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dimanche 11 janvier 2015

Penser l’homme et l’animal au sein de la Nature - 4ème partie

Si j’adhère à la critique d’idée de Nature comme ordre naturel, je serais nettement plus sceptique quand Bonnardel et Olivier attaquent l’idée de Nature comme harmonie et attaquent par là-même une certaine vision écologique du monde. Que disent-ils ? Dans le texte  d’Yves Bonnardel (d’après un texte d’Estiva Reus) « Pour en finir avec l’idée de nature (renouer avec l’éthique et la politique) », on peut lire ce passage que je cite in extenso :


« On assiste ainsi aujourd’hui à la résurgence d’une pensée religieuse, laïcisée grâce au remplacement du mot Dieu par celui de Nature. On la devine par exemple derrière les discours qui élèvent le respect des équilibres naturels au rang de valeur en soi. (…) L’équilibre des écosystèmes se mue en « ordre de la nature » ou en« harmonie naturelle ». La notion d’ordre évoque un système où chaque être ou catégorie d’êtres se trouve à sa juste place. Celle d’harmonie fait songer à un état d’union ou d’entente, où chaque partie s’accorde au mieux avec les autres pour contribuer à la beauté de l’ensemble. Ces mots font naître l’image d’une Nature ordonnatrice du monde pour le bien de ses créatures, tout en faisant sentir le danger qu’il y aurait à en déranger la perfection.
Dans la mesure où la croyance ne se laisse guère formaliser, nous croyons plus adapté de parler de mystique de la nature plutôt qu’immédiatement de religion. Omniprésente, elle est comme dissoute dans la vie sociale : formant l’un des bruits de fond de nos existences, elle n’est formulée explicitement comme système que par certains. Ceux-là sont la voix d’une religiosité qui se distingue des religions traditionnelles en ce qu’elle est parfaitement en phase avec la société moderne : une religiosité individuelle mais commune, commune mais non collective. Une mystique diffuse, qu’élaborent les individus atomisés, et qu’ils ne célèbrent le plus souvent qu’individuellement, dans le secret de leur esprit – en toute laïcité.

Cette mystique se porte bien : une bonne partie de la population classe les activités ou les réalisations humaines en « naturelles » (ou bonnes, originelles, authentiques...) et artificielles (dégénérées, dénaturées, mauvaises...). Si certains communient dans les associations de « protection de la Nature » ou les magasins « bios » (et excommunient les médicaments, les pilules, la chimie et le béton...), bien plus nombreux sont les croyants non pratiquants. De nombreuses personnes ressentent ainsi la crise écologique actuelle en termes naturalistes : notre espèce, vue comme groupe biologique, poserait question en elle-même, l’humanité serait en quelque sorte maudite et ne pourrait par essence que « détruire la nature ». Cette façon d’aborder des problèmes très réels escamote la question des rapports sociaux (c’est bien ce à quoi sert d’invoquer la nature) et ne permet pas de rechercher de solutions concrètes, politiques : à l’évidence, ce ne sont pourtant pas tous les humains ni toutes les activités sociales qui pèsent d’un même poids destructif sur notre environnement et sur nos vies... Quant à croire que les peuples « premiers », prétendument « proches de la nature » (pourquoi ne pas dire simplement, comme au bon temps des colonies : « peuples primitifs » ou « naturels » ?) pourraient nous aider en nous délivrant une sorte de « sagesse originelle »... Ne serait-il pas plus utile de reparler des rapports sociaux d’exploitation, capitalistes, patriarcaux, etc. ?  
        Pour notre part, nous ne voyons dans la nature (la réalité) ni harmonie, ni modèle à suivre, ni source de châtiments utiles ou mérités : on pourrait détailler « ses » méfaits envers les humains ou les autres animaux. »

*****


            Des antispécistes comme Bonnardel et Olivier refusent de voir dans la Nature une harmonie, un équilibre des écosystèmes, une beauté intrinsèque, soulignant que la Nature est un lieu d’affrontements et de souffrance pour beaucoup d’animaux. En quoi l’antilope qui vient d’être happée par les crocs du tigre voit-elle l’harmonie de la Nature ? En quoi la mésange essuyant le blizzard d’une nuit d’hiver trouve-t-elle qu’il est réconfortant d’appartenir à un écosystème en équilibre ? Je me rappelle ces images d’un documentaire magnifique de la BBC sur les océans où entre deux paysages marins chatoyants, on assistait à la scène éprouvante de la chasse d’un baleineau par deux orques : les orques tentaient d’épuiser le baleineau en le noyant et puis en le mordant, cela pendant des heures et à côté de la mère baleine grise à bosse, totalement impuissante à sauver son enfant, pour finir par la mise à mort du baleineau. Où est l’harmonie dans un tableau aussi sombre et aussi tragique ?

