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samedi 3 novembre 2018

L'espace d'un doute






Une question philosophique qui fait rarement consensus chez les philosophes est la question de la définition même de la philosophie. « Qu'est-ce que la philosophie ? » On pourrait s'attendre à ce que les avis s'accordent sur cette base, quitte à diverger plus tard sur des questions plus existentielles. Mais même sur ce qu'il faut entendre derrière le terme de « philosophie », les philosophes peinent à s'entendre. Or cette discipline fait l'objet d'un enseignement, notamment dans les écoles du secondaire. Et la nécessité des programmes fait qu'il faut bien imposer une définition au moins minimale de la démarche philosophique afin de préciser ce qui va être enseigné dans ce cours. La philosophie y est alors généralement présenté comme une « problématisation de notions » ou encore « non comme un savoir, mais un questionnement des savoirs ».



Or je viens de lire un livre de José Le Roy où il s'oppose vivement à cette conception de la philosophie dans un chapitre intitulé : « La vraie philosophie et l’Éveil »1. Il se met complètement en porte-à-faux par rapport à un philosophe comme Raphaël Enthoven qui affirme : « L'utilité première de la philosophie, c'est de répondre à une question par une autre question ». José Le Roy se demande quel philosophe qui fait partie du panthéon de l'Histoire de la philosophie aurait accepté une telle définition de la philosophie. Et il faut bien admettre avec lui qu'en fait, bien peu de ces philosophes célèbres auraient souscrit à une telle conception.


Certainement pas Spinoza qui avait entrepris de démontrer ses idées au moyen de démonstrations « à la manière des géomètres ». Ni René Descartes qui fonde sa philosophie et sa métaphysique sur les bases qu'il juge certaines et évidentes de son cogito. Ni Épictète qui pensait détenir le savoir philosophique dans son intégralité. Ni Épicure dont les disciples apprenaient les enseignements par cœur. Ni Platon qui voulait sortir les hommes de la caverne de l'ignorance. Ni Fichte qui identifiait la philosophie véritable à la science.


Selon José Le Roy, la philosophie se doit d'apporter des réponses, et pas seulement perdre l'individu dans un labyrinthe de questions. En fait, la seule école philosophique qui aurait pu souscrire à la définition avancée par les actuels professeurs de philosophie est l'école sceptique tardive de Sextus Empiricus. Est-ce à dire que tout l'enseignement contemporain de la philosophie repose sur les fondements du scepticisme (ou plutôt sur son absence de fondement) ? Est-ce à dire (comme José Le Roy le prétend) que le doute sceptique est l'alpha et l’oméga de la philosophie contemporaine ?


En tous cas, José Le Roy se livre à une attaque très agressive, injurieuse même, de ce scepticisme scolaire. À la suite de Fichte et de Frithjof Schuon, il voit dans ce scepticisme du manque d'intelligence, de la stupidité, de la légèreté et de la faiblesse. Et dans la promotion du doute à l'école et dans la société un « suicide intellectuel ». Il proclame l'existence d'une Vérité accessible à l'homme et entièrement concevable par lui, une Vérité à laquelle il faudrait s'éveiller et dont il faudrait percevoir la source pour rendre compte de ce qui est. C'est parce que la philosophie moderne inspirée par les Lumières ne connaît plus « l'intuition intellectuelle » de la Vérité et se limite à la raison discursive qu'elle se condamne à errer dans le doute et l'incertitude. Il ajoute enfin : « Si la philosophie permet à nos élèves de mieux penser, ne doit-elle pas aussi permettre de les rendre plus heureux, plus maîtres d'eux-mêmes et de leurs affects ? ».




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Je ne partage pas du tout cette charge agressive contre le scepticisme ou la modernité. Le scepticisme n'est certainement pas à mes yeux une maladie de l'esprit. Et il me semble juste d'affirmer que la stupidité, la légèreté et la faiblesse sont plutôt du côté des gens qui se sentent investis de la foi du charbonnier, qui ont des certitudes qu'ils ne remettent jamais en question, même quand tout laisse à penser qu'ils sont dans l'erreur... Il me semble que la facilité et le confort se situent dans ce « sommeil dogmatique » pour reprendre les mots de Kant.


