ?
  • Après la mort du corps physique, apparaît-on dans le monde de l’au-delà par une naissance purement mentale ou par le biais d’une naissance spontanée ?
  • Les bonnes ou mauvaises actions que l’on a accomplies durant cette existence portent-elles de bons ou mauvais fruits dans la vie suivante ?
  • Enfin, un Être entièrement libéré, un Sage, que devient-il après la mort ? Existe-t-il encore ou non ?


    Ce qui apparaît comme choquant pour l’époque, c’est que Sanjaya refuse aussi de se prononcer sur la troisième antinomie, à savoir si les actions morales sont récompensées ou non, et de donc de prendre une quelconque décision claire et tranchée concernant la vie éthique.


     Un, jour, le roi Ajattasattu du Magadha (situé dans l’actuel Bihar) raconte au Bouddha ses visites auprès des différents maîtres qui vivaient à l’époque dans la région et résume dans les grands traits chacune de leur doctrine respective. Il termine par Sanjaya qui fut celui qui l’a le plus déconcerté :
« - Maître Sanjaya, voyez tous ces braves artisans et corps de métier : cornac, dresseur de chevaux, conducteurs de char, archers, porteurs, aides de camp, officiers d’approvisionnement, officiers, éclaireurs, soldats, guerriers en armure, guerriers vêtu de cuir, domestiques, tailleurs, barbiers, surveillant des bains, cuisiniers, tresseurs de guirlande, blanchisseurs, tisserands, cordonniers, potiers, calculateurs, comptables et tout autre artisan de la sorte. Chacun vit des fruits de son art qui sont visibles ici et maintenant. Ils donnent du plaisir et du bonheur à eux-mêmes, à leurs parents, à leur femme et enfants, à leurs amis et à leurs collègues. Ils disposent d’excellentes offrandes aux prêtres et aux contemplatifs, qui conduisent ainsi au ciel, menant au bonheur et à des renaissances célestes. Est-il également possible d’établir de manière similaire un fruit de la vie contemplative qui soit visible ici et maintenant ?


      Ainsi questionné, Sanjaya répondit :
- Si vous m’interrogez sur l’existence d’un autre monde, eh bien, si je pensais qu’il en existe un, je le dirais. Mais je ne le dis pas. Et je ne pense pas qu’il soit comme ceci ou comme cela. Et je ne pense pas qu’il soit autrement. Et je ne nie pas son existence. Et je ne dis pas d’un autre monde qu’il n’est ni existant, ni non-existant. Et si vous me demandez si des êtres renaissent spontanément, ou s’il existe un fruit, un résultat d’actions bonnes ou mauvaises, ou un Tathâgata3 a ou n’a pas d’existence après la mort, à chacune de ces questions je donnerai la même réponse.



  Ainsi, lorsqu’il fut interrogé sur les fruits de la vie contemplative visibles ici et maintenant, Sanjaya Belatthiputta répondit en restant évasif. C’était comme une personne, quand on l’interroge sur la mangue, répond à propos d’une pomme, ou quand on l’interroge sur la pomme, répond à propos de la mangue. De la même manière, lorsqu’il fut interrogé sur les fruits de la vie contemplative visibles ici et maintenant, Sanjaya Belatthiputta répondit en restant évasif. Alors, une pensée se présenta à moi : « Celui-ci, parmi tous les prêtres et contemplatifs que j’ai pu rencontrer, est certainement le plus fou et le plus confus d’entre eux. Comment peut-il, quand je l’interroge sur les fruits de la vie contemplative, répondre par l’évasion, par la tergiversation ?4 »


 Quelque soit le sujet, Sanjaya refuse de délibérer, considérant chaque problématique comme trop complexe et trop ambiguë pour être traitée en proposition simple. On voit aussi que ce qui choque le roi Ajattasattu, ce n’est pas tellement le refus de répondre à des questions métaphysiques, mais c’est l’attitude de tergiverser aussi sur la question éminemment pratique de l’utilité concrète d’une vie de contemplation et de renoncement. Or Sanjaya ne s’engageait pas plus sur ces questions-là que sur d’autres. 


    Le refus de toute implication dans un sens ou dans un autre faisait visiblement partie intégrante de sa doctrine et de sa manière d’être. Le Bouddha disait de Sanjaya qu’il s’échappait constamment comme une anguille. Si l’on prend à la lettre le jugement d’Ajattasattu, ce n’est pas un penseur que l’on serait tenté de tenir en grande estime ! Mais fort vraisemblablement, Sanjaya devait être un penseur autrement plus fin et subtil que ce que le roi du Magadha pouvait en discerner. En témoigne le fait que Shâriputra et Maudgalyâyana ait été ses deux plus grands disciples ; or tous les textes s’accordent sur la très haute qualité intellectuelle et morale de ces deux-là. Le fait d’avoir eu une formation sceptique a peut-être été dans leur cas un formidable moyen de se préparer à la compréhension de la doctrine du Bouddha.


    C’est ce que suggère la rencontre entre Shâriputra et Assajit, un des cinq premiers disciples du Bouddha. Ce dernier ne se sentant pas en mesure d’expliquer les détails de la doctrine de son maître, le Bouddha, il se contenta de la résumer par cette strophe :


« De tout ce qui est produit par une cause,
L’Ainsi-Allé en a dit la cause
Ainsi que la cessation,
Telle est la doctrine du Grand Renonçant 5 ».


    Cette strophe est restée célèbre, et on la récite encore aujourd’hui comme un mantra en pâli dans les pays de l’Asie du sud-est et en sanskrit au Népal et au Tibet. En tous cas, cette strophe fit l’effet d’une bombe dans la conscience de Shâriputra qui vécut là une illumination soudaine rien qu’à entendre ces mots. Cette strophe le convainquit directement sans autre argument de se rallier au Dharma du Bouddha sachant qu’il trouverait le chemin de la délivrance. Shâriputra alla tout de go prévenir son ami Maudgalyâyana de cette doctrine ainsi succinctement résumée. Et cela lui fit le même effet qu’à Shâriputra. 


     Avec si peu d’informations, il semble difficile d’établir ce qui a tant fasciné Shâriputra et Maudgalyâyana. Assajit n’a somme toute fait que suggérer que la doctrine bouddhique se profilait dans le sens d’une recherche de la causalité. Effectivement, la théorie de la production interdépendante ou production codépendante (pratîtya samudpâda) où tous les phénomènes autant physiques que psychiques se produisent selon une longue chaîne de causes et d’effets. La conscience que nous avons de la vie, la conscience elle-même n’échappe pas non plus à cette loi de causalité. On peut supposer que le scepticisme de Shâriputra et de Maudgalyâyana se nourrissait du fait que les grandes recherches métaphysiques semblaient toutes compromises et incertaines, un peu comme vouloir grimper au ciel en tirant le col de sa chemise. 


       Or ce que suggère Assajit, ce n’est pas de se concentrer sur l’âme, sur Dieu ou sur le cosmos, mais bien d’orienter sa pensée sur les causes des phénomènes, de prendre le pli de voir systématiquement un phénomène apparaître en raison de cause et de le voir disparaître en raison du fait que cette cause vient finalement à manquer. L’esprit peut ainsi continuer son investigation sur tout phénomène, s’habituer à le considérer non pas comme une entité indépendante, mais comme résultant de causes et de conditions. Une fleur apparaît en dépendance de la graine, de la terre, de l’eau, de la pluie et du soleil. La fleur implique le monde entier dans son existence dès lors qu’on considère aussi les causes de la graine, de la terre, de la pluie et du soleil ; on entre dans le réseau infini des causes et des fruits qui se manifestent de façon interdépendante. Par la causalité, on explore le monde avec beaucoup plus de perspicacité que si on se lance dans une recherche métaphysique du premier moteur immobile du monde ou de la question de savoir si le monde est éternel ou non, fini ou infini.


   Toute illumination soudaine comprend une part de mystère pour celui qui ne la vit pas, un peu comme cette histoire où le Bouddha, à qui un disciple laïc fait une offrande d’une fleur de lotus pour requérir un enseignement, fait tourner silencieusement cette fleur entre ses doigts. Personne ne comprend dans l’assemblée, sauf Mahâkâshyapa qui sourit et connaît également l’illumination à cet instant précis. La strophe d’Assajit semble bien peu de choses pour qui recherche une doctrine philosophique profonde ; mais peut-être que Shâriputra et Maudgalyâyana était préparé par leur « scepticisme » à considérer d’abord le phénomène ou l’apparence, et de se défausser face à l’Être incertain et insaisissable. Dès lors, la simple mention de la causalité par un disciple éveillé du Bouddha a peut-être suffi à renverser l’attitude de Sanjaya Belatthiputta qui cherchait à s’évader de toutes les antinomies métaphysiques et de plonger dans l’océan de causalité des phénomènes. Or cette attitude d’évasion qui perturbait tant le roi Ajattasattu a certainement aidé et préparé à ce plongeon extatique dans l’empirique.


      Toujours est-il que Shâriputra et Maudgalyâyana décident de rejoindre le Bouddha et de suivre assidûment son enseignement, mais préalablement ils décident de prévenir Sanjaya Belatthiputta de leur remarquable découverte : « Ô maître ! Un Bouddha est apparu en ce monde ! Sa doctrine se propage de façon excellente et sa communauté de moines suit la voie juste. Allons le voir ensemble !6 » 


    S’ensuit une discussion où Sanjaya accepte que ses deux disciples préférés aient à la rencontre du Bouddha, mais lui exclut l’éventualité de quitter son poste de maître spirituel : « Je suis le maître de nombreux disciples. Si je devais régresser au stade de disciple, ce serait comme si un réservoir d’eau se changeait en cruche. Je ne puis plus mener la vie de disciple7 ». Mais Shâriputra et Maudgalyâyana le supplie de venir en faisant valoir que la venue en ce monde d’un Bouddha est un événement rare et merveilleux. 


     Sanjaya leur rétorque : 
« - Qu’en pensez-vous : quels sont les plus nombreux, les égarés ou les sages ?
- Les égarés sont légions, ô maître, et les sages sont rares.
- S’il en est ainsi, ô amis, les sages se rendront chez le sage renonçant Gautama et les égarés viendront à moi qui suis un égaré. Vous pouvez partir maintenant ; moi, je reste8 ».



     Il ne faut évidemment pas être dupe du caractère apologétique de ce dialogue. Il s’adresse à un public bouddhique et installe une ligne de démarcation claire et évidente dans le cœur de Shâriputra et Maudgalyâyana entre le Bouddha et Sanjaya. Néanmoins, peut-être contient-il une certaine vérité historique. Quand Sanjaya se revendique lui-même comme appartenant au clan des égarés, ce n’est peut-être qu’un aveu d’impuissance face au Bienheureux, mais peut-être est-ce indicatif de ce que lui-même ne prônait pas avoir acquis une réalisation spirituelle surhumaine comme c’était la norme et comme c’est toujours la norme en Inde. Il se voyait comme un égaré et sa doctrine s’installait sciemment dans cet égarement, cette perte complète de repères. Il se refusait à prétendre avoir trouvé alors qu’il n’en était rien. 


      La dernière phrase de Sanjaya doit peut-être comprise comme une marque d’ironie face à ceux qui proclament avoir trouvé la vérité et campent sur cette certitude. Ce qui devait aussi déstabiliser le roi Ajattasattu et qui lui faisait dire que Sanjaya était le plus fou et le plus confus d’entre tous les maîtres spirituels qu’il lui avait été donné de rencontrer, c’était cette conscience de pas se voir autrement que comme un égaré, ce qui n’est pas commun, il faut le dire : en général, les gurus mettent beaucoup de zèle et de grandiloquence à montrer à quel point ils incarnent la vérité !


       Les deux amis quittèrent donc Sanjaya Belatthiputta, non sans avoir prévenu qu’il regretterait un jour son erreur et son orgueil déplacé. Après leur départ, un schisme éclata dans la communauté de Sanjaya. Devant ce désastre inéluctable, Sanjaya se mit à vomir du sang chaud. Son école périclita dès lors très vite, ce qui exclut ainsi toute influence directe sur Pyrrhon. A l’époque d’Alexandre, tout vestige de son école devait avoir disparu. Tout au plus, Pyrrhon a pu entendre vaguement parler de lui si d’aventure il avait rencontré un moine bouddhiste suffisamment érudit pour connaître cet épisode de la conversion au bouddhisme de Shâriputra et Maudgalyâyana. 



      Mais cela semble très improbable étant donné les difficultés de langue et de traduction. Néanmoins, si l’un et l’autre n’étaient effectivement pas liés, on retrouve tout de même une étrange parenté entre Pyrrhon et Sanjaya. Tous deux développent une attitude similaire face à la vie ; même si il est difficile de mesurer l’exacte distance qui les rapproche ou les sépare : les sources et les textes conservés sont trop maigres en ce qui concerne Pyrrhon et a fortiori en ce qui concerne Sanjaya Belatthiputta. Gageons pourtant que la zone de flou et d’oubli qui entoure ces deux personnages et qui rend imprécise la connaissance de leur doctrine respective n’aurait dérangé ni Pyrrhon, ni Sanjaya. Le sceptique Théodose, pourtant un disciple de Pyrrhon, refusait de se déclarer pyrrhonien, parce que personne ne peut savoir ce qui s’est exactement passé dans la tête de Pyrrhon, donc personne ne peut se prétendre « pyrrhonien » 9!







Représentation traditionnelle du Bouddha Shakyamuni
avec ses côtés Shariputra et Maudgalyayana.
Thangka tibétaine de Tashi Dhargyal.











*****






1°) Soûtra de Dîghanakha



     Quelques semaines après, une rencontre eut lieu entre le Bouddha et l’ascète Dîghanakha, disciple de Sanjaya et neveu de Shâriputra. Or Shâriputra assistait à la scène : il était en fait en train d’éventer le Bouddha derrière lui. Il s’ensuivit une conversation qui a été consignée dans le « Soûtra de Dîghanakha10 ». Ce dernier commence par affirmer fièrement qu’il est quelqu’un qui refuse l’ensemble des opinions. Le Bouddha lui demande ironiquement: « Quant à cette opinion qui dit « je refuse l’ensemble des opinions », vous ne la refusez pas ?11 » Dîghanakha ne relève pas l’objection subtile que lui dresse le Bouddha, il continue à affirmer l’opinion qu’il refuse l’ensemble des opinions sans saisir la contradiction qui se présente là. 


    On se souvient qu’Aristote dans le livre A de la Métaphysique12 distingue deux types de connaissances : par les sens, par la raison ; et quatre types de philosophie, qui en découlent : celle qui admet ces deux critères de vérité (c’est d’ailleurs la position d’Aristote), ceux qui n’admettent que la raison (Eléates, Mégariques), ceux qui n’admettent que les sens (Protagoras, Cyrénaïques), et enfin Aristote reconnaît une quatrième possibilité dans ceux qui ne reconnaissent ni les sens, ni la raison comme critère de vérité (ceux qui, plus tard, allaient s’appeler sceptiques ou pyrrhoniens). 


      Or Aristote les réfute d’emblée en disant que si on refuse tous les critères de vérité, sur quel critère peut bien se baser cette « vérité » selon laquelle il n’y a pas de critère de vérité ? Si on dit qu’il n’y pas de vérité et qu’on admet son discours comme vrai, on se retrouve dans une contradiction logique insurmontable selon Aristote. On se souvient aussi que les pyrrhoniens répondaient à cela que tout est douteux, y compris le fait que tout soit douteux. Après tout, un sceptique peut bien admettre qu’il existe une vérité derrière le nuage de nos erreurs et de nos superstitions, et que quelqu’un accède à cette vérité, même si cela n’est pas certain non plus. 


   Ce qui explique aussi peut-être pourquoi Sanjaya Belatthiputta a accepté aussi facilement que ces deux plus grands disciples le quittent : après tout, il était possible que ce bonhomme qu’on appelait le « Bouddha Shâkyamuni » ou plus simplement « l’ascète Gautama » détenait effectivement la vérité suprême, la connaissance parfaite. Cela était possible, même si ce n’était pas certain ; et il devait bien constater qu’une conviction profonde était née chez ses deux disciples bien-aimés, Shâriputra et Maudgalyâyana, même si lui, Sanjaya, ne pouvait avoir l’assurance que cette conviction trouvait un fondement véritable…


         Donc le Bouddha met en lumière la contradiction qu’il y a à affirmer l’opinion qui consiste à refuser toutes les opinions, mais il n’insiste pas lourdement sur ce point. En fait, il commence par aller dans le sens de Dîghanakha. La position qui consiste à reconnaître un ensemble d’opinions est une position qui « est proche de l’attachement, elle est proche des liens, elle est proche de la délectation, elle est proche de l’adhésion et elle est proche de la possession13 ». 


    Adhérer à une opinion est une forme d’attachement nuisible à la tranquillité de l’esprit : les opinions s’emparent du mental et créent de l’agitation inutile en nous liant à tel ou tel camp, à tel ou tel coterie, à tel ou tel dogme. Par ailleurs, les opinions créent un voile entre nous et le réel. « Quant à l’opinion des religieux et des brahmanes qui disent chacun « Je refuse l’ensemble des opinions », elle est proche du non-attachement, elle est proche de l’absence de liens, elle est proche de la non-délectation, elle est proche de la non-adhésion et elle est proche de la non-possession14 ». 


    Dîghanakha jubile alors : le Bouddha confirme son opinion, il fait l’éloge de son opinion. Et effectivement, ce passage montre à quel point le Bouddha se rapproche par bien des aspects de Sanjaya : l’attachement aux opinions s’avère néfaste, cela entrave grandement la liberté de l’esprit. C’est pourquoi le Bouddha en appelle à se dégager de tous ces liens d’opinions.


         Mais toujours est-il que le Bouddha ne se cantonne pas à une simple position de refus des opinions comme le fait Dîghanakha, le disciple zélé de Sanjaya. Le Bouddha met en perspective trois positions philosophiques : 1°) J’admets un ensemble d’opinions ; 2°) J’admets un certain nombre d’opinions et j’en refuse d’autres ; 3°) Je refuse toutes les opinions. Si je prends parti pour un des ces trois positions, je vais forcément considérer les deux autres positions comme fausses et dénuées d’intérêt. Je vais me mettre à dire : « Mon opinion seule est la vérité, le reste n’est qu’absurdité15 ». 



        Ce déni de l’autre conduira inévitablement à une dispute quand on sera en présence de cet autre et qu’on discutera avec lui. « S’il y a une dispute, il y aura une contestation. S’il y a une contestation, il y aura un trouble. S’il y a un trouble, il y aura une vexation. Un homme intelligent, en prévoyant ainsi cette dispute, cette contestation, ce trouble, cette vexation, se débarrasse de son opinion et ne crée plus d’autre opinion. Cela constitue le renoncement à ses opinions, cela constitue l’abandon de ses opinions16 ». 


        Renoncer aux opinions, c’est se libérer des oppositions et des conflits personnels. L’esprit s’apaise quand il ne vit pas dans la tension provoquée par le choc des opinions. Il ne s’agit de ne pas avoir d’opinion du tout, mais ne pas se crisper sur ses opinions et ses dogmes comme étant la seule et unique vérité qu’il faut défendre à tout prix17.


    Une fois opéré ce travail de détachement et de dénouement des liens dans notre monde mental des idées, des concepts, des croyances et des dogmes, le Bouddha en appelle à s’intéresser et à focaliser son attention sur ce qui est à ses yeux bien plus important que telles ou telles convictions intellectuelles : la dimension corporelle, charnelle de notre expérience. On peut chercher des vérités métaphysiques, abstraites et insaisissables, lointaines et évanescentes sans avoir pour autant les avoir trouvé une fois arrivé le soir de sa vie. Par contre, le corps et les sensations se présentent continuellement à la conscience : il n’y a pas besoin de chercher pour les trouver ! 


      Certes, une certaine philosophie idéaliste a souvent tenu le corps pour quelque chose de méprisable, en tous cas quelque chose d’indigne de bénéficier de considérations philosophiques. Or le Bouddha, au contraire, tend à prêter une très grande importance au corps. Non pas qu’il s’agisse selon lui de magnifier le corps ou de l’encenser, on va tout de suite voir que ce n’est pas du tout le cas ; mais il importe de prêter une attention constamment renouvelée au corps, voir le corps comme un processus naturel fascinant s’inscrivant dans le grand processus de causalité de la nature.


      Le Bouddha conseille donc à Dîghanakha de se tourner vers une conscience claire et profonde du corps : « Ce corps qui est une forme matérielle est composé de quatre grands éléments et il est issu d’un père et d’une mère ; il est nourri de gruau et de lait. Le changement constant est sa nature ; la désintégration est sa nature ; la dissolution est sa nature ; la disparition est sa nature. Ce corps doit être considéré comme une chose impermanente, insatisfaisante. Il doit être considéré comme une maladie, comme un abcès, comme une flèche, comme une affliction, comme une chose appartenant aux autres, comme une pourriture, comme une chose vide et dépourvue de Soi. Lorsqu’il considère le corps comme cela(…), il y a alors chez lui un abandon du désir pour ce corps, un abandon de l’affection pour ce corps, un abandon de l’assujettissement pour ce corps18 ». 


      Ce texte s’adresse à Dîghanakha qui est un ascète, ainsi qu’à Shâriputra et les autres moines de l’assemblée qui sont aussi des ascètes. Le détachement par rapport au corps matériel succède ici au détachement par rapport aux opinions relevant de la sphère mentale. Certes, le discours est ascétique, et peut-être aurait-il été formulé autrement à des laïcs. Mais je voudrais qu’on ne s’arrête pas à la seule et unique dimension du rejet ascétique du corps qui certes existe manifestement dans ce passage, mais qui va plus loin que ce seul rapport moral d’abandon de la chair. En fait, il en s’agit en rien ici de dénégation du corps, et c’est ce qui peut sembler complètement paradoxal. C’est pourquoi je voudrais m’attarder sur ce point car il est un enjeu essentiel de la doctrine bouddhique.


        Il est essentiel de se rappeler ici qu’il s’agit d’un entretien avec Dîghanakha, un penseur « sceptique », et non d’un exposé froid d’une doctrine donnée dans son objectivité ; non pas que le Bouddha changeait du tout au tout son langage en fonction de ses interlocuteurs, mais plutôt qu’il adoptait leurs schémas de pensée ou son expérience de vie pour amener à considérer sa propre doctrine. Cela apparaît clairement lorsqu’il parle à un moine qui, anciennement, avait été musicien, bouvier ou orfèvre et qu’il se sert de métaphores issues de ces professions. 


     Par exemple, au moine Sona qui avait été joueur de vina (une espèce de luth) qui ne savait pas comment il devait méditer, le Bouddha lui demanda quand il jouait de son instrument comment il serrait ses cordes. Ni trop fort pour ne pas briser les cordes, ni trop relâché pour produire un son plaisant. Le Bouddha lui recommanda alors de trouver un milieu entre une posture trop tendue (qui crispe le corps et l’esprit) et une posture trop relâchée (qui conduit à l’endormissement). 


      Dans le cas présent qui nous occupe, Dîghanakha doute de tout, il veut, on l’a vu, refuser l’ensemble des opinions. Or le sceptique, on le voit nettement avec des penseurs comme Pyrrhon et Sextus Empiricus, tend à délaisser les domaines impalpables et nébuleux de la transcendance ou de l’ontologie pour se focaliser sur l’empirique. C’est pourquoi le Bouddha ramène Dîghanakha d’une discussion abstraite sur les opinions vers un rappel et une attention à ce qui est tout à fait central dans le domaine empirique : le corps. 


    Bien sûr, le monde se manifeste aussi. Mais on fait toujours l’expérience à travers un corps : avec ses yeux, avec ses oreilles, avec son nez, avec son toucher. Sans le corps, pas de relation au monde ! Le corps apparaît donc dans notre expérience avec le plus d’assiduité et le plus d’intensité que n’importe quel autre phénomène terrestre ou céleste. Or comme Dîghanakha doute de tout ; naturellement, il est enclin aussi à douter du corps. C’est pourquoi le Bouddha se sert de ce penchant pour l’amener à inspecter ce qui est douteux dans le corps. Le corps perd là son caractère d’évidence ; mais ce qui le rend douteux relève aussi de l’empirique. Ainsi on est habituellement porté à croire que le corps se présente comme ayant une durée pérenne dans le temps. Pourtant : « Le changement constant est sa nature ; la désintégration est sa nature ; la dissolution est sa nature ; la disparition est sa nature ». 



     Le corps se transforme constamment ; pour qui y prête attention, ce changement organique apparaît clairement pour qui veut bien le regarder, c’est quelque chose qui se manifeste empiriquement. Certes, on peut trouver cela ascétique : cette méditation sur le temps qui passe, qui change le corps vaillant du jeune homme en celui frêle et courbé du vieillard, la santé qui quitte le bien portant et la vie qui abandonne le bon vivant. C’est évidemment un discours récurrent dans le bouddhisme. Mais ce changement, c’est aussi celui de la vie. C’est la graine qui se transforme en jeune pousse ; c’est le fœtus qui vient à naître ; c’est ce cycle de création et de désintégration constamment à l’œuvre dans la nature. Partout où la vie frémit dans l’écosystème, on retrouve à la fois l’apparition et la disparition intrinsèquement mêlées. 


     Dans son propre organisme, on peut aussi voir ce processus de création et de désintégration à chaque seconde de notre vie : des cellules naissent et des cellules meurent ; la mort même est nécessaire pour que la vie se passe. Si on considère le corps comme une chose permanente, comme une base durable, on va chercher uniquement à satisfaire ses envies, à rechercher une situation enviable, mais outre le fait que c’est une prétention illusoire, le corps est impermanent, voué tôt ou tard à disparaître, cette considération de durée et de permanence nous cache le processus dynamique et évolutif de la vie. 


      Or la contemplation de cette vie qui coule et s’écoule en nous à chaque battement cœur, à chaque inspiration & expiration est du point du Bouddha bien plus fascinante que la satisfaction de telle ou telle envie. On pourrait nourrir la forte envie de devenir riche comme un maharaja et de parer son corps de rivières de diamants scintillants. Il n’empêche : s’absorber dans la profonde méditation du corps nous rend riche d’un ensemble complexe de causalités en interdépendance avec la nature. Plus besoin d’or ou de diamants dès lors pour le yogin.


    « Le corps doit être considéré comme une maladie, comme un abcès, comme une flèche… » Ce passage sonne comme une condamnation ascétique du corps sans équivoque ! Mais là encore, le propos me semble être surtout une remise en doute du rôle du corps dans la vie de l’esprit. D’ordinaire, on voir le corps comme le véhicule plus ou moins performant de nos désirs et de nos activités. Le corps est constamment choyé à ce titre. 


    Si on se place maintenant du point du vue de l’esprit, le corps est comme une maladie : l’esprit peut rêver à une infinité de possibilités, tandis que le corps n’offre qu’une et une seule possibilité : lui-même. Vous pouvez imaginer être en Chine, mais non le corps reste là où il est présentement. Et quand bien même, vous feriez le voyage jusqu’en Chine, là-bas l’esprit pourra rêver à ici, à l’Inde, à l’Afrique, à l’Amérique, à la lune, à Saturne, à Pluton et à d’autres encore bien plus éloignés, mais le corps sera lui en Chine, et nulle part ailleurs qu’en Chine. Vous pouvez rêver voler dans les airs, mais le corps reste lui arrimé au sol. Vous pouvez rêver être riche, et vous traînez dans la misère ; et vous pouvez être riche, mais de toute façon, ne pas pouvoir acheter tout ce que l’esprit rêve de posséder. 


        L’esprit doit donc traîner ce corps limité en taille, limité en force, limitée en durée, limité sévèrement en possibilité, alors que l’esprit, lui, ne pense qu’à l’illimité. Le corps est donc une maladie en ce sens qu’il affaiblit la liberté de l’esprit de façon persistante. Le corps est comme une flèche qui serait fichée profondément dans le « corps » d’un homme ; et ce « corps » transpercé de la flèche figurerait ici l’esprit. La flèche enfoncée ne peut être retirée facilement et cause de très sérieux problèmes à celui qui l’a reçue ! Cela altère considérablement sa liberté de mouvement sans parler de la douleur. Pareillement, cette flèche qu’est le corps, fichée dans l’esprit, bloque complètement l’esprit, entrave cet esprit en l’obligeant à n’agir qu’en fonction de ce corps. Vu sous cet angle, l’urgence est de retirer la flèche, c’est-à-dire le corps, de l’esprit, le libérer de l’emprise du corps. Ainsi la meilleure façon de le retirer, c’est d’abord d’accepter le corps comme une flèche, comme un problème persistant et d’en prendre conscience comme tel, ce faisant l’esprit se libère progressivement.


      Le corps est donc un problème tant qu’il est lié et imbriqué de façon confuse avec l’esprit. Alors que l’esprit envisage la multiplicité des possibles, le corps se manifeste toujours ici et maintenant comme l’unique possibilité. Emmêlé l’un dans l’autre, cela produit forcément de l’insatisfaction et des déceptions : le corps ne peut pas être autre que ce qu’il est dans son apparence présente, l’esprit oscille alors entre la conscience agacée de ce qui est et ce qu’il voudrait que le corps soit. 


            C’est la raison pour laquelle le Bouddha insiste tant sur l’attention au corps. C’est le premier des quatre établissements de l’attention (sati patthana), et le Bouddha consacre également un enseignement tout entier à la seule attention s’immergeant dans le corps19. La conscience se plonge dans l’observation minutieuse du corps, délaissant les soucis et les troubles de la vie ordinaire. Après chaque exercice est mentionnée la formule : « Et comme il demeure ardent, vigilant, résolu, toute obsession passée ou résolution concernant la vie de foyer est abandonnée, et avec cet abandon, son esprit se rassemble et s’établit en lui-même, il s’élève unifié et concentré. Voici comment un moine développe l’attention s’immergeant dans le corps ». Au lieu de se disperser en une multitude de souhaits, de désirs et de projets, l’esprit « s’élève unifié et concentré » grâce à la contemplation du corps dans l’ici et maintenant. 


      L’esprit voit ce qui est, le corps, comme l’unique possibilité qui apparaît dans cet instant présent, et il apprend à accepter ce corps, à le laisser vivre dans sa dynamique naturelle. L’esprit peut alors considérer la multiplicité infinie des possibilités parce que c’est tout simplement sa nature d’envisager tous ces possibles, de concevoir des idées de ce qui sera ou de ce qui devrait être. L’esprit s’apaise alors parce qu’il n’y a plus de drame à voir ses projets contredit par le corps. L’esprit qui accepte pour une part d’être la conscience pleine et entière du corps se libère du même coup du corps.