     Partant de là, Bonnardel et Olivier refusent toute « mystique de la Nature », l’adhésion intuitive à un Tout harmonieux qui serait la Nature. Me voilà bien embarrassé, parce que je ressens profondément cette mystique de la Nature, ce sentiment d’union et de plénitude quand je vais me balader dans la Nature, à la campagne, dans une forêt, sur une plage, dans les dunes ; et ce sentiment me procure en général de la paix, du bien-être, une certaine profondeur spirituelle, la sensation d’être dépassé par quelque chose de plus vaste et englobant, la sensation aussi d’être confronté à une harmonie qui dépasse les êtres individuels, autant moi que l’écureuil ou le pinson dans les arbres. Ce n’est pas une idée, mais bien une expérience intime régulièrement vécue qui provoque en moi un changement dans mon moral et mon état psychique et qui transforme mon rapport au monde.



Photo de Lizzy Gadd



            Pour autant, que ce rapport intime à la Nature soit d’abord un rapport intuitif et sensuel ne doit pas empêcher pour autant le travail de raison. Que du contraire, la raison philosophique peut tenter d’éclairer cette relation à la Nature et à interroger cette entité appelée « Nature » et dont les contours sont loin d’être clairs. « La Nature aime à se cacher » disait déjà Héraclite dans l’Antiquité[1]. La tâche du philosophe de la Nature est peut-être de donner un sens à ce mot de Nature, de définir le terme en regard d’autres entités ontologiques comme la « réalité », « l’Être » ou  le « monde ». Le problème de cette tâche est que ce sens est mouvant : la Nature se meut et déborde des sens que l’on veut bien lui donner. Le concept de « réalité » qu’Yves Bonnardel préfère au mot « Nature » est certes plus objectif, plus concret, plus neutre et apparemment plus facile à penser et à conceptualiser. La réalité se donne comme un objet concret, sans affect, plus facilement objectivable (au moins en apparence) tandis que la Nature implique des sentiments que l’on ressent à son égard, de crainte, d’admiration, etc... La Nature implique une relation  plus subjective. La réalité semble être le terrain de l’investigation rationnelle tandis que la Nature semble être le champ un peu sauvage du Mystère. Ceci étant dit, la Nature est aussi le domaine d’exploration des scientifiques et le domaine de conquête de la technologie et de l’industrie. « Devenir comme maître et possesseur de la Nature » disait Descartes.

            Il faut donc essayer de penser cette Nature avec la Raison tout en creusant ce rapport intime que l’on entretient dans certains moments avec elle de manière plus étroite : une balade en forêt par exemple où il peut m’arriver de m’asseoir en méditation et de ressentir ce sentiment d’être submergé par la Nature avec une acuité extraordinaire, d’éprouver toutes sortes de résonnances intimes qu’on peut appeler « mystiques ». Néanmoins, même au cœur d’une ville, on reste aussi plongé dans la Nature : le simple fait de respirer fait de vous un être naturel qui dépend de son environnement pour approvisionner ses poumons en oxygène.

Cette réflexion sur la Nature et la relation que nous tissons avec la Nature dépend aussi de toute une Histoire de la pensée qui modèle en des sens très divers nos schémas de pensées et notre attitude par rapport au monde. Il faut aussi en tenir compte pour éclairer ce que nous entendons par « Nature ».  Je prendrai un exemple : notre relation à la Nature est fortement marquée historiquement par la période romantique (fin XVIIIème – début XIXème). Toute une réflexion se fait jour à cette époque sur l’expérience du sublime que l’homme peut éprouver face à un paysage à couper le souffle. Par exemple, l’analytique du sublime dans la Critique de la faculté de Juger d’Emmanuel Kant (1790). A cette époque, le penseur romantique voit dans la Nature un ailleurs à la société, au monde mesquin et artificiel des hommes, inspiré en cela par « Les Rêveries d’un promeneur solitaire » (1776-1777) de Jean-Jacques Rousseau dont la première promenade s’ouvre par ces mots : « Me voici donc seul sur la terre, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société que moi-même. Le plus sociable et le plus aimant des humains a été proscrit par un accord unanime. Ils ont recherché dans les raffinements de leur haine quel tourment pouvait être le plus cruel à mon âme sensible, et ils ont brisé violemment tous les liens qui m’attachaient à eux. J’aurais aimé les hommes en dépit d’eux-mêmes. Ils n’ont pu qu’en cessant de l’être se dérober à mon affection. Les voilà donc étrangers, inconnus, nuls enfin pour moi puisqu’ils l’ont voulu. Mais moi, détaché d’eux et de tout, que suis-je moi-même ? Voilà ce qui me reste à chercher ». Rousseau, solitaire, s’en va dès lors dans de longues ballades comme autant d’errances où il peut développer librement sa pensée et aussi alimenter sa passion pour les herbiers.



Photo de Lizzy Gadd



Le penseur romantique voit dans cet ailleurs qu’est la Nature un lieu privilégié dans lequel l’homme peut trouver des résonnances avec sa propre condition existentielle, des reflets colorés ou brumeux tant de son exaltation que de sa mélancolie. La Nature s’oppose au monde tumultueux et superficiel des hommes où règnent la tromperie et la déception. C’est dans le silence bruissant de la Nature que le penseur romantique peut retrouver son véritable moi, le cours de ses pensées et de ses sentiments où il est réellement lui-même, où il est spontanément en présence de lui-même. Comme Rousseau, il fuit les hommes mesquins et méchants avec lequel il ne peut plus dialoguer et recherche la solitude dans la Nature, solitude où il pourra cette fois-ci avoir un dialogue plus véritable avec cet interlocuteur silencieux et mystérieux qu’est la Nature.

Le peintre qui symbolise certainement le mieux ce rapport romantique à la Nature est à mes yeux Caspar David Friedrich. Chez lui, on retrouve de manière récurrente toutes les tonalités que peut prendre ce dialogue avec la Nature : tantôt le murmure du vent dans les branchages des grands arbres qui appelle à la contemplation des mouvements intimes de son âme, tantôt le promeneur qui se retrouve confronté face à un paysage sublime de montagne, tantôt le paysage apaisé de la mer qui appelle à la traversée et au voyage.


Caspar David Friedrich, Femme devant le coucher de soleil (vers 1818)




Caspar David Friedrich, Promeneur au-dessus d'une mer de nuages, 1817


Caspar David Friedrich, Lever de lune sur la mer, 1821.


Caspar David Friedrich, Moine en contemplation devant la mer, 1810.




            Pour Caspar David Friedrich : « Le peintre ne doit pas seulement peindre que qu’il voit en face de lui, mais aussi ce qu’il voit en lui». Très régulièrement, les personnages dans les œuvres de Friedrich tournent le dos au spectateur. Il tourne le dos aux hommes pour faire tout entier face à la Nature.

Ce n’est pas seulement Caspar David Friedrich, mais toute la philosophie romantique qui voit dans la Nature un interlocuteur privilégié de notre âme. Pour Schelling, la connaissance est divisée en trois grands pôles :

◊ Tout d’abord, la science qui étudie la Nature, mais de manière analytique. Pour connaître le vivant, le scientifique procède à la dissection d’une grenouille. On la découpe en morceaux pour connaître son fonctionnement interne, son anatomie. Et évidemment, la grenouille ne se porte pas très bien de cette dissection ! Pareillement, pour connaître la composition de l’eau, Lavoisier tente de décomposer l’eau en ses constituants. Les physiciens d’aujourd’hui ne procèdent pas autrement quand ils essayent d’établir l’existence du boson de Higgs en projetant des particules dans le LHC (Large Hadron Collider), l’accélérateur de particules du CERN à Genève et font exploser cette particule afin de voir ce qu’il y  a à  l’intérieur. La science décortique le monde ; et qui plus est, la science se développe en se subdivisant sans cesse en des savoirs de plus en plus éparpillés et spécialisés. Un ami physicien me racontait la blague du physicien spécialiste des électrons lents qui va la conférence d’un collègue spécialiste des électrons rapides et qui ne comprend rien à la conférence.

◊ Ensuite, il y a l’Histoire qui permet de connaître les Hommes, l’évolution de leurs mœurs, de leur société. C’est l’étude des hommes par les hommes. Il s’agit pour Schelling de comprendre l’homme en tant que sujet pensant. L’Histoire est une connaissance qui permet de comprendre comment l’Homme connaît les choses et le monde, comment il se perçoit en lutte avec ce monde pour sa survie ou son progrès. Comment l’homme impose sa volonté dans le monde et œuvré à son devenir. Tant qu’on en reste à l’étude de la science et de l’Histoire, on en reste à une conception qui divise le monde en sujet et objet, entre, d’un côté, moi qui réfléchit et perçoit les choses en tant qu’homme parmi d’autres hommes et, de l’autre côté, le monde naturel, objet de notre connaissance.

◊ Ce que vise alors Schelling, c’est de réaliser l’identité transcendantale entre l’Homme et la Nature. Comprendre que dans l’Absolu, il ne saurait y avoir de division. Et pour Schelling, ce qui permet d’avoir cette connaissance de cette identité profonde à l’œuvre dans l’Absolu, c’est l’Art. La contemplation esthétique réunit le sujet et l’objet, l’Esprit et la Nature dans l’Absolu. La Nature selon la science n’est qu’une masse inerte découpée en petit morceaux, « analysées » par ses soins ; tandis que dans l’Absolu, la Nature est un Tout vivant dont l’Artiste, le Poète ou le Mystique peut avoir une intuition.

Les romantiques ont cette conscience qu’il faut renouer le lien antique perdu avec la Nature. Il faut en revenir avec la communion qui prévalait jadis avec la Nature. Les romantiques ont eu une tendance certaine à idéaliser le rapport que les Anciens avaient tissé avec la Nature. Il y a là probablement un part importante de fantasmes à toujours vouloir dresser un tableau idyllique des Anciens en harmonie avec la Nature. Tous ces tableaux représentant l’Antique Arcadie, une région de la Grèce, où les bergers paissent paisiblement avec leur troupeau et où les champs de blé ondoyant s’étendant à perte du vue, sans limite précise et rayonnant d’une clarté dorée sont très figuratifs de cette sensibilité et de cette représentation imaginaire qui a dominé au XVIIème siècle jusqu’au début du XIXème aussi.


Jacob Philippe HACKERT, Paysage d’Arcadie, 1805, Alte Nationalgalerie, Berlin


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C’est le thème d’un poème de Friedrich Schiller, très emblématique de cette tendance : « Les dieux de la Grèce », où Schiller chante son désarroi face à une Nature qui a perdu toute sa magie, une Nature que les dieux ont déserté, chassés par les hommes avec leurs raisonnements froids et géométriques qui viennent « désenchanter la Nature ».

« (…) Quand le voile magique de la poésie
Flottait encore plein de grâce autour de la vérité,
Alors à travers la création s’écoulait de la plénitude de la vie
Et ce qui jamais n’éprouvera de sentiment, éprouvait alors du sentiment.
Pour la serrer sur le sein de l’amour,
On prêtait à la Nature une plus haute noblesse !
Tout indiquait aux regards initiés,
Tout indiquait la grâce d’un dieu.

Là où de nos jours, ainsi que l’affirment nos savants,
Un globe de feu sans âme tourne sur lui-même,
En ce temps-là, il conduisait son char d’or,
Hélios en sa majesté silencieuse,
Ces hauteurs, les Orcades les peuplaient,
Une dryade vivat dans cet arbre.
Des urnes de gracieuses Naïades
Jaillissait l’écume d’argent des fleuves (…)[2] »


Pour Schiller, la Nature n’était pas cette chose sans âme, cette mécanique aveugle et silencieuse. « Ce qui jamais n’éprouvera de sentiment, éprouvait alors du sentiment ». La Nature ressentait et éprouvait les choses. La connaissance véritable était l’affaire des poètes plus que des hommes sciences : « Quand le voile magique de la poésie flottait encore plein de grâce autour de la vérité ». Cette connaissance poétique des choses de la Nature conservait dans cet acte même de connaissance un immense respect à son égard, comme si le respect, la crainte et la secrète admiration fait partie de cette connaissance : «On prêtait à la Nature une plus haute noblesse ! », contrairement à cette modernité qui ne voit en la Nature qu’une masse informe de ressources à exploiter, rien qui ne soit sacré, rien qu’il ne faille admirer, rien devant quoi il faille se taire pour être contemplé dans le silence apaisé de l’âme. Pour Schiller, la Nature a inexorablement perdu son âme. Le soleil n’est plus qu’un globe de feu dans la conscience moderne, la Nature n’est plus qu’une horloge.


Mais là ou se lamente Schiller, Schelling, par contre, pense possible la réconciliation avec la Nature. La séparation qu’impose la modernité d’avec la Nature n’est pas définitive. L’homme moderne doit courageusement traverser l’étape de la rupture pour dépasser celle-ci pour revenir à une communion retrouvée avec l’âme de la Nature sacrée, ce Tout vivant grâce aux différentes manifestations de l’art.


*****

Par-là, les romantiques se sont sensiblement éloignés d’Emmanuel Kant, représentant par excellence de la philosophie des Lumières. Dans la Critique de la Faculté de Juger, Kant interroge le sentiment du sublime, et notamment ce sentiment qui vient nous couper le souffle quand on se retrouve confronté à un paysage grandiose :

 « Le surplomb audacieux des rochers menaçants, des nuées orageuses s’amoncelant dans le ciel et s’avançant parcourues d’éclairs et de fracas, des volcans dans toute leur violence destructrice, des ouragans semant la destruction, l’océan sans limites soulevé en tempête, la chute vertigineuse d’un fleuve puissant, etc., réduisent notre faculté de résistance à une petitesse insignifiante comparée à leur force. Mais leur spectacle n’en devient que plus attirant dès qu’il est plus effrayant, à la seule condition que nous soyons en sécurité ; et c’est volontiers que nous appelons sublimes ces phénomènes, car ils élèvent la force de l’âme au-delà de leur niveau habituel et nous font découvrir en nous une faculté de résistance d’une tout autre sorte qui nous donne le courage de nous mesurer à l’apparente toute-puissance de la nature [3] ».


William Turner, Tempête de neige en mer, 1842




Kant pense que, devant un spectacle de la nature grandiose, on se sent tout d’abord tout petit, infime fétu de paille devant l’immensité de la force naturelle. Mais pour peu qu’on soit à l’abri du danger, sur la rive ou sur une falaise quand éclate, par exemple, une tempête et que se déchaîne la houle et les embruns, et pas sur un frêle esquif ballotté dangereusement au gré des vagues (Suave mari magno, disait Lucrèce…), le sublime nous donne des ailes pour dépasser la peur et l’effroi. Ce spectacle qui devrait nous remplir d’effroi et nous signifier notre insignifiance est, au contraire, quelque chose de très excitant et qui nous plonge dans l’euphorie, car ces phénomènes « élèvent la force de l’âme au-delà de leur niveau habituel et nous font découvrir en nous une faculté de résistance d’une tout autre sorte qui nous donne le courage de nous mesurer à l’apparente toute-puissance de la nature ».

Autrement dit, cette perception du sublime, loin de nous accabler, nous donne des ailes pour que nous, êtres humains, fondions des projets et des entreprises qui vont défier cette « apparente toute-puissance de la nature  ». Par exemple, devant ce spectacle de l’océan immense, on pourrait se sentir comme tenu en respect par la Nature, tenu de rester arrimé à la terre ferme. Mais non, les hommes ont toujours bâti des navires de plus en plus performants pour se lancer à l’aventure et défier les océans et voir ce qu’il y avait bien au-delà des horizons inaccessibles. C’est ainsi que Christophe Colomb a découvert l’Amérique. Face à l’immensité de la voûte céleste, les hommes ont conçu le projet fou d’explorer l’espace intersidéral. Du temps de Kant, ce n’était qu’un rêve un peu, comme celui de Cyrano de Bergerac (le vrai, pas celui de la pièce d’Edmond Rostand) qui voulait atteindre la lune avec une nacelle soulevée et tirée par des oies. Mais aujourd’hui, la conquête spatiale est une réalité. Face à une comète, l’homme du Moyen-Âge se sentait empli de terreur et voyait un signe funeste annonciateur de désastres futurs et de malédictions ; mais à l’époque moderne, les astronomes ont relevé le défi de comprendre le phénomène, et Galilée, Kepler, Huyghens, Newton, Halley et Kant lui-même qui était astronome également ont percé les mystères de ce phénomène céleste progressivement, chacun apportant sa pierre à l’édifice du savoir et de la science moderne.

