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jeudi 6 septembre 2018

Un nomade de la raison - 5ème partie




Un nomade de la raison 
sur les chemins d’Élis à Taxila

5ème partie




Pour lire les précédentes parties d'un Nomade la Raison, voir le sommaire.



Les trois courants philosophiques les plus importants de l’Inde




     Voilà donc pour les remarques généra les concernant les gymnosophistes. Passons maintenant aux principaux courants de la pensée indienne : jaïnisme, bouddhisme et brahmanisme, en sachant bien qu’à cette époque, existaient toutes sortes d’écoles et de sectes soit brahmaniques, soit non-brahmaniques dont certaines étaient loin d’être négligeables par la taille et l’influence. 



     L’Inde de l’époque était une constellation de différents courants spirituels qui se croisaient et dialoguaient fréquemment sur les carrefours et les places publiques, les textes bouddhiques gardent la trace et le témoignage de ces controverses entre le Bouddha et des ascètes errants ou des brahmanes bien établis dans la société. Les passer tous en revue est néanmoins tout à fait impossible, principalement parce qu’il ne nous est resté que très peu de traces écrites de leurs doctrines diverses et souvent ces vestiges sont des comptes-rendus d’autres écoles (donc des témoignages qui tombent dans la partialité). 


      Néanmoins, par leur importance historique et l’ampleur de leurs doctrines respectives, ces trois courants sont quand même tout à fait emblématiques et représentatifs de la pensée indienne. Il est donc intéressant de voir en quoi chacune de ces philosophies peuvent être une source d’inspiration pour le scepticisme en formation de Pyrrhon. On le verra, ni le jaïnisme, ni le bouddhisme, ni l’hindouisme ne sont des formes de scepticisme. Le doute y est même généralement considéré comme une maladie du psychisme incapable de s’ouvrir à la Vérité et de contempler au-delà du voile des illusions la réalité absolue. 


      Toutefois, le doute peut aussi receler une valeur positive, si ce doute nous fait douter ce de qui est douteux, à savoir les illusions et la confusion. Si on est convaincu que deux et deux font cinq, il n’est certes pas inutiles de douter. Comme le dit le Bouddha au peuple des Kâlâmas : « Il est juste pour vous, ô Kâlâmas, d’avoir un doute et d’être dans la perplexité. Car le doute est né chez vous à propos d’une matière qui est douteuse1 ». Par ailleurs, certains éléments peuvent être rapprochés au scepticisme pyrrhonien, et c’est ce que je voudrais explorer ici.







*****






Le Jaïnisme



     La doctrine de Mahâvîra Jina est basée sur une conception dualiste où l’âme est enfermée dans la matière, ou plus exactement l’âme est inextricablement mêlée à la matière, comme du minerai d’or ne se trouve dans les filons miniers que sous la forme d’alliage qu’il convient de raffiner pour en dégager l’or pur. Pareillement, tout le travail spirituel du jaïnisme consiste dans ce processus de raffinage de l’âme pour le dégager toutes les conditions matérielles qui l’attachent au cycle des existences, le samsâra. L’homme peut donc par lui-même sans l’intervention extérieure d’une force divine se libérer du cycle des naissances et des morts en purifiant son âme par une ascèse particulièrement stricte qui arrête les actes de passions envers ce monde matériel. L’âme alors se dégage de la matérialité et de toutes limitations inhérentes et accède enfin à l’omniscience. C’est ce qu’a réalisé Mahâvîra, le fondateur du jaïnisme.


      Mais si le Jina, le Vainqueur, a connu l’omniscience en dégageant l’âme des entraves matérielles, l’âme empêtrée dans la matière ne connaît pas vraiment tous les aspects de la réalité. La matière karmique estompe en effet les qualités naturelles de l’âme : connaissance illimitée, béatitude, liberté, etc. Le karma dans la conception jaïn est une matière extrêmement subtile et fine qui emplit l’espace et le monde tout entier. C’est le karma qui permet à l’univers d’exister où tout phénomène qui s’y produit le fait appartenir à la grande trame de l’énergie karmique2


     Par les actes de désir, les actes de colère et les autres actes passionnels, se crée un lien d’asservissement entre l’âme et la matière karmique. A chaque fois que l’âme tente d’opérer une action sous l’emprise d’une passion, instantanément les particules de matières viennent se coller à l’âme et s’y fixer, de la même manière que des grains de poussière viennent se coller à un corps enduit d’huile. Alors que dans son état naturel, l’âme est en mesure de flotter au point le plus point de l’univers et de contempler toutes choses de manière infinie, l’âme se retrouve coincée avec un corps dans un endroit matériel donné : l’âme n’a dès lors plus qu’un savoir limité et partiel qui se base toujours sur un point de vue particulier.


