Pages

mercredi 15 avril 2020

Les maux présents





La philosophie triomphe aisément des maux passés et des maux à venir. Mais les maux présents triomphent d'elle.

François de la Rochefoucauld, maxime 22 des « Réflexions ou Sentences et maximes morales de monsieur de la Rochefoucauld » (1678).





Cette maxime de la Rochefoucauld (1613 – 1680) illustre bien une difficulté de la philosophie tant qu'elle reste un jeu de l'esprit : elle peut nous prémunir d'un mal, par exemple rester stoïque devant la souffrance physique, tant que ce mal reste un objet de pensée, que l'on considère les souffrance que les hommes ont vécues ou les souffrances que l'avenir est susceptible de nous amener. Et face à ces objets faits de pensée et d'imagination, la logique de la philosophie est très forte pour nous prodiguer de bons conseils. Qu'on relise par exemple tous les enseignements de Chrysippe, de Sénèque, d'Epictète ou de Marc-Aurèle : qu'il faut apprendre à supporter tout ce qui ne dépend pas de nous, qu'une chaîne immémoriale de causes et d'effets explique cette souffrance, que l'esprit ne doit se soumettre à la matière, etc... Tout cela est profond certainement, mais qu'en est-il quand une douleur insupportable n'est plus un objet de pensée, mais une réalité bien présente ? Les belles pensées, souvent, ne font pas le poids devant notre sensibilité humaine, trop humaine face à la souffrance physique qui nous ravage. La douleur insupportable fait voler en éclat toute l'élaboration mentale de la philosophie.


Il y a quatre ou cinq ans une amie m'avait demandé si je mettais en pratique ce dont je parlais sur Le Reflet de la Lune, ou si c'était purement théorique. J'avais été un peu interloqué par la question parce que pour moi, il était et il est toujours totalement évident que je mets en pratique ce que je raconte. Il ne s'agit pas de théoriser, et ne pas se confronter au réel dans l'ici et maintenant. En théorie, il est facile de donner des conseils de détachement et de sérénité face aux troubles de l'existence. Quand on souffre réellement, quand on est pris dans une crise d'angoisse, quand les idées noires nous submergent, c'est là qu'on mesure la difficulté d'appliquer des principes théoriques. Pour moi, la philosophie ne doit pas se mettre dans la peau d'un personnage surhumain qui résisterait à tous les tourments avec la plus grande des sérénités. Mais elle doit chercher à comprendre toutes nos faiblesses de personnes ordinaires, toutes nos fragilités, toutes nos difficultés à nous élever à quelque chose de plus spirituel.


Et elle doit développer ce que le philosophe français Pierre Hadot appelle des exercices spirituels : un entraînement à pratiquer encore et encore pour se transformer soi-même. Le changement d'attitude face à un problème existentiel ou un trouble qui d'ordinaire nous dépasse ne vient d'une conversion de la pensée, mais d'une conversion de tout notre être. Conversion lente et zigzagante. Je me rappelle avoir rencontré un lama tibétain pendant un voyage en Inde qui m'avait délivré un message, mais pourtant profond : lentement, lentement, lentement.... Le progrès spirituel ne s'acquiert que lentement, on ne se transforme qu'au rythme d'une tortue qui a devant elle un long voyage de mille lieues à accomplir.


Pour moi, l'exercice spirituel par excellence, c'est la méditation. Car il s'agit d'être ici et maintenant, surmontant chacun de nos maux instant par instant. La philosophie n'est plus seulement pensée et jeu de logique, mais elle s'incarne dans le corps, les sensations, nos états mentaux et dans tous les phénomènes dont la conscience est le témoin. Lentement, lentement, lentement, il s'agit de faire naître l'apaisement du mental, la concentration, l'équanimité face au maux comme face aux biens, la bienveillance et la compassion et transformer notre rapport au monde. C'est quelque chose d'éminemment concret et qui touche à la vie. Il s'agit de rester humble, car on peut souvent de sentir dépassé par de grands maux et une accumulation de tracasseries, mais la méditation peut nous aider à décharger plus le fardeau de cette existence.