En outre, le problème de l'affirmation péremptoire d'une Vérité conduit inéluctablement à se mettre à dos ceux qui affirment une autre vision certaine et dogmatique de la Vérité. Certains pensent que Dieu existe, d'autres que non. Certains rêvent à l'avènement du communisme ; d'autres ne jurent que par le capitalisme. Certains estiment que pour être heureux, il faut accomplir son devoir, d'autres pensent que c'est le plaisir qui est à la source de ce bonheur, tandis que d'autres encore sont persuadés que le bonheur est un idéal vain et stupide qui nous écarte de la Vérité...


Au début de la Critique de la Raison Pure, Emmanuel Kant dresse le portrait de la philosophie comme un champ de batailles où s'affrontent les dogmatiques de tous les bords (et ils sont nombreux en philosophie). Au milieu de ce champ de bataille, les sceptiques qui ne se rattachent à aucun camp et que Kant décrit comme des nomades de la raison. Imposer un cours de philosophie dogmatique avec des réponses tout faites, ce serait créer un tel champ de bataille dans la société. La Vérité de José Le Roy se base sur une mystique de la non-dualité : c'est typiquement le genre de Vérité qui ne va pas plaire à un marxiste et sa philosophie de la lutte des classes par exemple. Si chaque prof de philosophie n'en fait qu'à sa tête et prône l'idéologie qu'il a envie de prôner, je peux comprendre les élèves et les parents qui ne partagent pas cette idéologie et voient ce cours de philosophie comme un cours d'endoctrinement et de propagande...


Donc décrire le cours de philosophie comme un cours de questionnement, plus que comme un cours de vérités révélées et enseignées permet d'éviter cet écueil. Introduire un minimum de scepticisme permet aux étudiants d'exprimer leur point et développer leur propre cheminement intellectuel et spirituel. Le doute sceptique n'y est pas l'alpha et l'oméga du cours comme le prétend José Le Roy, mais juste le terrain d'entente où l'on peut exprimer ses désaccords philosophiques et fonder sa propre pensée rationnelle.





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On pourrait me répondre que le scepticisme et le libre examen qu'il suppose n'est pas le seul espace où peuvent coexister pacifiquement différentes philosophies, religions ou idéologies. En plus du scepticisme, on pourrait citer le relativisme, l'éclectisme, le syncrétisme et la dialectique.


Le relativisme, c'est admettre qu'une idéologie n'est vraie que relativement à une personne, à un groupe social, à une culture, à une nation ou à une civilisation. « Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà... » disait Blaise Pascal. Il y a différents types de relativisme (épistémologique, culturel, moral, etc...) sur lesquels je ne m'étendrai pas ; et il y a, ce que j'appellerai, un relativisme de droite qui explique par exemple que la burqa en Afghanistan n'est pas critiquable en Afghanistan, puisque cela relève des mœurs d'un pays qui n'est pas le nôtre. Alors que le même accoutrement est parfaitement inacceptable en France puisqu'il contredit les valeurs et la culture de la République laïque française. Et de l'autre côté, un relativisme de gauche qui admet que la coexistence de toutes sortes de cultures dans une même société, l'idée même du multiculturalisme.


En outre, ce relativisme trouve son origine chez les sophistes de l'Antiquité. Protagoras en était certainement le représentant le plus célèbre. Pour lui, aucune opinion ne peut être vraie absolument : « L'homme est la mesure de toutes choses » disait Protagoras. Donc tout dépend selon lui de notre habileté à défendre cette opinion dans la société démocratique. L'exercice de la dissertation où il faut défendre un avis face à une question donnée est un héritage lointain de Protagoras et des sophistes.


Ensuite, l'éclectisme est ce courant de la philosophie antique dans la cité d'Alexandrie, qui empruntait dans les autres courants philosophiques telle ou telle idée qui leur était d'une certaine aide et utilité sur le moment. L'éclectique est celui qui fait son marché dans le monde des idées : un peu d'épicurisme, une certaine dose de stoïcisme saupoudré de scepticisme, etc... L'éclectique donne un peu raison à tout le monde, mais juste un peu...


Le syncrétisme est l'idée d'apaiser les conflits et les controverses possibles dans une doctrine unique qui va réunir les différentes philosophies ou les différentes religions. La philosophie de José Le Roy est ainsi un syncrétisme : une sorte de philosophie dite « éternelle » (perennis philosophia) où toutes les religions ou philosophie sont acceptées comme émanations authentiques d'une même Vérité. On pourrait comparer cela à une montagne qui offre plusieurs versants, plusieurs faces mais qui conduisent chacune au même sommet. Tout en haut sur ce sommet, José Le Roy place l'éveil qui serait commun à nombre de traditions spirituelles (le bouddhisme Zen, le Dzogchen tibétain, le védantisme non-dualiste dans l'hindouisme, le soufisme, la mystique apophatique de Maître Eckhart...), mais aussi à certains philosophes (Plotin, Spinoza, Fichte...). Éveil qu'il réinterprète à l'aune de la doctrine de la « vision sans tête » de Douglas Harding. Le problème est que le syncrétisme écarte de facto tout ce qui ne rentre pas dans ce bel ensemble harmonieux.


La dialectique, comme le syncrétisme, reprend toutes ces philosophies et religions à son compte, mais, par contre, ne nie pas la conflictualité. Il y a bien une tension très vive entre ces doctrines qui peuvent être mutuellement incompatibles ; mais de cette confrontation entre opposés va naître la dialectique qui va conduire à un dépassement de toutes ces doctrines dans une super-doctrine qui les chapeaute tous. Le plus célèbre représentant de la dialectique est évidemment le philosophe allemand Hegel. Dans la dialectique, le philosophe regarde de haut toutes ces doctrines s'affronter, comme on regarderait une bataille dans la plaine perché sur le sommet d'une montagne. 


On ne juge pas ces doctrines puisque le dialecticien sait qu'elles sont chacune à leur manière un temps dans la progression mouvementée de l'esprit, mais par contre, on s'en montre assez dédaigneux puisqu'aucune de ces doctrines ne représentent la véritable philosophie dans sa complétude. La dialectique a donc cet inconvénient de s'aveugler soi-même sur sa propre supériorité et de justifier les conflits au nom d'une certaine philosophie de l'Histoire. 






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De ces cinq manières de gérer la diversité des conceptions philosophiques, le scepticisme me paraît au fond le meilleur : reconnaître qu'on n'a jamais un savoir absolu et reconnaître avec une certaine humilité qu'on n'est toujours susceptible de se tromper et de s'égarer est une base précieuse pour un vivre ensemble harmonieux. Cette capacité à se remettre en question est essentielle pour développer l'humanisme : voir l'homme derrière chaque doctrine plutôt que de limiter les personnes à ces doctrines et ces religions. Cette remise en question est aussi une condition essentielle du progrès dans les sciences modernes. Je ne dis pas qu'il faille être entièrement sceptique, ni qu'il faille faire du doute sceptique un alpha et un oméga. Je ne suis moi-même pas un sceptique, même si je suis très souvent porté par ce doute sceptique. Je dis seulement qu'un minimum de scepticisme est sain pour vivre agréablement dans une société où les opinions sont plurielles.


J'ai plus de problème avec le relativisme. Il me semble que les choses sont vraies ou fausses, même si personne n'est là pour se rendre compte de cette véracité ou de cette fausseté. Et je ne vois pas pourquoi la lapidation des femmes infidèles serait une sentence barbare en France ou en Europe, tandis que ce serait un jugement approprié en Afghanistan. Néanmoins, le relativisme des sophistes est un moteur important de la démocratie : comment défendre son opinion dans les débats et les controverses ? Voilà qui est très important dans la dynamique démocratique.


L'éclectisme peut paraître un peu trop opportuniste ; mais je pense qu'il y a là un part de bon sens. Pourquoi ne pas pécher ici et là dans toutes les doctrines philosophiques quelques doctrines de sagesse qui nous permettront de mieux vivre ? Toutefois, l'éclectisme n'est cohérent qu'à l'échelle d'un individu. C'est là sa limitation.