    Toute connaissance, toute certitude doit être comprise à l’aune de cette limitation. L’objet de la connaissance selon les jaïns est d’une énorme complexité. Et cette complexité échappe pour une grande part au sujet connaissant qui erre dans le samsâra avec son âme mélangée à la matière. 



     Selon la métaphore classique en Inde, notre situation existentielle est un peu comme ces cinq aveugles qui touchent un éléphant : celui qui touche une jambe est convaincu d’être en présence d’un tronc d’arbre, celui qui touche la trompe pense avoir affaire à une tige de bambou, celui qui touche l’oreille est persuadé de tenir un éventail, celui qui touche le ventre pense tâter là un mur et celui qui touche la queue penser toucher un serpent… Chacun des cinq croit toucher un objet différent ; pourtant tous les cinq palpent le même éléphant, mais aucun n’a une vue d’ensemble du phénomène qui permettrait de relier toutes ces différentes perceptions limitées. 


     Pour les jaïns, les facultés sensorielles sont des moyens de connaissance indirects et incertains. L’objet ne peut être totalement appréhendé que dans l’omniscience ; mais cette omniscience échappe au commun des mortels qui ne se sont pas livrés à la longue ascèse libératrice. Tout ce que nous connaissons est dès le produit d’un point de vue particulier ; or les jaïns appellent ce point de vue particulier « naya ». Toute connaissance humaine relève du « nayavâda », d’une doctrine issue d’un point de vue particulier. Pour être lucide quand à lui-même et sa capacité épistémologique, l’homme doit comprendre et accepter que lui-même, mais aussi les autres se place dans ce « nayavâda ». Le « naya » est une opinion particulière, conçue selon un point de vue particulier ; et il serait malvenu de croire que ce point de vue personnel exclut les autres points de vue professées par d’autres individus. Chaque « naya » est l’expression d’une vérité partielle sur un objet conçue par un agent de connaissance. Le philosophe jaïn Akalanka définit le « naya » comme « le jugement particulier de la part d’un connaisseur3 ».


      Il en découle que le système jaïn n’admet pas de vérité dogmatique qui s’imposerait à tous. Cette conception épistémologique a donc une conséquence éthique qui va dans le sens de l’Ahimsa, de la non-violence : permettre aux différentes personnes relevant de différents courants philosophiques ou religieux de coexister pacifiquement et librement. En effet, chacun peut faire valoir son propre point de vue comme étant légitime sans que ce point de vue, ce « naya » n’invalide ou exclue a priori celui des autres. Le réel se donne dans une multiplicité de points de vue, il s’agit de l’ « anekantavâda » (doctrine de la multiplicité, de la pluralité, avec « aneka » signifiant « plusieurs », « multiple »). 








Au creux de la main,
le mantra  " Parasparopagraho Jivanam" :
Toute vie est liée ensemble par le support mutuel et l'interdépendance.
 









      Cette doctrine permet la réconciliation des points de vue opposés et leur harmonisation en intégrant la relativité des différents aspects de la réalité. Cette doctrine de la multiplicité, cette « anekantavâda » forme elle-même l’ossature intellectuelle du syâdvâda ». Le but du « syâdvâda » est d’échapper à la tentation des penseurs dogmatiques à vouloir formuler le réel sous forme de déclarations simplistes et catégoriques. Le réel est complexe ; et aucune assertion simple ou univoque ne peut l’exprimer efficacement dans sa globalité. 


     « Syât » signifie « peut-être » ou encore « par certains côtés ». Le « syâdvâda » est dès lors un ensemble de sept propositions toutes précédées de la formule « syât » qui tend à nuancer cette proposition particulière, à esquisser sa qualité d’approche du réel tout en soulignant sa relativité et sa limitation. Ces sept propositions du « syâdvâda » sont donc les suivantes :


- 1°) Syâd-asti : par certains côtés, c’est ; peut-être que cela est.

- 2°) Syâd-nasti : par certains côtés, ce n’est pas ; peut-être que cela n’est pas.