Selon Kant, le sublime incite l’Homme à dépasser sa petitesse et à faire reculer toujours plus l’empire de la Nature. C’est une logique de conquête qui s’inscrit dans la logique de Descartes qui, dans le Discours de la Méthode, appelait à devenir « comme maître et possesseur de la Nature ». On reconnaît là aussi l’esprit des Lumières qui ne jure que par le progrès de l’humanité où l’Homme impose sa volonté et sa puissante au détriment de « l’apparente toute-puissance de la nature ». La scission d’avec la Nature dans l’esprit des Lumières ne saurait être plus forte. Kant voit d’ailleurs l’homme comme un être d’anti-nature, qui s’arrache à sa liberté, sa raison et la loi morale inscrite dans son cœur.

C’est évidemment à l’opposé de la conception romantique, qui est notamment une réaction contre les Lumières, devant cette scission de l’Homme et de la Nature. Tout ce à quoi aspirent les romantiques est de retrouver cette intuition de l’unité entre l’Homme et la Nature. Historiquement, c’est dans cette période romantique, qu’il faut rechercher le sentiment moderne que dénonce Yves Bonnardel (dans l’article déjà cité plus haut) : « Ceux-là sont la voix d’une religiosité qui se distingue des religions traditionnelles en ce qu’elle est parfaitement en phase avec la société moderne : une religiosité individuelle mais commune, commune mais non collective. Une mystique diffuse, qu’élaborent les individus atomisés, et qu’ils ne célèbrent le plus souvent qu’individuellement, dans le secret de leur esprit – en toute laïcité ». Le romantisme essaye de revenir à l’état d’avant la scission entre l’homme et la Nature, et l’art, la poésie, la peinture, la philosophie, en un mot, la culture, ont un rôle à jouer pour re-solidariser l’homme avec la Nature. Cette « mystique diffuse » telle qu’elle est décrite par  Yves Bonnardel  doit beaucoup à cette influence culturelle du romantisme.

Historiquement, il n’est pas inintéressant de noter que cet avènement du romantisme dans la culture occidentale coïncide avec l’émergence de la révolution industrielle. C’est quand le lien avec la Nature a commencé à s’amenuiser du fait des machines et des usines que les penseurs occidentaux ont réinterrogé ce lien avec la Nature. La Nature perdait son évidence du fait des progrès de la science et de l’industrialisation, d’où cette résistance qui pouvait prendre la forme d’une « mystique diffuse » de la Nature. Schelling avait d’ailleurs inversé la célèbre formule de Spinoza : « Deus sive natura » (Dieu, c’est-à-dire la Nature) en : la Nature, c’est-à-dire Dieu. Contre Kant qui se défiait de « l’apparente toute-puissance de la nature », Schelling réinstaure la Nature comme un Absolu et comme un Sujet avec lequel l’homme peut s’entretenir. Bien sûr, Schelling n’était fantaisiste au point de discuter avec les arbres, mais une personne sensible plongée dans la contemplation artistique peut entretenir une relation intuitive avec la Nature, avoir le sentiment que la Nature lui communique quelque chose, non pas avec des mots ou des messages rationnels, mais au travers d’un inconscient qui s’exprime à travers des signes subtils et qui indique une finalité.

Lire la suite: 5ème partie






1ère partie - 2ème partie - 3ème partie - 4ème partie - 5ème partie - 6ème partie - 7ème partie 







[1] Voir à ce sujet le livre de Pierre Hadot, « Le voile d’Isis », éd. Gallimard, Paris, 2004, (sous-titré : Essai sur l’histoire de l’idée de Nature) où Pierre Hadot montre les ambiguïtés du sens de la formule héraclitéenne « la Nature aime à se cacher » et sa pérennité dans son pouvoir d’inspiration  au sein de l’Histoire de la philosophie occidentale.
[2] Schiller, « Poèmes philosophiques », traduction de R. d’Harcourt, cité  dans Pierre Hadot, « Le voile d’Isis », Gallimard, Paris, 2004, p. 96. 
[3] Emmanuel Kant, « Critique de la Faculté de Juger », 1ère partie, Livre II : Analytique du Sublime, B §28, Gallimard/Folio, Paris, 1985, p. 203. 

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