Scepticisme, relativisme et éclectisme n'ont pas très bonne presse au sein de la philosophie. Il ne faut pas oublier que nous avons vécu dans des sociétés où une seule religion faisait la loi, une seule doctrine était jugée sainte et vénérable tandis que les autres méritait les foudres de l'Inquisition et des guerres de religion. Cela a laissé des traces dans les consciences. Je ne parle même des totalitarismes du XXème siècle, leur parti unique, leur vérité unique et toutes les horreurs commises envers ceux qui s'écartaient de cette vérité unique. Il est temps de réhabiliter la pluralité des opinions et la tolérance au sein de la philosophie.










1 José Le Roy, « Le saut dans le vide. S'éveiller à soi-même avec les grands maîtres d'Orient et d'Occident », éd. Almora, 2011.












Auguste Rodin, Le Penseur, 1880.














Concernant José Le Roy : 


- Modernité et spiritualité


- Manquer à être 






Concernant le doute sceptique et la suspension du jugement : 


Rien de certain (Pline l'Ancien chez Montaigne)



Soûtra des Kālāmas et son commentaire 


La parabole de la flèche (le Bouddha)


















Pablito Zago









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4 commentaires:

  1. "Le problème est que le syncrétisme écarte de facto tout ce qui ne rentre pas dans ce bel ensemble harmonieux."
    C'est à se demander si ce bel ensemble ne parait harmonieux qu'à celui qui n'a pas de tête? Entre le le bouddhisme Zen et le védantisme même non-dualiste, il y a un monde.
    Ce qui serait bien serait de faire entrer un peu de philosophie non occidentale dans l'enseignement de la philosophie.

    Sinon à ces différentes options (relativisme, scepticisme...) j'ajouterais l'option pragmatiste qui consiste à mettre en relation les idées, les arguments avec leur implications pratiques (ce qui est susceptible d'être dévastateur à l'égard d'une certaine pensée de l'éveil)

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    1. Imaginons un éditeur qui publierais un livre d'un type qui prétendrais avoir vécu une expérience authentique d'éveil expérience authentifiée par un maître reconnu (par ses pairs et s'inscrivant dans une lignée)
      Imaginons que dans des discussions sur des forums, l'auteur du livre défende des positions peu éthique... par exemple que le rôle d'un bouddhiste n'est pas de soulager la souffrance physique de l'Autre mais d'enseigner le Dharma. Ou bien qu'il défende des positions qui manifestent un certain aveuglement par exemple qu' il ne verrait dans les fleurs que des automates avec des capteurs mais pas des êtres vivants susceptibles de ressentir du plaisir ou de la souffrance.

      Que l'éditeur ne manifeste aucun scepticisme à l'égard de l'éveil en question me semble particulièrement sidérant.

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  2. Très instructif, merci Baï, l'éclectisme me plait bien, je suis toujours un peu sceptique sur le scepticisme comme doctrine absolue, une dose de scepticisme me semble nécessaire mais sans que cela soit érigé en principe intangible. Un bon brin de relativisme aussi mais idem pas de manière absolue, la limite étant en ce qui me concerne ce qui est nuisible à soi ou à autrui. Un truc, je vais peut-être dire une grosse connerie, mais le cogito ergo sum de Descartes m'a toujours semblé plutôt fumeux, je ne vois aucune démonstration dans ce truc, juste une assertion, à la rigueur un postulat, mais sans doute que je ne le comprends pas, mais à vrai dire il me parait même une anti-thèse d'une certaine pensée "orientale" encore que l'opposition Orient-Occident soit souvent spécieuse mais malgré tout pas absolument caduque.

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  3. Je vois aussi des limites dans l'éclectisme parce que s'il s'agit seulement de faire son marché sans aller au fond des choses, bof, la dialectique me parle aussi mais évidemment, on a vite fait de se sentir en surplomb du coup (mais j'avoue qu'observer l'agitation d'un point haut, ça a quelque chose de jouissif, un peu comme dans les rêves lucides en fait ou l'on sait que l'on est pas vraiment partie prenante, juste un observateur actif de l'agitation de son esprit, observateur auquel rien ne peut vraiment arriver).

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