- 3°) Syâd-asti-nasti : par certains côtés, cela est et n’est pas en même temps.

- 4°) Syâd-avaktavya : par certains côtés, c’est indescriptible.

- 5°) Syâd-asti-avaktavya : par certains côtés, cela est et c’est indescriptible.

- 6°) Syâd-nasti-avaktavya : par certains côtés, cela n’est pas et c’est indescriptible.

- 7°) Syâd-asti-nasti-avaktavya : par certains côtés, cela est et n’est pas en même temps et c’est indescriptible.


     Les penseurs jaïns estiment que tout le réel est décrit par ces sept propositions. Ces sept propositions sont nécessaires, il n’en faut pas moins ; mais elles sont aussi suffisantes, toute autre proposition qui pourrait surgir à l’esprit peut en principe selon les jaïns se ramener à une de ces sept propositions énoncées. Toute question métaphysique peut se résoudre par le « syâdvâda » : éternité ou la non-éternité, l’identité et la différence,…. 


   On peut donc accéder à la complétude et à une connaissance certaine, dès lors que l’on a fait le travail de relativiser ses propres certitudes personnelles et ses positions dogmatiques, et qu’on comprend que la vérité dépasse largement les points de vue bornés et restreints. Cette vérité qui n’est le monopole de personne ne peut s’appréhender qu’en regroupant en ensemble d’affirmations qui semblent en première apparence contradictoires et exclusives l’une de l’autre. Le « syâdvâda » est ainsi l’édifice intellectuel qui permet de coordonner, d’harmoniser et de synthétiser les points de vue individuels dans un énoncé d’ensemble. Quand un orchestre donne en représentation un concert, des notes discordantes se mêlent ensemble pour former un tout harmonieux. Le jaïnisme cherche donc à dépasser le dogmatisme des hommes en incorporant la vérité dans un corpus plus large qui est celui de l’omniscience, mais qui est présentement inaccessible.









Voir la sixième partie d'un Nomade de la Raison




Pour consulter les autres parties d'un Nomade la Raison, voir le sommaire.










Moines jaïns digambara vénérant une statue  de Mahavira Jina














1 Kâlâma-Sutta (Soutra des Kâlâmas), Anguttara Nikâya, I, 187-191. Môhan WIJAYARATNA, « Sermons du Bouddha », op. cit., p. 32.

2 Le mot « karma » en sanskrit signifie littéralement « action ». Le karma dans la conception brahmanique implique plutôt une action rituelle dans le but de rétablir l’Ordre Cosmique, le Dharma, l’agencement interne du monde avec ses hommes et ses dieux, ses hiérarchies et son harmonie. Le karma dans cette conception implique donc de respecter à la lettre les prescriptions rituelles des cérémonies (puja), les actes purificatoires comme se baigner dans le Gange ou tout autre fleuve sacré, ainsi que les obligations et les interdits propres à chaque caste.
Le karma dans le bouddhisme signifie l’action commise sous l’effet d’une intention ou d’une volition particulière. Cette action qui peut être bonne ou mauvaise est le mouvement qui active et fait tourner le cycle des existences, le samsâra. Le karma n’est pas du tout matériel comme dans le jaïnisme ; il est acte, mouvement, transformation du monde. Les jaïns ont dès lors accusé les bouddhistes de prôner en conséquence la non-action pour se libérer du monde. Ce n’est pas tout à fait exact : la libération au sens bouddhiste vient plutôt du fait qu’on cesse de voir l’existence propre d’un acteur, d’un ego qui accomplit l’acte et qui s’identifie à lui. Comme le dit Buddhagosha :
«  Il y a bien un acte, mais pas d’acteur ;
Il y a bien une pensée, mais pas de penseur ».

3 SANGAVE Vilas Adinath, « Le Jaïnisme. Philosophie et religion de l’Inde », Ed. Guy Tredaniel, Paris, 1999, chap. III, part. 2b.














Temple jaïn à Lodurva, près de Jailsamer au Rajasthan (Inde)













Voir aussi : 


- A la manière des rois, à la manière des sages


- Dialoguer à la manière des rois, dialoguer à la manière des sages


- Deux messages sur la plage


Eviter l'humiliation et le dogmatisme










Concernant Pyrrhon, voir également : 




Rien de trop











Un jaïn devant une statue de Mahavira













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