*****





Notons enfin que cette maxime assez cinglante et railleuse du duc de la Rochefoucauld est aussi un produit de son temps. La Rochefoucauld a fréquenté dans les salons nombre de jansénistes ou de partisans du jansénisme. Le jansénisme est cette doctrine catholique fondamentaliste très en vogue à l'époque qui postulait que le bien de l'homme réside uniquement dans la grâce de Dieu que, dans sa toute-puissance ce dernier peut nous accorder ou pas. Le bien vient de Dieu, et certainement de l'effort humain des philosophes, effort orgueilleux et bien dérisoire de chercher une sagesse humaine qui nous affranchirait des troubles de l'existence. Nous, humains, sommes trop faibles, trop misérables pour nous affranchir des douleurs de ce monde et améliorer notre condition dans le monde. On devrait plutôt s'en remettre à Dieu. Et même si les maximes de la Rochefoucauld semblent bien éloignées de cette obsession de Dieu, elles n'en gardent pas moins cette défiance par rapport à la vanité et la présomption des philosophes à croire pouvoir dépasser la vanité humaine.


En outre, la Rochefoucauld est le contemporain de Descartes, son aîné d'une vingtaine d'années. Dans ses méditations, Descartes nous invite à faire un exercice spirituel, celui du doute radical ou doute hyperbolique qui conduire à résoudre toutes nos incertitudes dans le cogito : « Je pense donc je suis ». Mais cet exercice spirituel doit être accompli semel in vita : une seule fois dans sa vie, un peu comme votre grande communion. Alors que les exercices spirituels de l'Antiquité devaient être accomplis encore et encore par le philosophe pour s'approcher toujours plus de la Vérité. Et à vrai dire, tout ce cheminement vers le cogito est certainement une mise en scène pour développer sa philosophie à partir « d'idées simples et distinctes ». Je ne sais pas si le cogito a jamais convaincu qui que ce soit. Pour moi, cela a toujours été le sophisme des sophismes : pourquoi un raisonnement aussi branlant et inconsistant a-t-il autant obsédé les philosophes occidentaux ? En fait, je me suis toujours senti étranger à cette philosophie occidentale moderne qui a poursuivi l’œuvre de Descartes bâtie sur une fondation aussi contestable qu'est le cogito cartésien.


En fait, la seule explication rationnelle que je vois à ce mystère de l'influence du cogito dans la philosophie occidentale est justement de voir ce cogito comme une mise en scène théâtrale qui écarte le « sujet pensant » de tout autre exercice spirituel, de tout autre essai de transformation de soi, et de consacrer ce sujet pensant à la science, à la logique, à l'épistémologie, à la politique, éventuellement à la métaphysique et d'autres jeux de l'esprit alimentant discours sur discours, mais plus ce rapport du corps à l'existence concrète. Après Descartes, il est devenu vain de se transformer soi-même et de rechercher la sagesse, et la philosophie occidentale dans son courant dominant a suivi cette voie.


J'estime que cette faiblesse du philosophe quand il essaye d'être le modèle vivant de sa philosophie peut prêter à rire ou à sourire, mais ce n'est pas un argument pour refuser les exercices spirituels. Le philosophe ne doit pas avoir l'orgueil d'une statue antique, mais au contraire se servir de ces exercices spirituels pour éclairer ses faiblesses, ses fragilités et ses contradictions, parce que notre humanité est aussi ce décalage entre le modèle et la réalité.



Frédéric Leblanc
le 14 avril 2020.












PS : Sur ce sujet de la divergence des routes de la philosophie d'avec les exercices spirituels, je conseille la lecture d'un chapitre d'un livre de Pierre Hadot, « Exercices spirituels et philosophie antique », Albin Michel, Paris, 2002 (1ère édition aux Éditions Augustinienne, 1993). Dans le chapitre « Un dialogue interrompu avec Michel Foucault » (pp. 305 - 311), Hadot parle de son désaccord avec Foucault sur la question de savoir quand la philosophie cesse d'être un travail de soi sur soi. Pour Pierre Hadot, la faute en revient à la scolastique moyenâgeuse qui considère la philosophie comme une « servante » de la théologie et qui est juste un outil intellectuel pour la foi et la religion, la question du salut revenant intégralement à la religion qui dépossède ainsi la philosophie.