       Dans son dialogue avec Dîghanakha, le Bouddha compara donc le corps à une maladie, à une flèche ou une affliction pour bien faire valoir l’aspect problématique du corps. Et face à un problème, deux attitudes sont possibles : soit on évite soigneusement ce problème, soit on essaye de résoudre ce problème. L’attitude d’évitement relève du comportement ascétique : se tenir le plus loin possible du corps, l’affaiblir pour le tenir plus facilement sous contrôle et l’écarter de toute tentation. 


      Cette attitude n’est que partiellement celle prônée par le Bouddha : lui-même se défiait des ascèses trop strictes avec l’aveuglement et le déni du corps que cela peut comporter. Certes, il y a une ascèse dans le bouddhisme, mais c’est surtout pour rester éloigné des agitations passionnelles, du bruit et du fracas de la société qui ne sont pas propices à la seconde attitude : trouver une solution au problème. Dans cette perspective, la relation au corps devient une source d’intérêt et de fascination : on observe le corps comme un botaniste ou un zoologiste contemplerait la nature et toute l’activité bruissante et fourmillante qui s’y déroule. Le corps est un organisme naturel qui interagit constamment avec son environnement et où chaque organe, chaque muscle, chaque tissu interagit avec les autres parties du corps selon des processus homéostatiques pour maintenir le corps dans un état d’équilibre que l’on appelle la vie. En cela, le corps vu dans sa dimension problématique se révèle d’autant plus intéressant et passionnant à explorer.


      Le Bouddha enjoint aussi Dîghanakha à considérer le corps « comme appartenant aux autres » et « comme une chose vide et dépourvue de Soi ». Le Bouddha souligne trois croyances habituelles concernant le corps. C’est d’abord la croyance qui dit « j’ai un corps », « je possède un corps », « ce corps est à moi ». Une autre croyance est celle de s’identifier à son corps : « ce corps est moi », « je suis ce corps ». La plupart du temps, on oscille entre ces deux croyances, tantôt le moi s’identifie au corps, tantôt il surplombe ce corps dans une situation de maître et possesseur de ce corps. Enfin, le corps est considéré comme une réalité foncière. 


        Ces trois croyances sont aussi éminemment douteuses aux yeux du Bouddha. D’abord le sentiment exacerbé que le corps n’appartient qu’à soi est certes répandu, mais largement illusoire : notre corps appartient aux autres, à la société dans la mesure où, par exemple, on met son corps à disposition de la communauté quand on va au travail ; par ailleurs, le corps est contraint à toutes sortes de rites sociaux qui le plient à tel ou tel acte ou posture ; et si d’aventure, on s’écarte trop des lois et des coutumes, la société envoie le corps du récalcitrant en prison. 


    Quant à être le corps, ce corps se transforme continuellement et finit par se désintégrer et se dissoudre, où y a-t-il une identité stable qui pourrait être le Soi là-dedans ? Et où est-il le Soi du corps ? Dans la tête ? Dans le cœur ? Dans le ventre ? Dans les bras ? Dans les jambes ? Dans un composant du corps comme le sang ou la moelle ? A moins que ce ne soit l’ensemble du corps qui le Soi ? 


      Dans ce cas, quand on inspire de l’air dans ses poumons, on fait rentrer du non-soi à l’intérieur de soi, et on n’est plus vraiment soi. Et si on expire, on dissout dramatiquement son Soi dans la nature ! On ne peut pas faire du Soi une entité indépendante à l’identité définitivement établie. Cette identité n’est que relative, sujette à création et à dissolution. Le corps est aussi « comme une chose vide » en ce sens qu’il est avant tout une apparence ; cette apparence semble très réelle, mais son existence se révèle bien floue et bien incertaine quand on l’observe de plus près : un songe, un rêve, un mirage…


      Toutes ces façons de considérer le corps ont pour but la libération du corps et de ce corps. On n’est pas assujetti aux situations que connaît le corps : malheureux quand le corps souffre, heureux quand le corps jubile. On gagne une plus grande équanimité par rapport aux événements. « Lorsqu’il considère le corps comme cela(…), il y a alors chez lui un abandon du désir pour ce corps, un abandon de l’affection pour ce corps, un abandon de l’assujettissement pour ce corps ».


       Enfin, le Bouddha encourage Dîghanakha à considérer les sensations. « En outre, ô Aggivessana20, il y a trois sortes de sensations : les sensations agréables, les sensations désagréables, les sensations neutres. Ô Aggivessana, lorsqu’on éprouve une sensation agréable, à ce moment précis on n’éprouve ni une sensation désagréable, ni une sensation neutre. Lorsqu’on éprouve une sensation désagréable, à ce moment précis on n’éprouve ni une sensation agréable, ni une sensation neutre. Lorsqu’on éprouve une sensation neutre, à ce moment précis on n’éprouve ni une sensation agréable, ni une sensation désagréable21 ». 


      Les sensations se succèdent les une aux autres tellement rapidement qu’elles donnent une impression de continuité comme une torche enflammée qu’on agite en cercle et qui donne l’impression d’une cercle de feu. Cette apparence de continuité fait que les sensations s’imposent comme une donnée très réelle de notre expérience de la vie. Pourtant elles s’éteignent quasiment aussi vite qu’elles ne sont apparues un peu comme les bulles d’eau qui se forment quand la pluie touche le sol. 


    Le Bouddha recommande donc de prêter attention et d’analyser ces sensations : les voir se succéder une par une, les laisser traverser le champ de notre expérience, et non plus les subir comme des brigands conditionnant sous la menace chacun de nos faits et gestes. « En réalité, ô Aggivessana, les sensations agréables sont impermanentes, elles sont des choses composées ; elles émergent à cause de conditions ; elles sont destinées à décroître ; elles sont destinées au changement ; elles sont destinées à la détérioration ; elles sont destinées à l’arrêt22 ». 


      Les sensations sont donc transitoires : à peine les a-t-on vécues qu’une autre lui succède déjà qui peut lui ressembler ou pas. Et ces sensations n’existent qu’à travers tout un système de causalité qui fait que nous ressentons une chose de certaine façon, et pas d’une autre. Là encore, il s’agit d’analyser ces sensations comme une donnée fondamentale du vécu empirique. L’attention aux sensations est le deuxième établissement de l’attention après le corps. Les sensations sont habituellement considérées comme un piège dangereux par les ascètes indiens, et notamment les jaïns parmi eux ; c’est pourquoi ils tentent de se couper radicalement de ces sensations dans un état où la conscience s’isole des impressions du monde. 


       Pour le Bouddha, les sensations sont certes des pièges, mais c’est en explorant sa sensibilité que les sensations se révèlent dans leur véritable nature fugitive et interdépendante et qu’elles cessent d’exercer leur emprise sur l’individu. « En voyant ainsi, ô Aggivessana, le noble disciple devient dégoûté des sensations agréables (ainsi que des sensations désagréables ou des sensations neutres). Etant dégoûté, il s’écarte des sensations ; s’étant écarté des sensations, il se libère des sensations. Etant libéré : lui vient la compréhension sur la libération : la naissance est détruite, la Conduite pure est vécue, ce qui doit être achevé est achevé, plus rien ne demeure à accomplir23 ».


      Quand le méditant voit les sensations pour ce qu’elles sont, il comprend qu’il peut cesser de les poursuivre, de les chérir, de vouloir encore plus de sensations pour enrichir sa vie. En fait, on n’a pas besoin de se jeter à corps perdu dans les sensations, les sensations viennent à nous tout naturellement, elles nous envahissent, nous traversent comme des étoiles filantes dans le ciel nocturnes et s’évanouissent tout aussi promptement. 


      D’ordinaire, les gens recherchent avec appétit, voire même de l’avidité les sensations, toutes sortes de sensations à travers toutes sortes d’objets différents. Le sage lui se détourne de cet attrait compulsif pour les sensations. Il s’en détourne parce que des sensations simples lui suffisent largement : le vent qui souffle dans les branchages et les feuillages, le reflet de la lune dans l’eau, le soleil de l’après-midi qui chauffe dans le dos, toute la nature qui frémit et qui s’ébat dans le silence… Rien de tout cela ne lui appartient, mais tant mieux : ce sont autant de moment de simplicité et d’émerveillement. L’attitude ordinaire d’accaparement des sensations et des impressions lui semble comme l’attitude du goinfre qui s’empiffre de nourritures grasses et de bières jusqu’à s’en faire vomir. 


           C’est pourquoi le Bouddha parle ici d’être « dégoûté des sensations » : ce trop-plein suscite précisément ce haut-le-cœur, comme cette nausée de celui qui a trop bu d’al cool et qui veut que ça s’arrête. Cette nausée n’est pas quelque chose de maladif, mais c’est un réflexe vital, l’envie très saine finalement pour retrouver de la légèreté et de l’équilibre après les excès du banquet de la veille. « Etant dégoûté de la sensation, il s’écarte des sensations ; s’étant écarté des sensations, il se libère des sensations ». 


        L’expérience des sensations est faite, mais le sage ne cherche plus à la reconduire indéfiniment. C’est pourquoi les sensations ralentissent progressivement comme la roue libre d’un véhicule qui finit par s’arrêter après un certain temps de course. Plus rien ne relance alors le samsâra, le cycle des naissances et des morts. Et c’est la Libération pour le sage.


         Et cette libération n’est pas le résultat d’une croyance métaphysique, ni du respect fanatique à telle ou telle doctrine. Cette libération procède d’une compréhension silencieuse du réel : « Ô Aggivessana, celui dont la pensée est ainsi libérée n’est d’accord avec personne et n’est en dispute avec personne et n’est en dispute avec personne. Il utilise les mots pour l’usage courant dans le monde sans toutefois s’attacher à ces mots24 ». 


     Le sage n’a plus besoin des mots pour arriver à la connaissance juste de ce qui est, mais il ne rejette pas les mots pour autant. Les mots et le langage, il les réserve pour l’usage courant. Et cet emploi conventionnel ne suppose pas de s’accrocher aux mots, de leur conférer un pouvoir incantatoire qu’ils n’ont pas. On a ici un parallèle intéressant avec l’aphasie de Pyrrhon25


     Pratiquant la suspension du jugement et l’indifférence, s’abstenant donc de définir les objets comme bon ou mauvais et de réagir dans un sens ou un autre, le sceptique en vient à ne plus cataloguer les objets. Il n’est plus emprisonné dans le langage ; et il n’est plus tenté de voir l’Être à cause du langage. Et cet abandon du langage est une libération, parce qu’on ne s’épuise plus à commenter les objets et à les circonscrire comme ceci ou comme cela. L’aphasie mène donc en ligne droite à l’ataraxie26


       Le discours habituel impose l’être aux objets du monde par une sorte d’usurpation de pouvoir : rien ne lui permet d’imposer l’être et le non-être dans le monde. C’est pourquoi, abolissant le langage, Pyrrhon laisse la vie se libérer et se déployer sans plus de contrainte, dans une acception complète de ce qui arrive : l’ataraxie… Bien sûr, Pyrrhon parle, et on raconte même qu’il parlait très bien et qu’il enchantait son auditoire : Nausiphane fut captivé par ses qualités oratoires27. Mais Pyrrhon emploie le langage avec une ironie constante qui le démarque de ce langage. « Or, Pyrrhon découvre que l’on peut très bien, à la fois, dire et ne pas dire ce que l’on dit. Il suffit de pratiquer l’ironie constante à l’égard de son propre discours28 ». 


      Ainsi Pyrrhon entamait une conversation avec quelqu’un ; et alors que l’interlocuteur prenait congé de Pyrrhon, ce dernier continuait à discourir comme si la personne était toujours là. Le langage était donc utilisé par Pyrrhon, mais avant tout comme une convention. Sextus Empiricus insista beaucoup dans ses écrits pour montrer la nature conventionnelle du langage. Or : « les questions de convention sont facilement variables et inconstantes, elles se transforment sous l’effet des changements de convention, qui dépendent de nous29 ». 


       Le langage est dès lors incapable de définir et de signifier une vérité, et même de transmettre correctement un enseignement sur cette vérité dogmatique. En faisant constamment déborder le langage de son cadre de conventions sociales et culturelles, Pyrrhon marquait une rupture profonde avec les hommes qui parlent que ce soit en bavardant ou en tenant de brillants discours philosophiques uniquement pour « remplir et faire oublier le silence30 ». 


     Pyrrhon ramenait alors le langage à une apparence parmi d’autres, à une apparence comme le chant des oiseaux ou le bruit d’un torrent dans la vallée au loin ; Pyrrhon ramenait donc le langage à un silence plus englobant dans lequel se résorbaient toutes ces apparences. Comme le dit Marcel Conche, pour Pyrrhon : « Les mots (la sphère humaine des mots) ne sont qu’un accident du silence31 ». Et c’est cet usage conventionnel que fait valoir aussi dans sa conclusion de son message à Dîghanakha, un usage qui s’incline respectueusement devant le silence.


   Tel fut donc l’enseignement du Bouddha à Dîghanakha Aggivessana le sceptique. Et cela produisit un retentissement énorme dans le cœur de Shâriputra qui se tenait là en silence tout occupé qu’il était à éventer le Bouddha : il entra à ce moment précis dans l’état d’Arahant, ce terme désignant la réalisation suprême dans le bouddhisme ancien de celui qui a vaincu toutes les passions et est entré dans le Nirvâna. « Au même moment, le Vénérable Shâriputra était là, debout derrière le Bienheureux, l’éventant, et il lui vint cette idée : « Le Bienheureux nous parle du renoncement à telle ou telle chose au moyen de la connaissance approfondie ! (…) » Tandis que le Vénérable Shâriputra était en train de réfléchir sur ce sujet, sa pensée fut libérée des souillures sans résidu32 ». 


    Dîghanakha, également, connaît une illumination : « L’ascète errant Dîghanakha, ayant vu la réalité, ayant atteint la réalité, ayant compris la réalité, ayant plongé dans la réalité, ayant traversé le doute, s’étant débarrassé des perplexités, étant arrivé lui-même à la confiance sereine sur l’enseignement du Maître, parla ainsi : « C’est merveilleux, honorable Gotama, c’est merveilleux. Comme si l’on redressait ce qui a été renversé, comme si l’on découvrait ce qui a été caché, comme si l’on montrait le chemin à l’égaré ou comme si l’on apportait une lampe dans l’obscurité en pensant " que ceux qui ont des yeux voient les formes", de même l’honorable Gotama a rendu claire la doctrine de nombreuses façons33 ». 



           L’un et l’autre ont quitté le domaine du doute sceptique chéri par Sanjaya pour entrer dans la sphère de certitude et de la connaissance profonde. En cela le Bouddha se démarque clairement du scepticisme. La voie du Bouddha passe par le doute et la perplexité certes, on fait l’expérience du silence et de l’effacement des dogmes certes, mais le but est d’arriver à une conscience claire et lucide de la réalité, à une compréhension certaine des enchaînements causaux qui régissent la nature.









Bouddha assis en posture de méditation
Région du Swat (Pakistan),
art du Gandhara (influencé par la statuaire grecque, héritage des conquêtes d'Alexandre)
Musée Georges Labit (Toulouse)









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2°) Le radeau



    Dans un autre texte, le Bouddha compare son propre enseignement à un radeau que l’on construit pour franchir une rivière : « Supposons, ô moines, qu’un homme, au cours d’une longue route, voit une grande étendue d’eau dont cette rive est dangereuse et effrayante, tandis que l’autre rive est sûre et sans danger. Cependant, pour lui, il n’y ni bateau pour traverser, ni pont pour gagner l’autre rive. Alors l’homme pense : « (…) Si je rassemblais des herbes, du bois, des branches et des feuillages, et si je fabriquais un radeau ? » 


    Et alors, ô moines, cet homme rassemble des herbes, des bois, des branches et des feuillages et il les attache ensemble et prépare un radeau. Puis à l’aide de ce radeau et des ses pieds et mains, cet homme parvient sain et sauf sur l’autre rive. A cet homme qui a ainsi traversé et est arrivé sur l’autre rive vient cette idée : « Vraiment, ce radeau me fut très utile. (…) Il faut que j’emporte ce radeau avec moi là ou je vais, en le portant sur ma tête ou sur mes épaules ». Maintenant, qu’en pensez-vous, ô moines ? Réagissant ainsi, est-ce que cet homme ferait ce qu’il faut faire avec un radeau ?
- Certainement non, ô Bienheureux.
- Alors, ô moines, en réagissant de quelle manière cet homme fera-t-il ce qu’il faut avec ce radeau ? Ayant traversé et étant arrivé sur l’autre rive, cet homme pense : « Vraiment, ce radeau me fut très utile. (…) Maintenant, il faut que je tire ce radeau sur la terre ferme ou bien que je le laisse sur l’eau et puis que j’aille où je veux ». C’est en réagissant ainsi, ô moines, que cet homme fera ce qu’il doit faire avec un radeau. De même, ô moines, j’ai enseigné une doctrine semblable au radeau afin de traverser, mais non pas de s’en saisir. Vous, ô moines, qui comprenez que l’enseignement est semblable à un radeau, vous devriez abandonnez même les bons enseignements et combien plus encore les mauvais ! 34»


    Pour le Bouddha, le penseur dogmatique est celui qui s’empare de son radeau et se charge de ce radeau comme un fardeau inutile partout où il va. Aux yeux du Bouddha, aucun enseignement n’est vrai dans l’absolu. Une doctrine n’est jamais qu’une construction intellectuelle bâtie avec les moyens du bord, comme un radeau est construit à partir des lianes, des herbes et des branches que l’on a pu recueillir vaille que vaille dans une forêt avoisinante et que l’on met bout à bout en espérant que cela tienne au moins le temps de la traversée. 


   Une doctrine ne vaut que pour son utilité. Ainsi, l’enseignement du Bouddha se donne pour finalité de s’affranchir de la souffrance. Il y a cette rive-ci qui est le cycle des naissances et morts où les êtres sensibles connaissent l’insatisfaction et la douleur ; et il y a l’autre rive qui le nirvâna, l’extinction de toute souffrance. Le bouddhisme prône donc le franchissement du fleuve qui sépare ces deux rives35, et sa réflexion porte sur les moyens habiles qui permettent la traversée efficace de ce fleuve. En outre, ce franchissement suppose de se dépouiller de ses attachements matériels comme de ses attachements aux vues philosophiques, y compris la vue bouddhiste. Il faut abandonner en chemin toute certitude dogmatique et tout attachement partisan à tel ou tel dogme. La doctrine bouddhique n’est jamais qu’une embarcation incertaine et temporaire à laquelle il ne faut pas s’attacher, même si on la tient pour vraie. On voit là encore dans la pensée du Bouddha un refus radical de toutes formes de dogmatisme.










Vajrapani sous les traits d'Heraclès, garde-du-corps du Bouddha,
IIe siècle av. J-C, art du Gandhara









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3°) Court Soutra de Mâlunkyâ



     Un thème dans les soûtras bouddhique revient très souvent dans les confrontations avec des ascètes et des brahmanes issus des autres courants philosophiques. C’est celui des propositions métaphysiques que l’on retrouve classiquement groupée au nombre de dix :
  • L’univers est éternel.
  • L’univers n’est pas éternel.
  • L’univers est fini.
  • L’univers est infini.
  • Le principe vital et le corps sont une seule et même chose36.
  • Le principe vital et le corps sont deux choses différentes.
  • L’être libéré existe après la mort.
  • L’être libéré n’existe pas après la mort.
  • L’être libéré à la fois existe et n’existe pas après la mort.
  • L’être libéré est à la fois ni existant, ni non-existant après la mort.


      Ces dix propositions sont souvent accompagnées dans les textes de la mention : « Cela seul est la vérité, le reste n’est qu’absurdité » qui est vraiment la profession de foi du dogmatisme dont se départit clairement le Bouddha. Par rapport à ces dix affirmations, le Bouddha réagit de manière variable. De temps en temps, il ne répond pas à cela, considérant que le silence vaut mieux, laissant en suspens ses interlocuteurs. D’autres fois, il apporte des commentaires variés à ces assertions.


       Ainsi dans un dialogue avec Mâlunkyâputta37 qui voulait à tout prix une réponse à ces questions et qui menaçait de quitter la communauté monastique s’il n’avait pas gain de cause, le Bouddha lui répondit : « L’interrogateur (d’une de ces dix questions métaphysiques) pourra mourir sans que ces questions reçoivent de réponse de l’Ainsi-Allé. C’est tout comme si, ô Mâlunkyâputta, un homme ayant été blessé par une flèche fortement empoisonnée, ses amis et ses proches parents amenaient un médecin chirurgien, et que l’homme blessé disait : « Je ne laisserai pas retirer cette flèche avant de savoir qui m’a blessé : est-ce un kshatriya (un aristocrate) ou un brahmane ou un vaishya (un artisan) ou un shudra (un serviteur) ? »


    Puis il dirait : « Je ne laisserai pas retirer cette flèche avant de savoir qui m’a blessé : quel est son nom ? Quelle est sa famille ? »
  

    Puis il dirait : « Je ne laisserai pas retirer cette flèche avant de savoir qui m’a blessé : s’il est petit, grand ou de taille moyenne ? »


    Puis il dirait : « Je ne laisserai pas retirer cette flèche avant de savoir qui m’a blessé : est-il noir, brun ou de couleur or ? »


   Puis il dirait : « Je ne laisserai pas retirer cette flèche avant de savoir d’où vient cet homme qui m’a blessé : de quel village ou de quelle ville ou de quelle cité vient-il ? »


   Puis il dirait : « Je ne laisserai pas retirer cette flèche avant de savoir de quelle sorte d’arc on a tiré sur moi : était-ce une arbalète ou un autre arc ? »


   Puis il dirait : « Je ne laisserai pas retirer cette flèche avant de savoir quelle sorte de corde a-t-elle été employée sur l’arc : était-elle en coton ou en roseau, en tendon, en chanvre ou en écorce ? »


   Puis il dirait : « Je ne laisserai pas retirer cette flèche avant de savoir de quelle manière était faite sa pointe : était-elle en fer ou d’une autre manière ? »


   Puis il dirait : « Je ne laisserai pas retirer cette flèche avant de savoir quelles plumes ont été employées pour la flèche : étaient-ce des plumes de vautour, de héron, de paon ou d’un autre oiseau ?


   Puis il dirait : « Je ne laisserai pas retirer cette flèche avant de savoir si c’était une flèche ordinaire ou autre sorte de flèche ? »


   Ô Mâlunkyâputta, cet homme mourrait sans obtenir de réponses pour ses questions38. »


   On peut évidemment se poser un nombre énormes de questions portant sur toutes sortes de domaines, mais le Bouddha préfère ne répondre qu’aux questions essentielles parce que l’urgence commande de ne se focaliser que sur celles-là : notre situation existentielle est pareille à celle d’un homme frappé par une flèche et qui, au lieu de chercher les soins d’un médecin consciencieux, opterait plutôt pour la priorité de répondre à une liste invraisemblable de questions dont il n’est pas du tout sûr de pouvoir trouver les réponses. Peut-être que l’archer s’est enfui sans laisser de traces et qu’on ne le retrouvera jamais. Et même si on le retrouvait, quel réconfort apporterait à l’homme agonisant ces réponses ? Quelle valeur peuvent-elles bien avoir encore dans ces conditions ? 


       Et pareillement, nous cherchons des réponses à tout prix à des questions qui dépassent largement notre entendement avec des moyens de connaissance dérisoires et qui, de toute façon, ne répondent en rien à nos véritables problèmes : les conflits, les peurs, l’insatisfaction, la mort, la souffrance. En fait, la liste des questions que se pose l’homme blessé par la flèche semble complètement absurde tellement elle est exhaustive : quelle plume a été adjointe à la flèche ? Et ainsi de suite, mais en réalité le nombre de questions que l’on peut se poser devient vite incalculable, et il est toujours plus difficile d’y apporter des réponses cohérentes. 


     Par exemple, les questions portant sur l’univers a depuis longtemps été l’objet des métaphysiciens indiens ou occidentaux, puis c’est devenu depuis la révolution scientifique moderne de Galilée et Newton l’apanage des physiciens, des astrophysiciens et des cosmologistes. A la question de l’éternité et de l’infinité de l’univers se substituent d’autres questions : quelle est la forme de l’univers ? Plat, courbe ou en selle de cheval ? Est-il stable dans ses dimensions ? En expansion ou le contraire ? Qu’y avait-il avant le Big Bang ? A supposer évidemment qu’il y ait eu un Big Bang parce que rien n’est moins sûr. En tous cas, certains scientifiques le contestent même si l’énorme majorité des physiciens se rallient à l’hypothèse du Big Bang. A supposer aussi qu’il y ait un temps avant le Big Bang, parce que le temps semble apparaître avec ce Big Bang et sans temps, pas de notion d’avant et d’après ? 


      Mon propos ici n’est pas absolument pas de condamner l’entreprise scientifique des astrophysiciens et des cosmologistes, mais de montrer combien ces entreprises de questionnement de l’univers n’échappent pas à l’emprise de la métaphysique, quand bien même depuis le positivisme on avait cru s’en départir. La nature renvoie des questions métaphysiques en écho des découvertes scientifiques. Et ces questions entraînent toujours d’autres questions toujours plus insolubles. Et les scientifiques n’échappent pas non plus à l’attrait du dogmatisme quand ils tiennent leur réponse pour la seule vérité et qu’ils se défient des autres scientifiques quand ceux-ci soutiennent un point de vue opposé ou divergent, en voyant automatiquement ces thèses comme un tissu d’absurdités. Ce qui est à remettre en question, ce n’est donc pas la curiosité scientifique, mais plutôt la crispation dogmatique sur des théories scientifiques.


       Le Bouddha recentre en fait les questions importantes de l’existence dans la dimension empirique, ce qui le rapproche nettement du scepticisme, on l’a vu plus haut, mais aussi en s’interrogeant aussi sur ce qui est utile, ce qui est favorable, ce qui est bénéfique, ce qui est porteur de solution à l’homme par rapport à ces problèmes concrets : « La vie dans la conduite sublime, ô Mâlunkyâputta, ne dépend pas de l’opinion : l’univers est éternel. La vie dans la conduite sublime ne dépend pas de l’opinion : l’univers n’est pas éternel. Bien qu’il existe une opinion selon laquelle l’univers est éternel et une opinion selon laquelle l’univers est non éternel, il existe avant tout la naissance, la vieillesse, la mort, le malheur, les lamentations, la douleur, le chagrin, la peine, la détresse39 ». 


       L’accent est nettement mis sur les affres de l’existence et la dimension morale qui va permettre à l’homme d’y échapper ou d’y apporter un remède. On peut faire un rapprochement avec Socrate. Dans les Nuées d’Aristophane, Socrate jeune se serait intéressé aux questions astronomiques et météorologiques : Aristophane le représente dans une nacelle afin de se rapprocher du ciel. Derrière la caricature, on voit Socrate proche dans son attitude des physiciens, ceux que la postérité a d’ailleurs appelé les « présocratiques » et qui s’interrogeaient principalement sur la phusis, la nature en s’efforçant d’établir une description et explication rationnelles des phénomènes naturels et célestes et en cherchant également l’unité sous-jacente des phénomènes ; par exemple, quel était l’élément primordial à l’origine de tous les autres (l’eau pour Thalès, l’air pour Anaximène, le feu pour Héraclite, etc.). 



      Or Socrate a rompu avec cette démarche en réorientant la philosophie vers une recherche intérieure et une exigence morale qu’illustrent très les maximes figurant sur le fronton de l’oracle de Delphes : « Connais-toi toi-même » et « Soucie-toi de toi-même » (c’est-à-dire dans l’acceptation socratique : soucie de ce que tu es et non de ce que tu as, soucie-toi de ton âme, de ta conscience de citoyen engagé moralement dans la Cité). Le questionnement porte alors sur ce qui fait un homme de Bien ou ce qui fait la justice dans la Cité, sur la définition de la sagesse, de l’amour, de la beauté et ainsi de suite… Toutes questions qui ont trait à la vie intérieure des hommes. Pareillement Pyrrhon était lui aussi engagé dans un rapport moral à l’existence qui évacuait aussi les questions extérieures à l’homme. Timon de Phlionte faisait ainsi l’éloge de son maître Pyrrhon :
« Ce n’est pas toi qui t’es soucié de chercher quel air
Entoure la Grèce, d’où vient chaque chose, et vers quoi elle va40 ».


      Ceci étant dit, le Bouddha est beaucoup plus affirmatif dans sa conception morale que Pyrrhon. On peut parvenir à une connaissance du bien et du mal, même si bien et mal ne sont pas des absolus et que le Bouddha parle plutôt d’actions bénéfiques, d’actions justes ou d’actions efficaces41 pour justement montrer que la morale s’incarne toujours dans une conduite et ne pas se confronter à des notions beaucoup trop abstraites que sont le Bien et le Mal. Il insiste aussi sur l’intention qui préside à l’acte plutôt que sur l’acte en lui-même (car on peut toujours faire un acte mauvais par inadvertance ou involontairement). 


      Néanmoins, on peut arriver à une connaissance claire dans ce domaine. C’est certes un domaine complexe : seul un Bouddha peut comprendre pleinement les lois du karma qui régissent l’univers ; cela suppose de prendre en compte toutes les interactions innombrables qui se produisent dans le monde. Mais cette compréhension dans les liens de causalité qui régissent les actes est néanmoins possible selon le Bouddha.









Bouddha Shakyamuni
Gandhara (IIe - IIIe siècle)









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4°) Les opinions



      Dans un autre texte où le Bouddha est interrogé à propos des dix propositions métaphysiques citées plus haut, ce dernier refuse de soutenir toutes ces propositions. Il n’en accepte aucune. Quand on lui en demande la raison, il répond : « Avoir l’opinion selon laquelle l’univers est éternelle » signifie avoir recours aux opinions spéculative. C’est un fourré d’opinions, un désert d’opinions, un cirque d’opinions, un frétillement d’opinions, un lien d’opinions qui s’accompagne de chagrin, d’affliction, de trouble, de peine, mais qui ne conduit pas au dégoût, ni au détachement, ni à l’extinction, ni au calme, ni à la connaissance, ni à la sagesse parfaite, ni au nirvâna42 ». 


      Là encore, on voit la défiance du Bouddha à l’égard des opinions qui soulèvent les passions, mais ne permettent pas de trouver des solutions aux véritables problèmes qui se posent dans l’existence. Dans un autre enseignement43, le Bouddha prend une poignée de feuilles d’arbres et demande aux disciples présents dans l’assemblée s’il y a plus de feuilles dans sa main que dans la forêt. Evidemment non, il y a plus de feuilles dans la forêt entière que dans la main. Le Bouddha compare alors les feuilles qu’il tient aux questions auquel il répond, et les feuilles dans la forêt à toutes les questions que l’humanité peut se poser, mais qui ne servent pas à résoudre le problème de la souffrance.













Tête de Bouddha
Gandhara








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5°) Soutra des Kâlamas



     Enfin, il me reste à mentionner un autre texte important entre le bouddhisme et le scepticisme44. Dans le texte que nous allons lire, il s’agit pas à proprement parler du scepticisme au sens philosophique du terme, mais plutôt de la perplexité qui naît de ce que l’on a à se retrouver confronté à plusieurs prédicateurs qui prônent avec un dogmatisme manifeste et un esprit borné leurs convictions personnelles, chaque thèse se contredisant l’une l’autre. 


     C’était le cas du peuple des Kâlâmas qui vivaient dans une ville située au carrefour de plusieurs routes importantes qui voyaient donc passer de nombreux chefs religieux, des sâdhus, des moines, des yogins et toutes sortes d’ascètes errants, et chacun avançait avec fermeté sa propre opinion, si bien que les Kâlamas ne savaient plus à quel saint se vouer. Perdus dans la perplexité, ils ne savaient quel critère ils devaient adopter pour distinguer les discours vrais et raisonnables de ceux faux et mensongers. C’est pourquoi ils demandèrent conseils au Bouddha : « Vénéré, il y a des renonçants et des brahmanes qui arrivent dans notre ville. Ils exposent et exaltent seulement leur propre doctrine, mais ils condamnent et méprisent la doctrine des autres. Puis d’autres renonçants et d’autres brahmanes arrivent à leur tour dans notre ville. Eux aussi exposent et exaltent leur propre doctrine, et ils condamnent et méprisent la doctrine des autres. Vénéré, il y a un doute, il y a une perplexité chez nous à propos de ces diverses opinions. Parmi ces renonçants et ces brahmanes, qui dit la vérité et qui dit des mensonges ? 45»


     Le Bouddha commence par les réconforter en se montrant compréhensif : « Il est juste pour vous, ô Kâlâmas, d’avoir un doute et d’être dans la perplexité. Car le doute est né chez vous à propos d’une matière qui est douteuse46 ». Le Bouddha comprend tout à fait que, dans un monde où s’affronte les idées religieuses, chaque foi se revendiquant comme la seule et unique vérité, on se trouve légitimement dans un état de doute et de perplexité. On ne sait plus à qui s’en remettre. Le conseil du Bouddha est alors tout à fait emblématique : «  Ô Kâlâmas, ne vous laissez pas guider par des rapports, ni par une tradition religieuse, ni par ce que vous avez entendu dire. Ne vous laissez pas guider par l’autorité des textes religieux, ni par la simple logique ou les allégations, ni par les apparences, ni par la spéculation sur des opinions, ni par des vraisemblances probables, ni par la pensée que « ce religieux est notre Maître bien-aimé ».


   Cependant, ô Kâlâmas, lorsque vous savez par vous-mêmes que certaines choses sont défavorables, que telles choses blâmables sont condamnées par les sages, et que, lorsqu’on les met en pratique, ces choses conduisent au mal et au malheur, alors à ce moment-là, abandonnez-les.


     Lorsque vous savez par vous-mêmes que certaines choses sont favorables, que telles choses louables sont pratiquées par les sages, et que, lorsqu’on les met en pratique, ces choses conduisent au bien et au bonheur, pénétrez-vous de telles choses et pratiquez-les47 ».


    C’est assez rare dans le monde des religions pour le mentionner48 : le Bouddha encourage ses disciples à se méfier de toutes révélations. Ce qu’un maître spirituel enseigne, son disciple doit pouvoir l’éprouver et le remettre en question. Comme un orfèvre bat et martèle l’or pour le travailler, le disciple a le droit et même le devoir d’interroger la doctrine, de la tester et de la critiquer. Il a fondamentalement le droit de ressentir des doutes, de l’appréhension et de la perplexité face à des théories qui d’emblée le dépassent. 


        C’est seulement après ce processus de doute et de remise en question que l’on peut fonder une véritable confiance dans l’enseignement. La révélation d’un illuminé qui prétend d’autorité posséder la vérité parce qu’un dieu lui a offert à lui et à personne d’autre et ne donne pas les moyens de la vérifier par soi-même, cette vérité n’a donc aucune valeur aux yeux du Bouddha. Tout homme peut s’interroger lui-même et estimer ce qui est favorable ou défavorable, vraisemblable ou invraisemblable. Il n’a pas besoin de s’en remettre à l’autorité incontestée d’un prophète ou d’un chef religieux pour guider sa raison49



      Bien sûr, on ne délibère jamais complètement seul : on observe ce que font les personnes qu’on estime sage et raisonnable dans telle ou telle situation, on prend en compte leur avis pour se faire une idée soi-même. On regarde si « telles choses blâmables sont condamnées par les sages » ou si « telles choses louables sont pratiquées par les sages » pour se décider dans tel ou tel sens, mais cette décision revient en fin de compte à soi-même. Le Bouddha prône clairement l’autonomie du sujet pensant et rejette l’hétéronomie des prêtres et des religieux qui dictent les conduites selon les codes ancestraux ou la lettre de tel ou tel écrit religieux.


    Ensuite, le Bouddha invite les Kâlâmas, après avoir accompli ce travail de s’interroger personnellement sur ce qui est favorable et défavorable, à propager la bienveillance, la compassion, la joie et l’équanimité dans toutes les directions et à l’égard de tous les êtres sans exception : « Ô Kâlâmas, le noble disciple, qui s’est ainsi séparé de l’avidité, de la haine et de l’illusion, ayant une compréhension claire et une attention de la pensée, demeure, faisant rayonner la pensée de bienveillance dans une direction, et de même dans une deuxième, une troisième, dans une quatrième au-dessus, au-dessous, au travers, partout dans la totalité et en tout lieu de l’univers, il demeure faisant rayonner la pensée de bienveillance, large, profonde, sans limite, sans haine et libérée de la malveillance50 ». 


   L’amour-bienveillance, la compassion, la joie et l’équanimité sont appelées dans le bouddhisme les quatre qualités incommensurables ou encore quatre demeures de Brahmâ. Ce ne sont donc pas une particularité du bouddhisme : on les retrouve dans le jaïnisme51 et l’hindouisme52, même si le Bouddha intègre ces quatre qualités à sa façon dans la logique de la doctrine bouddhique. Il prône donc ici une pratique spirituelle qui imprègne largement la culture spirituelle de l’Inde et dont on peut aisément se rendre compte des bienfaits par soi-même.


         Pour conclure ce soûtra, le Bouddha ne garantit pas une renaissance heureuse dans le monde des dieux ou un autre avantage spirituel basée sur la croyance en la réincarnation ou en une rétribution divine. Il se contente d’énumérer quatre possibilités : une vie après la mort avec des résultats pour les actes bons, pas de résultats pour les actes bons, des résultats néfastes pour les actes mauvais, pas de résultats pour les actes mauvais. Or dans les quatre cas de configuration, celui qui a libéré et apaisé sa pensée, celui qui vit dans la droiture, celui-là connaît le soulagement dans l’ici et maintenant de cette vie, et c’est un gain plus essentiel que toute espérance fondée sur une croyance incertaine.







Pour consulter les autres parties d'un Nomade la Raison, voir le sommaire.


La septième partie arrive bientôt.















1 A cette époque, ils s’appelaient respectivement Upatissa et Kolita ; ils ne prirent le nom de Shâriputra et Maudgalyâyana qu’au moment de devenir moines. Mais par commodité, je garderai ces noms. Par ailleurs, il est peut-être important de mentionner que Shâriputra et Maudgalyâyana sont les formes sankrites des noms de ces deux ascètes. Leur nom en pâli sont Sariputta et Moggallâna. Les autres noms sont laissés en pâli. Les textes du bouddhisme ancien sont conservés en pâli ; j’ai néanmoins opté pour les noms sanskrits afin de suivre l’usage en vigueur qui a primé en Occident de privilégier les termes du sanskrit, langue noble, comme c’est le cas pour des expressions entrées dans le langage courant du français ou de l’anglais telles que « nirvâna », « karma », « sûtra » ou « dharma » (pour « nibbâna », « kamma », « sutta » et « dhamma » en pâli). Le sanskrit a eu évidemment un plus grand prestige puisque c’est la langue sacrée employée dans l’hindouisme et le jaïnisme, mais aussi parce que c’est la langue employée par le bouddhisme du Grand Véhicule pour se démarquer des écoles anciennes. Or les deux traditions dominantes en Occident de nos jours sont le bouddhisme tibétain et le bouddhisme zen, tous les deux appartenant au Grand Véhicule, et donc faisant usage des termes sanskrits.

2 Nyanaponika Thera & Hellmuth Hecker, « Les grands disciples du Bouddha », tome 1, Ed. Claire Lumière, Saint-Cannat, 1999, p.134.

3 Littéralement : un Ainsi-Allé. Ce terme désigne un Être libéré, et plus particulièrement un Bouddha dans le contexte bouddhique.

4 Samaññaphala Sutta (Soutra du Fruit de la Vie Contemplative), Digha Nikâya, 12. Pour une traduction anglaise intégrale : www.accesstoinsight.org. Nyanaponika Thera & Hellmuth Hecker, op. cit., pp. 135-136. Ce texte est le plus long témoignage que l’on ait conservé sur la pensée de Sanjaya.

5 Nyanaponika Thera & Hellmuth Hecker, ibid., p. 48.

6 Nyanaponika Thera & Hellmuth Hecker, ibid., p. 49.

7 Nyanaponika Thera & Hellmuth Hecker, ibid., p. 50.

8 Nyanaponika Thera & Hellmuth Hecker, idem.

9 Diogène Laërce, “Vies et doctrines des philosophes illustres”, op. cit., IX, 70 : « Mais Théodose, dans ses « Résumés sceptiques », dit qu’il ne faut pas appeler pyrrhonienne la philosophie sceptique. Si en effet le mouvement de la pensée chez autrui est impossible à saisir, nous ne connaîtrons pas la disposition d’esprit de Pyrrhon ; et ne la connaissant pas, nous ne saurions pas non plus nous appeler « pyrrhoniens ». »

10 Dîghanakha Sutta, Majjhima Nikâya, I, 497-501. Traduction française: Môhan WIJAYARATNA, « La philosophie du Bouddha », Ed. Lis, Paris, 2000, pp. 42-45.

11 Dîghanakha Sutta. Wijayaratna, ibid., p. 42.

12 Marcel CONCHE, « Pyrrhon ou l’apparence », op. cit., pp. 62-64.

13 D. S. Wijayaratna, op. cit., p. 43.

14 D.S. Wijayaratna, idem.

15 D.S. Wijayaratna, idem. On retrouve très fréquemment cette formule « cela seul est la vérité ; le reste n’est absurdité » dans les soutras bouddhiques où elle exprime l’essence de l’attitude dogmatique : il n’y a que moi qui soit dans le vrai, les autres se trompent allègrement.

16 D.S. Wijayaratna, idem.

17 Annick Stevens voit ici une contradiction entre le fait d’avoir une opinion et le fait de renoncer à cette opinion. Pourtant, il n’y en a pas. Si on me demande mon opinion sur la question « l’univers est-il fini ou infini ? », mon sentiment naturel est que l’univers est infini. Je ne peux pas me représenter l’univers autrement que comme infini. J’ai donc une opinion sur la question, mais cette opinion je ne m’y attache pas. Je ne dis pas : « l’univers est infini, cette opinion seule est la vérité, le reste n’est qu’absurdité ». Peut-être ne vois-je qu’une facette du problème. C’est pourquoi je renonce à saisir et à établir cette opinion personnelle en vérité ultime.
Je ferais un parallèle avec la méditation bouddhique : on s’y entraîne à voir l’esprit comme le ciel. Le ciel peut avoir des nuages. De la même façon, le méditant peut avoir des pensées qui se manifestent dans son esprit. Mais comme le ciel ne s’attache pas aux nuages, il les laisse passer indifféremment au gré du vent. Le ciel reste le ciel avec ou sans nuages. Pareillement, l’esprit du méditant ne s’accroche pas non plus aux pensées ; il n’est pas obnubilé par elles et ne s’identifient pas à elles. Et comme n’importe quelle pensée, le méditant ne doit pas s’accrocher ou s’identifier à une opinion métaphysique. Certes, des opinions traversent son esprit au même titre que d’autres pensées, des souvenirs, des espoirs, des réflexions, mais aucune qui puisse s’incruster dans le ciel de l’esprit. Les opinions sont finalement des pensées ou enchaînement plus ou moins structurés de pensées qui se reproduisent dans le mental d’un individu à intervalle régulier, un peu comme le ciel de Belgique ou d’Angleterre est régulièrement envahi de nuages gris qui tardent rarement à se transformer en pluie !
Il y a ici, je pense un dissentiment dû à la différence de la conception de l’esprit dans le bouddhisme et la philosophie occidentale : en Occident, pensée et esprit sont des termes quasiment synonymes. La pensée s’identifie à l’esprit, là où la doctrine bouddhique rend compte de la pensée comme d’une vague et de l’esprit comme l’océan, ou encore de la pensée comme d’un nuage qui évolue dans le ciel et l’esprit comme ce ciel immense et vide. Le Bouddha n’appelle donc pas à réprimer ses pensées (et ainsi pas non plus ses opinions), mais à les voir comme des productions momentanées et évanescentes de l’esprit, qui apparaissent pour ensuite se résorber dans l’esprit. On comprend alors qu’on peut lâcher prise par rapport à ces pensées et opinions, les laisser retourner à leur simplicité naturelle. « Avoir une opinion » et « renoncer aux opinions » ne sont donc pas contradictoires de ce point de vue.
Il ne faut d’ailleurs se laisser piéger par l’ambiguïté du langage ; si je dis : « j’ai une opinion », cela doit être compris de la même façon que « j’ai du retard » ou « j’ai une maladie » (vous ne possédez pas le retard, ni la maladie). « J’ai une opinion » doit être ici traduit par « il y a une opinion qui se manifeste dans le champ de ma conscience », et non pas comme « je possède une opinion, je détiens une opinion » (en quel cas effectivement cette affirmation serait contradictoire avec « renoncer ou se détacher des opinions »).

18 D.S. Wijayaratna, ibid., p. 44.

19 Kayagata Sati Sutta (Soutra de l’Attention s’immergeant dans le Corps), Majjhima Nikâya, 119. Version anglaise sur le site : www.accesstoinsight.org.

20 C’est en fait le nom de famille de Dîghanakha.
21 Dîghanakha Sutta. Wijayaratna, op. cit., p. 44.

22 D.S. Wijayaratna, ibid., pp. 44-45. Exactement le même raisonnement est appliqué aux sensations désagréables et aux sensations neutres.

23 D.S. Wijayaratna, ibid., p. 45. La formule « la naissance est détruite, la Conduite pure est vécue, ce qui doit être achevé est achevé, plus rien en demeure à accomplir » est le formule classique dans les soutras bouddhiques qui désigne l’entrée dans l’état d’Arahant.

24 D.S. Wijayaratna, idem.

25 Marcel CONCHE, « Pyrrhon ou l’apparence », op. cit., chap X.1, pp. 114-137.

26 On notera que, dans son acceptation moderne, l’aphasie ne désigne plus une qualité qui conduit à la paix de l’âme, mais bien une maladie neurologique qui conduit à des troubles de la compréhension et du langage suite à une lésion cérébrale (par ex. l’aphasie de Broca). A-t-on voulu, par ce glissement sémantique opéré au XIXe siècle, signifier que Pyrrhon était un malade mental ? Ou est-ce seulement l’impossibilité de concevoir que le silence et l’absence de langage puissent être quelque chose de positif ? Je me garderais de toute conclusion sur le sujet !

27 Diogène Laërce, « Vies et doctrines des philosophes illustres », op. cit., IX, 64.

28 Marcel Conche, op.cit., p. 116.

29 SEXTUS EMPIRICUS, « Esquisses pyrrhoniennes », chap. XVIII, citées dans : « Œuvres choisies de Sextus Empiricus », introduction et traduction de Jean Grenier et Geneviève Goron, Aubier, Paris, 1948, p. 262.

30 Marcel Conche, ibid., p. 117

31 Marcel Conche, idem.

32 D.S. Wijayaratna, idem, p. 45.

33D.S. Wijayaratna, idem. La formule employée par Dîghanakha est une formule classique dans les soutras qui exprime la satisfaction de celui qui s’éveille à la compréhension bouddhiques.

34 Alagaddûpama Sutta (Soutra de la Maîtrise du Serpent), Majjhima Nikâya, I, 130-142. Môhan Wijayaratna, « La philosophie du Bouddha », ibid., pp. 144-145 (et pp. 148-149 pour le passage en question). Voir aussi : Thich Nhat Hanh, « Le silence foudroyant », Albin Michel/Spiritualités vivantes, Paris, 1997.

35 Ce fleuve à franchir avec ses deux rives est par ailleurs une métaphore tout à fait classique en Inde que l’on retrouve expressément dans le jaïnisme et l’hindouisme.

36 Le principe vital (jîva) est ce qui donne vie au corps, ce qui l’anime et en fait un être sensible. On pourrait dire âme (animus) ou esprit (spiritus) au sens où ces mots en latin comportent aussi l’idée du souffle qui anime le corps.

37 Cûla Mâlunkyâ Sutta (Court Soutra de Mâlunkyâ), Majjhima Nikâya, I, 426-432. Môhan WIJAYARATNA, « Sermons du Bouddha », Seuil/Points Sagesses, Paris, 2006, pp. 131-137.

38 Cûla Mâlunkyâ Sutta. Wijayaratna, ibid., pp. 133-134.

39 Cûla Mâlunkyâ Sutta. Wijayaratna, ibid., pp. 134-135.

40 Diogène Laërce, op. cit., IX, 65. Marcel Conche, « Pyrrhon ou l’apparence », op. cit., p. 87.

41 Les actions bénéfiques sont des actions efficaces aux yeux du Bouddha, parce que in fine il est toujours plus efficace d’accomplir le bien que de s’adonner au mal. Cela peut nous sembler contre-intuitif parce qu’il nous arrive de constater que des criminels réussissent leur « coup » et sont donc plus efficaces que certaines personnes honnêtes qui peinent à réussir leur entreprise. Mais en fait, le Bouddha pense que non : au final, l’homme honnête réussira mieux dans la vie et sa carrière. Par exemple, si on vole, on gagne peut-être de l’argent, mais celui qui est généreux non seulement reçoit de la sympathie et de la gratitude autour de lui, mais en plus, par son acte de générosité, il se détache de l’argent ou des biens matériels, et donc allège sa vie. C’est en cela que c’est une action efficace.

42 Aggi Vacchagotta Sutta, Majjhima Nikâya, I, 483-489. Môhan WIJAYARATNA, “La philosophie du Bouddha”, op. cit., p. 194.

43 Simsapa Sutta (Soutra de la forêt de Simsapa), Samyutta Nikâya, LVI, 31. Version anglaise sur le site : www.accesstoinsight.org.

44 Kâlâma Sutta (Soutra du Peuple des Kâlamas), Anguttara Nikâya, I, 187-191. Môhan WIJAYARATNA, « Sermons du Bouddha », op. cit., pp. 31-40.

45 Kâlâma Sutta. Wijayaratna, ibid., p. 32.

46 Kâlâma Sutta. Wijayaratna, idem.

47 Kâlâma sutta. Wijayaratna, ibid., pp. 32-33 & p. 35.

48 Et c’est pourquoi le bouddhisme n’est pas tout à fait une religion, même si ce n’est plus seulement une philosophie.

49 Dans un autre texte, le Bouddha compare les brahmanes qui croient à une révélation transmise de génération en génération dans les familles de brahmanes à une file d’aveugles, chacun se tenant au suivant et croyant que le premier tient en main la vérité (Tevijja Sutta, Digha Nikâya, I, 235-253).

50 Kâlâma Sutta. Wijarayatna, ibid., pp. 37-38. La même instruction est appliquée à la compassion, à la joie et à l’équanimité.

51 Les jaîns considèrent que ces quatre qualités sont la base des vœux comme « ne pas exercer de violence envers les êtres vivants » ou « ne pas avoir d’avidité pour les biens terrestres ». Sangave, « Le jaïnisme. Philosophie et religion de l’Inde », op. cit.,(chap. V, 2a).

52 Par exemple, le « Yoga Sûtra » hindouiste de Patañjali stipule (I, 32-33) : « Pour éviter les facteurs de dispersion, l’exercice sur une seule entité doit être fait : la sérénité du psychisme issue de la création en soi de la bienveillance, de la compassion, de la joie et de l’équanimité avec pour objets respectifs le plaisir, la douleur, le mérite et le démérite ».



























Voir également : 


- Soutra des Kālāmas (Kālāma Sutta) et son commentaire 


















Textes et essais sur la philosophie gréco-romaine ici.



Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la Lune" autour de la philosophie bouddhique ici.

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