Foucault estime par contre que le coupable est René Descartes au XVIIème siècle : « Avant Descartes, un sujet ne pouvait avoir accès à la vérité à moins de réaliser d’abord sur lui un certain travail qui le rendrait susceptible de connaître la vérité. Mais, selon Descartes, "pour accéder à la vérité, il suffit que je sois n’importe quel sujet capable de voir ce qui est évident". "L’évidence est substituée à l’ascèse"  ».


Hadot n'est pas d'accord : « Descartes a précisément écrit des Méditations : le mot est important. Et à propos de ces Méditations, il conseille à ses lecteurs d'employer quelques mois ou au moins quelques semaines à "méditer" la première et la seconde, dans lesquelles il parle du doute universel, puis de la nature de l'esprit. Cela montre bien que pour Descartes aussi l'évidence ne peut être perçue que grâce à une exercice spirituel. Je pense que Descartes, comme Spinoza, continue à se situer dans la problématique de la tradition antique de la philosophie conçue comme exercice spirituel ».


Pour ma part, je pencherai plus pour Michel Foucault sur ce point précis, même si la scolastique du Moyen-Âge a entamé ce travail de sape. Et bien avant le Moyen-Âge, Saint-Paul de Tarse et Saint-Augustin ont joué un rôle indéniable de ce dénigrement dont la Rochefoucauld s'est fait l'écho à l'époque moderne. Mais c'est Descartes qui, en philosophe, a séparé pour longtemps la philosophie de la quête de sagesse et la transformation de soi-même. Il me semble que chez Descartes, la tradition antique dont parle Pierre Hadot, n'est qu'un vestige, un peu comme les ruines de temples grecs avec quelques bouts de colonnes que l'on peut visiter en Grèce et en Sicile : le travail de méditation ne porte que sur des doutes concernant l'épistémologie et la métaphysique, mais ces doutes ne sont explicitement pas destinés à transformer notre vie, juste à se demander ce qu'on peut connaître de véridique en ce monde.


Autre différence entre Foucault et Hadot : si, pour Michel Foucault, la philosophie devrait être un art de vivre, un style de vie qui engage toute l'existence, une esthétique de l'existence, Pierre Hadot fait valoir que le « beau » n'est jamais séparé du « bien », la culture de soi est donc avant tout transformation, transfiguration, dépassement de soi. Tout cet art de vivre a pour but la sagesse : « La sagesse est l’état auquel peut-être le philosophe ne parviendra jamais, mais auquel il tend, en s’efforçant de se transformer lui-même pour se dépasser. Il s’agit d’un mode d’existence qui est caractérisé par trois aspects essentiels : la paix de l’âme (ataraxia), la liberté intérieure (autarkeia) et (sauf pour les sceptiques) la conscience cosmique, c’est-à-dire la prise de conscience de l’appartenance au Tout humain et cosmique, sorte de dilatation, de transfiguration du moi qui réalise la grandeur d’âme (megalopsuchia) ». Et pour le coup, sur cette question, je suis plutôt du côté de Pierre Hadot : oui, la sagesse est fondamentale pour embellir la vie comme pour la rendre meilleure.
















Rembrandt, Aristote contemplant le buste d'Homère, 1653.











Lire également sur la faiblesse de l'homme et la difficulté de dépasser cette faiblesse : 

Blaise Pascal, Epictète, Montaigne et la question du stoïcisme au XVIIe siècle 
(sur le rapport aussi du jansénisme à la philosophie)


- Comme une olive mûre (Marc-Aurèle)


- Discours et pratique


Contradictions (Montaigne)


Dépasser l'homme : Sénèque, Nietzsche et Montaigne


- Tragique (Comte-Sponville)


Vanité des vanités  (L'Ecclésiaste) 




Voir également : 

En repos dans une chambre (Pascal)




Rien de certain (Pline l'Ancien & Montaigne)


la forme entière de l'humaine condition (Montaigne)


Vivre, la plus illustre de vos occupations (Montaigne)

















François, duc de la Rochefoucauld













Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.


Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.



N'hésitez pas à apporter vos avis et vos commentaires ainsi qu'à partager cet article. Ils sont les bienvenus !



Vous pouvez suivre le Reflet de la Lune sur FacebookTwitter, Tumblr








Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire